La gazette du Salon du livre et de la presse, dimanche
Memoire théorique Céline Bilardo Légitimité des journalistes musicaux
1.
La
légitimité
des
journalistes
musicaux
face
au
web
2.0
et
aux
récentes
transformations
de
la
presse
écrite
:
Perspectives
de
la
profession
sous
l’angle
suisse
romand
Mémoire
de
master
présenté
en
vue
de
l’obtention
du
Master
of
Arts
en
Journalisme
par
Céline
Bilardo
Supervisé
par
Monsieur
Christophe
Passer
Neuchâtel,
août
2014
2. 1
REMERCIEMENTS
Ce
mémoire
de
recherche
n’aurait
pas
abouti
sans
le
soutien
de
plusieurs
personnes
que
j’aimerais
remercier
ici
nommément
:
Madame
Valérie
Gorin,
qui
a
montré
un
premier
intérêt
et
jeté
un
regard
critique
mais
positif
sur
mon
projet
et
a
donc
su
donner
un
premier
élan
à
mes
recherches
et
réflexions
sur
le
sujet.
Monsieur
Christophe
Passer,
le
superviseur
de
ce
mémoire,
qui
a
su
répondre
à
mes
sollicitations
pour
les
étapes
essentielles
au
bon
avancement
de
mon
travail.
Je
le
remercie
également
pour
la
confiance
qu’il
a
su
porter
à
mon
égard
jusqu’au
bout.
Madame
Annik
Dubied,
directrice
du
Master
of
Arts
en
journalisme
et
communication
de
Neuchâtel,
pour
m’avoir
suivie
avec
intérêt
tout
le
long
de
cet
exercice
de
longue
haleine.
Monsieur
Nicolas
Pulfer,
pour
sa
relecture
bienveillante
et
pointilleuse.
Mes
parents,
ma
sœur
et
mon
amoureux
pour
leur
patience
à
toute
épreuve
lors
de
ces
nombreux
mois
studieux,
ébranlés
par
quelques
baisses
de
régime
et
des
doutes.
Enfin
toutes
les
personnes
qui,
de
près
ou
de
loin,
sans
le
savoir
peut-‐être,
ont
apporté
leur
pierre
à
l’édifice
et
ont
su
m’encourager.
3. 2
«
Etre
le
premier
à
découvrir
la
prochaine
sensation,
le
groupe
qui
va
tout
changer
est
évidemment
excitant,
mais
le
job
du
critique
musical
aujourd’hui
est
plutôt
de
mettre
en
perspective,
de
prendre
du
recul
par
rapport
à
la
masse
de
nouveautés
qui
émergent
en
flux
continu.»
Simon
Reynolds*
*Simon
Reynolds,
cité
in
Mounir,
R.
(2014,
4
mai).
Du
bruit
dans
la
tête.
Le
Courrier,
p.21.
4. 3
TABLE
DES
MATIERES
1
INTRODUCTION
............................................................................................................
4
1.1
Problématique
..................................................................................................................
4
1.2
La
question
de
recherche
...................................................................................................
5
1.3
Pistes
de
recherche
............................................................................................................
6
1.4
Délimitation
du
sujet
.........................................................................................................
7
2
PREMIERE
PARTIE
:
quelles
réponses
à
travers
la
littérature?
.......................................
9
2.1
Le
journalisme
musical
:
un
tournant
marqué
....................................................................
9
2.1.1
Le
journalisme
musical
(rock)
:
une
autre
signification
...................................................
10
2.1.2
La
figure
du
journaliste
musical
:
de
star
à
inconnu?
......................................................
13
2.2
Le
journaliste
musical
face
au
web
2.0
.............................................................................
15
2.2.1
Une
vraie
concurrence
de
l’amateur?
.............................................................................
16
2.2.2
Un
nouveau
rapport
à
la
découverte
et
à
l’information
musicale
...................................
17
2.2.3
Le
journaliste
musical
remplacé
par
les
algorithmes
de
recommandation?
...................
18
2.2.4
Une
rhétorique
de
crise
à
dépasser
.................................................................................
19
2.3
Le
journaliste
musical
face
aux
transformations
et
restructurations
récentes
de
la
presse
écrite
en
Suisse
romande
..........................................................................................................
21
2.3.1
Une
crise
générale
des
titres
papiers
..............................................................................
22
2.3.2
Exemples
choisis
pour
la
Suisse
romande
.......................................................................
23
3
DEUXIEME
PARTIE
:
qu’en
disent
les
journalistes
musicaux
romands?
........................
27
3.1
Les
journalistes
musicaux
en
Suisse
romande
:
méthodologie
d’enquête
.........................
27
3.1.1
Déroulement
des
entretiens
...........................................................................................
28
3.1.2
Méthodologie
d’analyse
..................................................................................................
29
3.2
Les
journalistes
musicaux
en
Suisse
romande
:
regards
croisés
sur
les
changements
et
les
perspectives
de
la
profession
....................................................................................................
29
3.2.1
Une
considération
de
la
profession
sous
tension
............................................................
30
3.2.2
Une
pratique
quotidienne
qui
se
complexifie
.................................................................
36
3.2.3
Des
perspectives
de
la
profession
en
demi-‐teinte
...........................................................
40
4
Conclusion
..................................................................................................................
46
5
Bibliographie
..............................................................................................................
49
6
Annexes
......................................................................................................................
56
5. 4
1 INTRODUCTION
Au
mois
de
mai
2013,
le
magazine
musical
franco-‐suisse
Vibrations
publiait
son
154ème
et
dernier
numéro
:
la
fin
d’une
aventure
qui
aura
duré
vingt-‐deux
ans
pour
une
rédaction
de
journalistes
couvrant
l’univers
musical
des
musiques
du
monde,
du
jazz
et
des
musiques
actuelles.
La
nouvelle
avait
soulevé
une
vague
de
témoignages,
tant
dans
les
médias
suisses
(RTS
Radio,
Le
Temps
notamment)
que
francophones
(Libération,
Arrêt
sur
images)
et
révélait
le
déclin
général
de
la
presse
musicale
de
ces
dix
dernières
années.
Elle
a
également
été
l’événement
qui
m’a
amenée
à
m’intéresser
à
l’état
du
journalisme
musical
et
plus
particulièrement
à
l’importance
accordée
aujourd’hui
aux
journalistes
musicaux
dans
la
presse
écrite.
De
plus,
cet
objet
de
recherche
me
semblait
également
bien
répondre
aux
exigences
du
Master
en
journalisme
et
communication
de
Neuchâtel
(MAJ),
dont
le
travail
final
se
doit
de
traiter
une
problématique
liée
aux
questionnements
des
Journalism
Studies.
1.1 Problématique
Dans
un
contexte
socio-‐économique
fragile
du
marché
de
la
presse,
notamment
en
Suisse
romande
mais
également
à
l’international,
les
pages
dédiées
à
la
culture
et
surtout
à
la
musique
se
réduisent
dans
les
titres
de
presse
généraliste
(Etat
des
lieux
du
journalisme
culturel
suisse,
2011).
En
Suisse
romande,
deux
exemples
parmi
d’autres
en
attestent
:
le
quotidien
Le
Temps
a
par
exemple
décidé
d’y
dédier
plutôt
un
cahier
séparé,
publié
le
samedi
et
de
ne
plus
couvrir
les
musiques
dites
«actuelles»
dans
son
édition
quotidienne
(Mounir,
2013,
1er
février).
Le
journal
24Heures
a
également
vu
ses
pages
dédiées
à
l’actualité
culturelle
et
musicale
fondre
dans
une
double
page
nouvellement
intitulée
«Culture
et
Société»
en
2012.
Cette
situation
est
d’autant
plus
surprenante
que
les
lieux
culturels
et
événements
dédiés
aux
musiques
actuelles
foisonnent
en
Suisse
romande
:
le
Montreux
Jazz
Festival,
le
Paléo
Festival
de
Nyon
sont
deux
événements
musicaux
qui
jouissent
d’une
renommée
internationale
et
Les
Docks
ou
le
Romandie
à
Lausanne,
Fri-‐son
à
Fribourg,
la
Case
à
Chocs
à
Neuchâtel
sont
quelques-‐unes
des
salles
romandes
programmant
des
groupes
de
musiques
actuelles.
Comment
les
journalistes
musicaux
se
positionnent-‐ils
face
à
cette
paupérisation
du
traitement
de
la
musique
en
presse
écrite?
Comment
expliquent-‐ils
cette
situation
en
presse
généraliste
(dans
le
cas
de
la
Suisse
romande)?
Est-‐ce
que,
plus
que
pour
des
raisons
socio-‐
6. 5
économiques
et
de
restructurations
de
la
presse,
la
prise
d’importance
du
web
et
du
web
2.0
plus
particulièrement,
qui
voit
ses
publics
devenir
eux-‐mêmes
acteurs
de
l’information
(Scherer,
2011),
serait
une
autre
ou
la
cause
de
cette
perte
de
légitimité
des
journalistes
musicaux
pour
parler
de
musique?
Jouent-‐ils
un
même
rôle
qu’auparavant
:
celui
de
consumers’
guide
(Fenster,
2002),
de
prescripteur
ou
encore,
de
«
consécration
»
(Bourdieu,
cité
par
Neveu,
2013,
p.
88)
ou
doivent-‐ils
redéfinir
leurs
rôles?
Ce
sont
quelques
questions
auxquelles
ce
travail
tente
de
répondre.
Ce
mémoire
ne
prétend
pas
être
exhaustif
:
il
espère
prolonger,
à
son
échelle,
les
rares
sources
académiques
qui
traitent
du
sujet
(constat
appuyé
par
Jones,
2002),
en
questionnant
la
légitimité
et
le
rôle
que
peut
exercer
un
journaliste
musical
aujourd’hui.
Il
veut
montrer
comment
s’est
opéré
et
s’opère
le
déclin
de
son
importance
dans
l’environnement
actuel
en
constante
transformation,
et
de
la
presse
écrite
et
de
la
consommation
de
l’information
par
le
public,
en
investiguant
et
argumentant
deux
pistes
:
premièrement
la
prise
d’importance
du
web
2.0
et
deuxièmement
les
récentes
transformations-‐restructurations
de
la
presse
écrite.
Les
références
qui
ont
nourri
ma
réflexion
portent
principalement
sur
les
pays
anglophones
:
l’intérêt
de
ce
travail
est
alors
également
de
confronter
ces
«
théories
»
plutôt
générales
et
exposées
dans
le
premier
chapitre
de
ce
mémoire
à
la
réalité
de
l’espace
francophone,
la
Suisse
romande
plus
spécifiquement,
et
à
son
évolution,
discutée
en
seconde
partie
de
recherche.
1.2 La
question
de
recherche
Voici
la
question
de
recherche
principale
qui
guide
la
discussion
présentée
dans
ce
mémoire
:
En
quoi
la
légitimité
du
journaliste
musical
est-‐elle
fragilisée
par
la
prise
d’importance
du
web
2.0
ainsi
que
par
les
transformations
et
restructurations
récentes
de
la
presse
écrite?
Il
est
utile
ici
de
préciser
le
sens
appliqué
au
terme
de
«
légitimité
»
pour
ce
travail
:
bien
que
ce
soit
un
concept
qui
a
été
très
discuté
en
sociologie,
entre
autres
par
trois
auteurs
reconnus
:
Bourdieu,
Habermas
et
Weber,
tous
trois
portant
notamment
leur
attention
sur
une
logique
de
domination
d’un
sujet
sur
un
autre
pour
appuyer
sa
légitimité
(Leimdorfer
et
Tessonneau,
1986),
mon
approche
se
veut
toutefois
plus
modeste.
Plus
que
de
discuter
de
la
7. 6
crédibilité
d’un
journaliste
(et
pour
mon
objet
d’étude,
d’un
journaliste
musical)
il
s’agira
de
discuter
de
la
reconnaissance,
de
l’importance
que
l’on
porte
à
un
journaliste,
à
sa
pratique
et
de
ce
qui
justifie
sa
place
dans
un
titre
de
presse
généraliste.
Deux
auteurs
ont
discuté
de
la
légitimité
dans
le
cadre
précis
du
processus
de
légitimation
des
journalistes,
auxquels
je
me
réfèrerai
ici
pour
soutenir
mon
approche
:
Marc-‐François
Bernier
et
Denis
Ruellan.
Pour
Bernier
(1996),
la
légitimité
d’un
journaliste
«prend
ses
origines
au
sein
du
public»
:
c’est
du
public
qu’un
journaliste
tiendra
ou
non
sa
légitimité,
son
rôle
de
représentant
du
public,
d’intermédiaire,
par
exemple.
Ruellan
(1997)
rejoint
ce
postulat,
en
précisant
cette
notion
de
«rôle
social»
(Ruellan,
1997,
p.86)
que
le
journaliste
joue
pour
ses
lecteurs,
un
rôle
de
guide,
de
conseiller
ou
pour
mon
cas
précis
et
que
j’ai
abordé
plus
haut
déjà,
du
rôle
de
prescripteur
pour
un
journaliste
musical
(ce
point
sera
explicité
dans
le
premier
chapitre
de
ce
travail),
et
appuie
l’importance
de
la
représentation
que
le
lecteur
se
fait
du
métier
et
de
ses
valeurs.
Enfin,
la
légitimité
des
journalistes
musicaux,
par
la
démarche
d’entretiens
suivie
pour
l’élaboration
de
ce
mémoire
de
recherche
(voir
1.4),
se
définira
par
la
perception
seule
des
journalistes
musicaux
telle
qu’ils
l’expriment
eux-‐mêmes,
quelle
importance
ils
pensent
avoir
ou
non
auprès
de
leurs
publics
et
la
justification
de
ce
phénomène.
1.3 Pistes
de
recherche
Voici
les
pistes
de
questionnement
ou
sous
questions
de
recherche
qui
ont
servi
de
fil
rouge
pour
articuler
la
ou
les
réponse(s)
à
ma
problématique
:
• Le
journaliste
musical
a
gagné
une
certaine
légitimité
il
n’y
a
que
quelques
décennies
(Inglis,
2010
;
McLeese,
2010).
Quelle
place
lui
accorde-‐t-‐on
aujourd’hui
au
sein
de
la
profession
et
de
manière
générale?
• Quel
était
le
rôle
que
l’on
assignait
au
journaliste
musical
face
à
ses
lecteurs?
Qu’est-‐
ce
qui
a
changé
et
pourquoi,
selon
la
propre
perception
des
journalistes?
• Qu’est-‐ce
que
le
web
2.0
a
changé
pour
le
métier
de
journaliste
musical
de
presse
écrite
et
sa
pratique?
• Comment
les
journalistes
perçoivent-‐ils
et
parent-‐ils
aux
changements
structurels
de
la
presse
écrite?
Quelles
sont
les
perspectives
du
métier
en
Suisse
romande?
8. 7
• Si
la
couverture
de
la
musique
perd
de
la
place
dans
les
différents
journaux
de
Suisse
romande,
par
quoi
est-‐elle
remplacée?
Parle-‐t-‐on
d’un
traitement
différent
de
la
musique
et
de
ses
acteurs?
• Comment
les
journalistes
musicaux
de
presse
écrite
pensent-‐ils
devoir
se
réinventer?
• Et
finalement,
aura-‐t-‐on
encore
besoin
de
journalistes
musicaux
dans
dix
ans?
1.4 Délimitation
du
sujet
Dans
le
souci
d’apporter
des
réponses
pertinentes
à
ma
problématique
et
dans
la
volonté
d’apporter
des
éléments
nouveaux
à
la
recherche
scientifique,
j’ai
décidé
de
m’intéresser
au
journalisme
musical
et
aux
journalistes
musicaux
dans
un
espace
délimité
:
j’ai
privilégié
la
Suisse
romande
comme
champ
géographique
d’étude
pour
en
dresser
la
situation
propre.
J’ai
ainsi
conduit
une
démarche
scientifique
d’entretiens
semi-‐directifs
avec
des
journalistes
musicaux
suisses
romands
(voir
3.1,
méthodologie
d’enquête).
Ce,
pour
rendre
compte
de
leur
propre
expérience
pratique
du
métier
et
de
sa
transformation
pratique
et
idéologique
dans
ce
berceau
particulier
de
la
région,
et
ainsi
traiter
mon
sujet
sous
l’angle
des
professionnels
eux-‐mêmes,
leur
vision
et
réflexion
sur
leurs
pratiques
et
sur
les
perspectives
de
leur
profession,
dans
un
univers
proche
de
mon
cadre
d’études.
Par
cette
démarche
scientifique,
il
est
aussi
de
ma
volonté
de
valoriser
et
valider
le
statut
de
la
parole
récoltée
dans
un
cadre
formel,
précis
et
rigoureux.
Enfin,
j’ai
également
pris
la
décision
de
limiter
mon
champ
d’enquête
et
d’étude
à
des
journalistes
musicaux
spécialisés
dans
la
musique
dite
actuelle
(rock,
pop,
électro,
…1
)
et
non
dans
la
musique
dite
«classique»
:
les
sources
récoltées
et
sélectionnées
portent
particulièrement
sur
les
musiques
dites
actuelles
et
il
n’est
pas
possible
d’attribuer
un
même
discours
au
classique,
musique
dite
«cultivée»
ou
«savante»
qui
jouit
d’une
tradition
qui
lui
est
propre.
Ce
mémoire
de
recherche
est
divisé
en
deux
parties
:
la
première
établit
les
réponses
à
la
problématique
au
travers
d’abord
de
la
littérature
en
abordant
trois
articulations
clés
de
1
Pour
reprendre
la
définition
d’
Horner
(2013,
p.13),
«
les
typologies
regroupant
les
musiques
actuelles
[sont]
le
rock,
pop,
rap
ou
hip
hop,
chanson,
musiques
électroniques,
world
music
dont
reggae
et
ska,
etc.
On
recourt
à
la
dénomination
des
musiques
actuelles
par
opposition
aux
musiques
classiques
et
musiques
populaires
traditionnelles
(folklores,
fanfares,
chorales).»
Dans
le
monde
anglo-‐saxon,
l’appellation
qui
s’y
réfère
est
‘pop(ular)
music’
(traduit
dans
cette
recherche
par
«
musiques
populaires
»).
Dans
ce
travail,
je
ne
distingue
pas
‘popular
music
journalism’
de
‘popular
music
criticism’
et
le
‘rock/pop
critic’,
‘rock/pop
journalist’,
‘rock/pop
writer’
sont
tous
considérés
comme
des
journalistes
musicaux,
les
frontières
restant
floues
dans
tous
les
écrits
sur
le
sujet.
9. 8
discussion
:
est
exposée
dans
un
premier
temps
la
situation
passée
et
la
prise
d’importance
du
journalisme
musical
et
des
journalistes
musicaux
dans
la
presse
(chapitre
2.1),
dans
un
deuxième
temps
sont
discutés
les
enjeux
de
l’émergence
du
web
2.0
(chapitre
2.2)
pour
les
journalistes
musicaux,
et
sont
explorés
dans
un
troisième
temps
(chapitre
2.3)
les
effets
engendrés
par
la
restructuration
récente
de
la
presse
écrite
avec
une
attention
particulière
à
la
Suisse
romande,
afin
d’
introduire
déjà
la
seconde
partie
de
la
recherche
qui
ne
se
réfère
qu’au
champ
spécifique
du
bassin
romand,
pour
répondre
plus
précisément
à
la
problématique
et
dresser
les
enjeux
présentés
en
première
partie
;
d’abord
sur
la
représentation
des
journalistes
musicaux
en
Suisse
romande
(chapitre
3.2.1),
puis
sur
leurs
pratiques
quotidiennes
(chapitre
3.2.2)
et
enfin
explorer
les
perspectives
pour
la
profession
dans
la
région
(chapitre
3.2.3).
Nota
Bene
1.
Toutes
les
citations
d’auteurs
anglophones
ont
été
reproduites
dans
ce
travail
dans
leur
version
originale.
Les
traductions
personnelles
n’ont
été
privilégiées
quand
dans
le
cas
où
leur
compréhension
pouvait
s’avérer
difficile
pour
le
lecteur.
2.
Les
citations
tirées
d’entretiens
personnels
sont
distinguées
des
citations
de
sources
scientifiques
par
des
«
»
et
une
police
en
italique.
10. 9
2 PREMIERE
PARTIE
:
quelles
réponses
à
travers
la
littérature?
Comme
l’indique
Steve
Jones
dans
l’introduction
de
son
ouvrage
Pop
music
and
the
press
en
2002,
peu
d’ouvrages
et
de
revues
académiques
abordent
de
manière
critique
le
journalisme
musical,
au
delà
d’une
approche
historique
de
l’émergence
du
rock
dès
les
années
1960
et
du
récit
chronologique
de
l’apparition
des
magazines
musicaux
pour
les
musiques
actuelles.
Huit
ans
plus
tard,
Ian
Inglis
(2010a)
exprime
un
même
constat
mais
relève
«an
enormous,
and
active,
interest
in
this
area»
(Inglis,
2010a,
p.
431).
En
plus
des
quelques
sources
scientifiques
que
nous
avons
récoltées
et
examinées
pour
notre
recherche
particulière,
la
littérature
grise,
un
peu
plus
dense,
sera
ici
prise
tout
autant
en
considération
de
manière
critique
pour
comprendre
le
phénomène
étudié
dans
ce
travail.
L’objectif
de
cette
première
partie
est
de
présenter
les
apports
théoriques,
relevés
dans
une
littérature
qui
se
veut
interdisciplinaire
:
pour
pouvoir
répondre
à
notre
problématique
d’abord
au
travers
de
la
littérature
qui
nous
précède,
nous
prenons
appui
premièrement
sur
des
écrits
et
des
notions
développées
en
Cultural
Studies,
Popular
music
Studies
et
Journalism
Studies.
Aucune
autre
recherche,
et
c’est
là
sûrement
tout
l’intérêt
de
ce
mémoire,
n’en
dessine
tous
les
éléments
qui,
pour
nous,
nourrissent
les
étapes
essentielles
de
réflexion
dont
le
lecteur
a
besoin
pour
la
bonne
compréhension
de
l’analyse
des
paroles
des
journalistes
rencontrés,
présentée
en
deuxième
partie
de
ce
travail.
2.1
Le
journalisme
musical
:
un
tournant
marqué
«The
nature
and
relationship
between
popular
music
and
journalism
stands
at
a
critical
point.»
L’auteur
et
professeur
Ian
Inglis
explicite
en
ces
termes
les
raisons
de
la
rédaction
du
numéro
33
de
la
revue
Popular
Music
and
Society
(Inglis,
2010a,
p.431)
dédiée
au
journalisme
musical,
à
la
fin
de
l’année
2010.
Le
journalisme
musical
a
atteint
un
point
critique
:
il
est
situé
au
carrefour
de
plusieurs
crises,
celle
de
l’industrie
musicale,
qui
ne
sera
qu’évoquée
dans
ce
travail2
,
et
celle
de
la
presse.
Toutes
deux
dénotent
un
changement
de
la
consommation,
de
l’information
et
de
la
musique
dont
le
journalisme
musical
subit
directement
les
conséquences
:
les
articles
de
presse
sont
nombreux
à
évoquer
un
«chant
du
cygne»
(Fanen
&
Hanne,
2013,
9
juillet),
un
«requiem»
(Le
Goff,
2012,
21
juin)
du
journalisme
musical
dès
les
années
2000
avec
le
déclin,
la
diversification
et
la
paupérisation
2
L’étude
de
la
crise
de
l’industrie
de
la
musique
et
du
disque
et
de
ses
conséquences
sur
la
légitimité
des
journalistes
musicaux
ne
fait
pas
l’objet
de
ce
mémoire.
Quelques
éléments
seront
néanmoins
apportés
dans
un
lien
avec
le
développement
du
web
2.0
(voir
chapitre
2.2).
11. 10
du
traitement
de
la
musique
dans
les
pages
culturelles
des
grands
médias
ou
encore
le
dépôt
de
bilan
de
plusieurs
magazines
musicaux
réputés
sur
la
scène
internationale.
En
Angleterre
par
exemple,
le
magazine
historique
Melody
Maker
a
cessé
sa
publication
en
2000
(Shuker,
2013)
et
son
concurrent
direct,
le
New
Musical
Express
(NME),
montrait
en
2001
une
diffusion
de
70'000
exemplaires
contre
230’000
dans
les
années
1960
(Sturges,
2002,
3
février).
Aux
Etats-‐Unis,
le
magazine
américain
Rolling
Stone,
tel
les
Inrockuptibles
en
France,
a
même
été
jusqu’à
changer
de
modèle
éditorial
et
«a
fondu
ses
pages
musicales
dans
un
magazine
orienté
société
et
politique»
(Fanen
&
Hanne,
2013,
9
juillet,
p.38).
2.1.1 Le
journalisme
musical
(rock)
:
une
autre
signification
Comment
expliquer
ce
déclin
des
publications
spécialisées
en
musique?
Mais
surtout
le
déclin
de
l’intérêt
pour
la
musique
et
pour
ceux
qui
en
rendent
compte
–
les
journalistes
musicaux?
Les
différents
auteurs
qui
ont
étudié
quelques
pistes
à
ce
sujet
et
dont
nous
allons
discuter
dans
ce
chapitre,
décrivent
tous
un
âge
d’or
d’un
journalisme
musical
qui,
auparavant,
faisait
sens
et
dont
la
consommation
n’avait
pas
la
même
valeur
pour
les
lecteurs
:
ainsi
Sturges
(2002,
3
février,
para.1)
dans
un
article
rédigé
pour
The
Guardian,
estime
que
«reading
about
pop
used
to
be
as
significant
as
consuming
it».
Ils
n’évoquent
les
changements
structurels
de
la
presse
auxquels
le
journalisme
musical
doit
se
confronter
aujourd’hui
que
de
manière
succincte.
La
musique
et
sa
consommation
s’ancraient
alors
dans
une
culture
particulière,
où
la
musique
était
encore
mystérieuse
pour
le
lecteur
qui
n’y
avait
accès
qu’à
travers
le
journaliste
musical,
alors
privilégié 3
(MacLeese,
2010
;
Sturges,
2002).
Simon
Frith,
sociologue
et
critique
musical
reconnu
pour
ses
études
en
sociologie
du
rock,
attache
une
signification
plus
forte
encore
au
travail
effectué
par
le
journaliste
musical
d’alors
:
«The
newspaper
rock
critic,
at
least,
was
an
intermediary
between
a
musical
or
subcultural
world
and
a
general
readership»
(Frith,
2002,
p.243).
Pour
comprendre
ce
premier
argument
avancé,
entre
autres,
par
les
académiciens
mais
dont
l’importance
sera
également
soulignée
pour
le
champ
de
la
Suisse
romande
dans
la
seconde
partie
de
ce
mémoire
de
recherche,
il
nous
faut
nous
tourner
vers
les
Cultural
Studies
et
expliciter
la
notion
de
subcultures
3
Le
journaliste
musical
accédait
en
primeur
aux
dernières
sorties
musicales
par
l’intermédiaire
des
maisons
de
disque
(McLeese,
2010).
12. 11
empruntée
par
Frith
(2002),
qui
a
contribué
à
la
légitimation
du
journalisme
musical
dès
le
milieu
des
années
1970.4
2.1.1.1 Les
musiques
populaires
pour
identification
Les
Cultural
Studies
sont
«un
courant
de
recherche
britannique
portant
sur
une
approche
de
la
culture
des
groupes
sociaux»
(Ferrand,
2012,
para.1).
L’article
de
Ferrand
(2012)
sera
par
ailleurs
intéressant
pour
le
lecteur
qui
désire
connaître
le
développement
de
ses
différents
courants.
En
ce
qui
concerne
l’objet
de
notre
discussion,
il
s’agit
de
parler
plus
précisément
de
ce
qui
a
été
dit
dans
les
Cultural
Studies
sur
les
cultures
juvéniles,
ou
subcultures
jeunes
«qui
sont
généralement
des
subcultures
musicales»
(Thornton,
1995,
cité
par
Muggleton
2002,
p.
242)
telles
que
le
rock,
la
pop,
le
punk,
ou
encore
le
mouvement
hippie
et
que
le
Centre
for
Contemporary
Studies
de
Burmingham
(CCCS),
lieu
central
du
développement
des
Cultural
Studies,
a
étudié
de
1964
à
1980
(Ferrand,
2012).
Ce
courant
d’étude
est
d’autant
plus
important
à
évoquer
et
prendre
en
compte
ici,
en
ce
qu’il
défend
«une
prise
au
sérieux
d’expressions
issues
de
classes
d’âge
et
articulées
à
des
biens
culturels,
en
tout
premier
lieu
la
musique,
plus
largement
les
biens
de
consommation»
(Glevarec,
2008,
p.61).
Soit
une
prise
«
au
sérieux
»
de
ces
cultures
juvéniles
et
des
biens
des
cultures
populaires
qui
pouvaient
être
considérés
comme
produits
culturels
«pauvres»
ou
de
divertissement
(et
donc
d’intérêt
négligeable)
dans
d’autres
domaines
d’études,
comme
en
France
(Glevarec,
Macé
et
Maigret,
2008,
p.9).
Dans
l’approche
des
Cultural
Studies,
ce
sont
donc
les
subcultures
qui
incarnaient
ces
cultures
juvéniles.
Et
dans
un
contexte
socioéconomique
de
crise
en
Angleterre,
«caractérisé
par
la
montée
du
chômage,
une
tertiarisation
de
la
société
britannique
et
l’influence
de
plus
en
plus
forte
de
la
culture
de
masse
»
(Mignon
cité
par
Ferrand,
2012,
para.13),
elles
représentaient
des
groupes
sociaux
qui
se
démarquaient
par
un
style,
un
mode
de
vie,
une
attitude
d’opposition
et
de
résistance
(face
aux
parents
et
à
la
culture
dominante).
Et
la
musique,
les
genres
musicaux,
accompagnaient
le
quotidien
de
ces
mouvements
«
jeunes
»
des
années
1960-‐70
(Hebdige,
1979
;
Frith,
1981).
C’est
à
travers
la
musique
que
les
jeunes
exprimaient
ainsi
une
idéologie
et
une
identité
(Glevarec,
2008)
:
les
subcultures
s’appropriaient
la
musique
et
en
ont
rendu
la
4
Bien
que
les
exemples
présentés
dans
ce
chapitre
fassent
référence
au
monde
anglo-‐saxon,
leur
portée
et
la
tradition
anglo-‐saxonne
ont
été
soulignées
plusieurs
fois
par
nos
interlocuteurs
romands
comme
une
inspiration
en
terres
helvétiques.
13. 12
consommation
signifiante,
revendicatrice.
Selon
D.
Laughey
(cité
par
Ferrand,
2012,
para.16),
«elle
est
envisagée
comme
l’expression
politique
de
la
résistance
sous-‐culturelle».
On
parlera
aussi
d’expression
d’une
contre-‐culture
(Shuker,
2013).
Les
musiques
actuelles,
dites
populaires,
et
le
rock
plus
particulièrement
à
cette
époque-‐là,
sont
alors
devenus
«des
objets
sociologiques
à
part
entière»
(Ferrand,
2012).
2.1.1.2 Prise
de
légitimité
du
journalisme
musical
et
des
journalistes
musicaux
À
travers
cette
prise
d’importance
des
mouvements
sociaux
et
par
association,
de
la
prise
au
sérieux
des
genres
musicaux
populaires
qui
participaient
de
ces
mouvements,
c’est
à
cette
période
que
les
fanzines5
sont
nés,
que
la
presse
musicale
a
pris
une
certaine
importance
et
que
même
les
journaux
généralistes
ont
intégré
le
traitement
de
la
musique
dans
leurs
pages.
En
prenant
l’exemple
des
Beatles,
en
1963,
et
le
constat
est
valable
pour
toutes
les
formes
de
musiques
populaires,
ou
actuelles,
Inglis
(2010b)
explique
:
«The
decision
taken
by
the
British
press
played
a
crucial
role
in
shaping
the
early
popularity
of
the
Beatles,
and
also
helped
to
establish
a
journalistic
approach
through
which
popular
music
became
a
legitimate
and
lucrative
topic
for
newspapers
in
the
UK.»
(Inglis,
2010b,
p.
549)
En
ces
termes,
la
musique
populaire
devient
alors
un
sujet
légitime
pour
la
presse.
Mais
plus
que
de
porter
un
nouvel
intérêt
pour
la
musique
populaire
seulement,
les
journaux
généralistes
ont
ainsi
porté
une
légitimité,
à
ceux
qui
pouvaient
rendre
compte
de
la
musique
et
de
sa
portée
:
«
[…]
When
rock
was
hitting
a
creative
peak
in
the
mid-‐1960s,
almost
no
newspapers
employed
a
staffer
whose
beat
was
this
music,
and
few
gave
the
music
much
coverage
at
all.
By
the
mid
1970s,
pratically
every
good-‐sized
newspaper
in
the
country
had
a
rock
critic,
and
soon
some
of
the
biggest
papers
had
more
than
one
staffer
devoted
to
popular
music
beat,
routinely
reviewing
albums
and
concerts,
profiling
artists,
and
filing
trend
pieces
for
a
daily
readership.»
(McLeese,
2010,
p.440)
Les
journalistes
musicaux
apparaissent
donc
comme
des
journalistes
spécialisés
au
sein
d’un
journal,
d’une
rubrique
et
acquièrent
un
statut
propre.
Ils
portent
alors
la
responsabilité
de
rendre
compte
de
ces
mouvements
sociaux
reliés
à
la
musique,
de
servir
d’intermédiaire
pour
leur
compréhension
et
analyse
(Levenson,
2009,
15
juillet).
Employés
pour
attirer
5
Les
fanzines
sont
des
magazines
musicaux,
de
faible
diffusion,
rédigés
par
des
passionnés.
De
l’américain
fanzine,
de
fanatic,
amateur
et
magazine,
revue.
(http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/fanzine/32859)
14. 13
également
un
lectorat
jeune
dans
les
années
1980
(McLeese,
2010,
p.440
;
Frith,
2002,
p.239),
ils
participent
à
l’explosion
de
l’industrie
musicale,
à
l’intérêt
que
le
public
y
porte
(par
les
revendications
que
la
musique
peut
exprimer
à
ce
moment-‐là)
et
exercent,
comme
McLeese
le
décrit
ci-‐dessus,
des
fonctions,
allant
du
compte-‐rendu
d’albums,
de
concerts
à
la
découverte
et
à
la
sélection
des
artistes
à
traiter
dans
les
médias.
2.1.2 La
figure
du
journaliste
musical
:
de
star
à
inconnu?
Si
les
différentes
sources
académiques
semblent
appuyer
une
sorte
d’âge
d’or
du
journalisme
musical,
il
est
aussi
question
des
rôles
que
l’on
a
prêté
au
journaliste
musical
dès
sa
prise
au
sérieux
dans
le
milieu
journalistique,
rôles
que
l’on
ne
lui
prête
peut-‐être
plus,
ou
moins,
aujourd’hui
(2.1.2.1)
et
de
sa
notoriété
qui
n’a
plus
la
même
portée
pour
le
journalisme
et
le
lecteur
(2.1.2.2).
Les
hypothèses
articulées
dans
ce
mémoire
pour
en
comprendre
le
pourquoi,
soit
la
prise
d’importance
du
web
2.0
et
les
récentes
transformations
de
la
presse
écrite,
seront
discutées
aux
chapitres
2.2
et
2.3.
2.1.2.1 Les
rôles
du
journaliste
musical
En
premier
lieu,
le
journaliste
musical,
le
critique,
endossait
la
responsabilité
de
faire
vendre
ou
en
tout
cas
d’encourager
l’acte
d’achat
des
disques
des
artistes
qu’il
décidait
de
chroniquer,
critiquer,
ou
présenter
(Frith,
2002).
Selon
Tyb
(2010,
23
janvier,
para.4),
«le
lecteur
accordait
au
critique
un
rôle
de
guide
éclairé»,
de
prescripteur,
qui
allait
le
guider
dans
l’achat,
l’écoute,
le
goût
pour
une
nouvelle
découverte
musicale.
Le
journaliste
musical
ou
critique,
revêtait
alors
le
rôle
d’
«opinion
leader»
ou
de
«gatekeeper
of
taste»
(Shuker,
2013,
p.159).
Frith
(cité
par
Hearsum,
2013)
parle
même
d’une
certaine
influence
que
le
journaliste
musical
opérait
sur
les
lecteurs.
Plus
que
de
guider
le
lecteur,
sa
voix
avait
alors
aussi
valeur
d’expert,
de
médiateur
dont
l’indépendance
(Stratton,
cité
par
Fenster
(2002,
p.83)
utilise
le
terme
de
«perceived
indepedence»)
renforçait
la
confiance
des
lecteurs.
La
force
de
«
catalyseur
»
(«
catalysing
power
»
Reynolds
cité
par
Hearsum,
2010,
p.115)
est
une
seconde
fonction
qui
est
attachée
au
journaliste
musical
dans
la
littérature
et
qui
accentue
l’influence
et
la
légitimité
que
la
profession
peut
ou
pouvait
porter.
En
ce
sens,
le
journaliste
musical
pouvait
décider
de
mettre
un
artiste
au
devant
de
la
scène
et
ainsi
participer
à
en
accélérer
la
carrière.
Jones
et
Featherly
(2002)
donnent
au
magazine
spécialisé
Rolling
Stone
et
Neveu
(2013)
aux
journalistes,
ce
pouvoir
de
consacrer
ou
de
«
consécration
»,
concept
formulé
entre
autres
par
Bourdieu,
cité
in
Neveu
(2013,
p.88)
:
par
15. 14
le
choix
de
parler
de
tel
ou
tel
autre
artiste,
une
fois,
plusieurs
fois,
d’en
formuler
une
critique
positive
ou
négative,
les
journalistes
tiennent
un
rôle
de
promotion
(mais
distinct
de
la
publicité
en
ce
que
le
journaliste
fait
un
choix
personnel)
et
de
convaincre
le
lecteur
de
l’importance
de
l’œuvre,
de
l’artiste
ou
album
et
ainsi
de
participer
à
son
succès
et
à
sa
médiatisation
(Béra,
2003).
Enfin,
point
important
invoqué
par
plusieurs
auteurs
et
qui
mènera
au
dernier
point
de
discussion
de
ce
premier
chapitre
:
si
le
journaliste
musical
d’une
part
pouvait
exprimer
ses
goûts,
dire
que
tel
ou
telle
artiste
qu’il
a
découvert
et
décidé
de
révéler
était
une
référence
à
suivre,
et
d’autre
part
que
les
journaux
l’engageaient
essentiellement
pour
exercer
cette
fonction,
Sturges
(2002,
3
février,
para.3)
affirme
:
«it
was
a
time
when
readers
looked
to
individual
writers
to
shape
their
opinions.
Who
was
writing
was
almost
as
important
as
who
was
being
written
about.»
Le
journaliste
musical
existait
et
était
lu
alors
en
et
pour
son
nom.
2.1.2.2 La
voix
du
journaliste
musical
:
le
je
devenu
nous
Lester
Bangs,
Greil
Marcus,
Robert
Christgau
aux
Etats-‐Unis
;
Jon
Savage,
Nick
Kent
ou
encore
Simon
Reynolds
en
Angleterre
:
ce
sont
tous
des
journalistes
musicaux
cités
dans
la
littérature
traitant
du
journalisme
musical
et
de
ses
grandes
figures.
Shuker
(2013,
p.148)
avance
que
les
journalistes
musicaux
ont
même
acquis
un
statut
de
star
(«star
status
»)
porté
par
la
tendance
du
New
Journalism,
ce
que
Forde
(2001)
défend
également
et
analyse
dans
son
article
«From
polyglottism
to
branding
:
on
the
decline
of
personality
journalism
in
the
British
music
press».
L’aspect
le
plus
intéressant
de
son
travail
pour
notre
discussion
porte
sur
la
notion
de
«polyglottism»
et
de
«personality
journalism»
:
le
courant
du
New
Journalism
des
années
1970
a
permis
aux
journalistes
de
s’exprimer
dans
un
style
plus
littéraire,
de
pratiquer
et
de
rapporter
une
expérience
d’immersion
(Neveu,
2013)
et
pour
Forde
(2001)
un
style
plus
personnel.
Ainsi,
pour
les
critiques
musicaux,
leurs
critiques
étaient
plus
virulentes,
leur
opinion
plus
assumée
et
chaque
journaliste
exprimait
un
avis,
d’où
le
terme
de
polyglottisme
utilisé
par
Forde
(2001)
:
littéralement
‘plusieurs
voix’
distinctes
étaient
présentes
entre
les
différentes
publications
qui
intégraient
le
traitement
de
la
musique
dans
leurs
pages.
Cette
autonomie
d’opinion,
cette
liberté
de
ton,
relève
Forde
(2001,
p.24),
faisait
que
ces
16. 15
différentes
voix
«scrambled
for
attention
and
domination»6
:
elle
imposait
le
journaliste
musical
professionnel
comme
un
personnage
influent,
dont
la
connaissance
et
l’opinion
dominaient
celles
de
possibles
amateurs.
Forde
(2001)
et
Harris
(2009,
27
juin)
déplorent
tous
deux
la
disparition
de
cet
attrait
pour
l’opinion
personnelle
des
journalistes
musicaux
au
profit
d’une
certaine
neutralité,
d’un
«nous»
plus
consensuel
dans
la
presse
actuelle
;
une
situation
que
Hearsum
(2010)
observe
dès
les
années
2000
et
que
les
journalistes
romands,
nous
le
verrons,
déplorent
eux
aussi.
Mais
qu’est-‐ce
qui
a
pu
pousser
à
une
réévaluation
du
rôle
du
journaliste
musical
et
faire
décroître
l’importance
de
son
opinion,
de
sa
place
d’expert
du
monde
de
la
musique?
Sur
la
base
de
ce
premier
chapitre
démontrant
la
teneur
du
journalisme
musical
et
des
journalistes
musicaux
tel
qu’il
est
présenté
dans
la
littérature,
le
chapitre
suivant
discute
de
la
première
cause
possible,
selon
nous,
de
cette
réévaluation
de
l’importance,
et
du
journalisme
musical,
et
du
journaliste
musical
dans
la
presse
écrite
d’aujourd’hui
:
internet
et
le
web
2.0
plus
spécifiquement.
2.2 Le
journaliste
musical
face
au
web
2.0
Le
développement
de
nouvelles
plateformes
participatives
à
l’ère
numérique,
des
médias
sociaux
tels
que
Facebook
créé
en
2004,
Twitter
en
2006,
des
services
de
streaming
comme
Youtube,
lancé
en
2005
et
Spotify
en
2006
a
transformé
la
relation
du
public
aux
informations
et
informations
musicales.
Il
lui
a
permis
d’accéder
à
toujours
plus
d’informations,
de
produire,
de
publier
et
de
partager,
seul,
du
contenu
et
des
commentaires
dans
un
espace
public
qui
n’est
plus
confiné
au
seul
expert,
au
journaliste,
mais
qui
se
veut
bien
plus
démocratique
(Cardon,
2010).
Face
à
cette
ère
dite
«
participative
ou
collaborative
»
du
web
2.0,
nous
avons
observé
que
le
journaliste
et
le
journaliste
musical
de
presse
écrite
redoutent
une
«dissolution
de
sa
légitimité
dans
le
grand
vacarme
numérique»
(Scherer,
2011,
p.13).
Selon
Shuker
(2013),
le
web
2.0
participe
à
une
démocratisation
du
journalisme
musical
:
le
nombre
croissant
de
blogs
et
webzines,
dont
le
plus
connu
et
influent
dans
le
monde
de
la
musique
actuelle
Pitchfork7
,
atteste
de
la
participation
active
des
amateurs
dans
le
discours
6
Parce
que
le
vocabulaire
n’est
pas
courant
ici
:
«
se
bousculaient
pour
gagner
en…
»
Trad.
personnelle.
7
Pitchfork
est
un
site
musical
américain
créé
en
1995
et
qui
propose
en
plus
d’un
contenu
quotidien,
beaucoup
de
chroniques,
appuyées
d’une
évaluation
notée
de
1
à
10.
Réputé
pour
ses
critiques
sévères.
Le
site
indépendant
s’est
professionnalisé
dès
les
années
2000
et
est
devenu
aujourd’hui
une
marque,
produisant
17. 16
de
la
critique
musicale.
Et
cette
activité
pourrait
rendre
plusieurs
fonctions
traditionnelles
du
journaliste
musical
redondantes
(Inglis,
2010a).
Nous
questionnons
ici
ces
changements
et
dressons
aussi
les
limites
d’une
possible
«rhétorique
de
crise»
de
légitimité
exprimées
par
les
journalistes
musicaux
(Le
Cam,
Perreira
&
Ruellan,
2014,
p.9)
:
nous
observons
que
la
légitimité
du
journaliste
musical,
plutôt
que
seulement
fragilisée,
est
transformée,
obligeant
le
professionnel
à
se
réaffirmer
et
à
se
redéfinir.
2.2.1 Une
vraie
concurrence
de
l’amateur?
À
l’instar
de
plusieurs
journalistes
musicaux
de
presse
écrite
qui
se
sont
exprimés
ces
dernières
années
sur
l’avenir
de
leur
profession8
,
le
journaliste
Jacob
Levenson
impute
à
l’émergence
d’internet
et
par
delà,
à
la
participation
critique
des
internautes
rendue
possible
par
cette
nouvelle
technologie
et
le
web
2.0,
une
menace
pour
la
profession
:
How
should
journalists
illuminate
the
zeitgeist
at
a
moment
when
dominant
culture
narrative
is
that
there
is
no
dominant
cultural
narrative?
Do
critics
have
any
special
license
to
serve
as
pop
music’s
cultural
interlocutors
when
anyone
with
an
internet
connection
can
attempt
to
do
the
same
things?
In
other
words:
if
anyone
can
make
pop
music
and
anyone
can
be
a
pop-‐music
critic,
do
we
really
need
professional
critics
to
tell
us
what
it
all
means?
(Levenson,
2009,
15
juillet,
para.9)
Le
journaliste
américain
impute
à
l’émergence
d’internet
une
disparition
de
la
nécessité
du
journaliste
musical
professionnel
et
une
montée
du
pouvoir
de
l’amateur
:
la
parole
du
journaliste
est
aujourd’hui
noyée
dans
celle
des
amateurs
qui
peuvent
aussi
émettre
leur
critique
sur
l’actualité
musicale
et
ainsi
apporter
leur
vision
de
«l’air
du
temps»9
.
Barichello
&
Carvalho
(2014)
rejoignent
Levenson
(2009,
15
juillet)
en
ce
qui
concerne
l’amoindrissement,
par
l’utilisation
qui
est
faite
des
médias
sociaux,
de
la
nécessité
de
l’apport
de
l’expert
:
les
nouvelles
technologies
permettent
à
l’amateur
ou
citoyen
l’autonomie
face
au
professionnel
et
«
promeuvent
la
réduction
de
la
nécessité
de
médiation
du
média
traditionnel
(Barichello
&
Carvalho
2014,
p.81).
Scherer
(2011),
dans
son
ouvrage
intitulé
A-‐t-‐on
encore
besoin
des
journalistes?
évoque
également
le
nouveau
également
des
festivals
de
musiques
dans
le
monde
(http://www.tsugi.fr/magazines/2013/10/25/pitchfork-‐
blog-‐inde-‐media-‐majeur-‐1873;
www.pitchfork.com).
8
Il
est
fait
ici
référence
aux
journalistes
musicaux
ou
auteurs
qui
se
sont
exprimés
sur
la
profession
de
journaliste
musical
cités
dans
les
pages
précédentes,
voir
aussi
Laystary
(2014,
14
février),
Perrone
(2012,
9
juillet)
ou
encore
Reinacher
(2011)
référencés
en
bibliographie.
9
Traduction
personnelle
de
«
zeitgeist
»
utilisé
ci-‐dessus.
18. 17
pouvoir
qui
pourrait
être
assigné
aux
amateurs
grâce
au
web
2.0,
dit
de
‘l’ère
participative’
:
nouvellement
dénommés
«
prosumers
»,
les
consommateurs
sont
désormais
actifs
;
ils
ne
se
contentent
plus
de
lire
les
informations,
les
informations
musicales,
les
suggestions
d’écoutes.
Ils
chercheront
à
confronter
leur
propre
opinion
sur
ces
informations
à
celle
d’autres
consommateurs
plutôt
qu’à
valoriser
seule
la
voix
du
professionnel,
du
journaliste.
Face
au
web
2.0,
le
journaliste
semble
devoir
descendre
de
son
piédestal.
La
situation
peut
être
même
plus
difficile
encore
pour
le
journaliste
spécialisé
en
musique
car
son
défi
est
double
(Rouzé,
2009)
:
il
doit
d’abord
se
confronter
aux
critiques
des
œuvres
musicales,
rédigées
et
publiées
sur
internet
par
les
lecteurs,
sur
des
blogs
notamment
et
ensuite,
il
doit
également
s’adapter
à
une
nouvelle
forme
de
découverte
et
d’appropriation
de
la
musique
permise
par
le
web
2.0.
2.2.2 Un
nouveau
rapport
à
la
découverte
et
à
l’information
musicale
«Avant,
les
infos
sur
un
artiste
étaient
difficiles
à
trouver,
aujourd’hui
tout
est
disponible
en
ligne.
Internet
a
totalement
modifié
le
rapport
à
la
découverte
musicale.»
Marc
Benaïche10
,
cité
in
Fanen
&
Hanne
(2013,
9
juillet,
para.2)
soulève
la
disponibilité
du
«
tout
»
en
ligne
:
l’information
sur
les
artistes
et
l’accès
à
la
musique
sont
à
portée
de
tous
aujourd’hui
et
les
supports
et
canaux
d’écoutes
se
sont
eux
aussi
multipliés
sur
internet
(Rouzé,
2009).
Selon
Cardy
&
Tavernier
(2009),
c’est
aussi
une
culture
de
la
gratuité
et
de
l’instantanéité
prônée
par
le
web
qui
a
changé
le
rapport
des
publics
à
la
musique
:
la
gratuité
a
accru
le
phénomène
de
«
media
snaking
»
remarqué
par
Scherer
(2011,
p.16)
qui
consiste
à
littéralement
«picorer»
l’information
qui
lui
est
présentée
en
abondance
sur
le
web,
à
travers
les
médias
sociaux
(et
grâce
aux
partages
entre
internautes).
Enfin,
l’instantanéité
du
web
dépasse
la
réactivité
des
journalistes
et
l’impact
du
média
écrit
(McLeese,
2010).
Dans
l’univers
de
la
musique,
nous
avons
pu
observer
que
ce
«
media
snaking
»
se
traduit
par
exemple
par
l’écoute
et
l’achat
privilégié
de
morceaux
à
l’unité
et
non
de
l’album
entier
mis
à
disposition
sur
internet.
Ce
constat
est
aussi
remarqué
par
McLeese
(2010)
et
Inizan
(2009,
14
août)
dans
une
réflexion
sur
l’évolution
de
l’industrie
du
disque,
dématérialisé
et
décomposé
sur
les
plateformes
numériques.
Et
ce
phénomène
comporte
lui
aussi
des
conséquences
sur
la
manière
dont
le
journaliste
musical
devrait
repenser
ses
10
Marc
Benaïche
est
le
fondateur
de
Mondomix,
«
le
média
des
musiques
et
cultures
dans
le
monde
»,
un
site
et
journal
gratuit
bimestriel
(Fanen
&
Hanne,
2013,
9
juillet
;
http://www.mondomix.com/a-‐propos-‐de-‐
mondomix).
19. 18
critiques
:
s’il
veut
s’adapter
aux
nouvelles
habitudes
de
ses
lecteurs,
il
ne
devrait
plus
rendre
compte
d’une
unité
d’album
mais
bien
d’un
morceau.
Ce
nouveau
comportement
des
lecteurs
révèle
également
une
nouvelle
forme
d’appropriation
de
l’information
musicale
mais
aussi
une
réappropriation
de
la
musique
et
de
sa
circulation,
engagée
avec
le
web
2.0
(Rouzé,
2009
;
Hearsum,
2013).
Et
celle-‐ci
renforce
la
crainte
des
professionnels
de
l’atténuation
de
leurs
fonctions.
Soit
premièrement
du
«
pouvoir
de
consécration
»
que
l’on
pouvait
leur
assigner
et
deuxièmement
de
leur
rôle
reconnu
de
guide
de
consommation
:
Avec
le
web
2.0,
et
grâce
aux
médias
sociaux,
ce
sont
les
artistes
qui,
dans
un
premier
temps,
informent
leur
public
avant
les
journalistes
musicaux.
Ce
sont
eux
et
leur
public
qui
créent
le
buzz
(ou
succès)
médiatique
à
travers
internet
(McLeese,
2010)
avant
que
ce
dernier
ne
s’inscrive
dans
le
print
et
que
les
journalistes
ne
le
rattrapent
pour
l’analyser11
.
Dans
un
second
temps,
ce
décloisonnement
de
la
réception,
de
la
diffusion
des
artistes
et
de
la
musique,
rendu
possible
par
internet,
permet
à
l’amateur
ou
mélomane
averti
«au
travers
de
différents
formats
(blogs,
médias
sociaux
tels
que
Facebook
ou
Twitter),
de
devenir
prescripteur
des
morceaux
à
écouter
ou
non.»
(Rouzé,
2009,
p.187).
L’amateur
deviendrait
lui
aussi
un
«
gatekeeper
of
taste
»,
un
conseiller
peut-‐être
même
plus
proche
et
intime
de
ses
pairs
et
de
leurs
goûts
musicaux
que
le
journaliste
musical.
2.2.3 Le
journaliste
musical
remplacé
par
les
algorithmes
de
recommandation?
Un
élément
que
les
auteurs
susmentionnés
n’abordent
aucunement
dans
leurs
articles
et
que
nous
pensons
être
intéressant
à
relever,
d’autant
plus
qu’il
se
trouve
être
également
ancré
dans
l’actualité
technologique,
est
l’existence
des
algorithmes
de
recommandation
musicale.
Sans
vouloir
en
décoder
le
fonctionnement
technique12
,
il
s’agit
ici
brièvement
d’en
dessiner
la
portée
éventuelle
pour
le
journaliste
musical.
Ce
dernier
voit
sa
fonction
de
11
La
question
qui
peut
également
se
poser
ici
est
si
le
buzz
ne
se
crée
pas
même
tout
seul,
par
la
seule
force
de
partage
des
internautes
entre
leurs
réseaux
et
qu’il
se
trouve
ensuite
attesté
et
consacré
dans
le
print.
L’auteure
pense
notamment
ici
au
phénomène
mondial
généré
par
les
utilisateurs
pour
une
chanson
devenue
tube,
comme
«
Happy
»
du
producteur
américain
Pharrell
Williams.
12
Les
algorithmes
sont
des
concepts
mathématiques
complexes
qui
permettent
la
construction
de
systèmes
de
recommandations
utilisés
notamment
dans
le
domaine
de
la
musique
par
les
plateformes
de
streaming
musicaux
tels
que
Spotify,
Last.fm
et
Deezer.
Ces
systèmes
collectent
les
données
des
utilisateurs,
leurs
habitudes
d’écoute
notamment,
afin
de
prédire
et
recommander
à
l’auditeur
des
artistes
ou
morceaux
qui
correspondent
à
ses
goûts
et
qu’il
serait
susceptible
de
ne
pas
connaître.
L’article
du
podcast
de
vulgarisation
scientifique
suisse
podcastscience.fm
présente
cette
technologie
avec
précision,
http://www.podcastscience.fm/dossiers/2012/04/25/les-‐algorithmes-‐de-‐recommandation.
20. 19
prescription
non
seulement
partagée
avec
les
amateurs
et
mélomanes
avertis
et
actifs
sur
le
web
2.0
mais
il
doit
aussi
affronter
un
nouvel
univers
numérique
intelligent.
Citant
la
société
américaine
spécialisée
en
recommandation
musicale
The
Echo
Nest
ainsi
que
le
logiciel
de
reconnaissance
musicale
Shazam,
dans
son
article
intitulé
La
musique
sans
les
musiciens,
le
journaliste
Fabien
Benoît
souligne
la
puissance
de
ce
système
informatique
:
«Capable
de
collecter
et
synthétiser
35
millions
de
morceaux
et
plusieurs
milliards
de
données
collectées
après
des
auditeurs
de
musique
en
streaming,
The
Echo
Nest
entend
devancer
les
souhaits
des
internautes
en
leur
proposant
des
playlists
[…]
conformes
à
leur
goûts.
[…]
En
2012,
Shazam
est
déjà
parvenue
à
devancer
le
succès
mondial
de
Lana
Del
Rey.»
(Benoît,
2014,
p.27)
S’il
convient
d’interpréter
les
évidences
avancées
par
le
journaliste
français,
spécialiste
des
nouvelles
technologies 13
,
ainsi
que
les
arguments
conférés
dans
les
sous-‐chapitres
précédents,
nous
pourrions
envisager
un
journalisme
musical
sans
journalistes
musicaux…
La
section
suivante
veut
en
donner
le
contre-‐pied
critique.
2.2.4 Une
rhétorique
de
crise
à
dépasser
Dans
la
problématique
établie
pour
ce
mémoire
de
recherche,
nous
questionnons
dans
un
premier
temps
en
quoi
le
web
2.0
«
fragilise
»
la
légitimité
du
journaliste
musical.
Nous
pensons
qu’il
est
ici
important
de
reconnaître
déjà
la
limite
des
discours
pessimistes
ou
du
moins
négatifs
du
développement
d’internet
présentés
plus
haut
grâce
à
la
position
notamment
de
Le
Cam,
Pereira
&
Ruellan
(2014)
portée
sur
le
journalisme
en
général
mais
qui,
nous
le
verrons,
peut
également
s’appliquer
au
journalisme
musical.
Selon
Le
Cam,
Pereira
&
Ruellan
(2014,
p.8-‐9)
les
discours
dominants
des
années
2000
qui
sont
attachés
à
l’apparition
des
blogs
et
à
l’idéologie
du
web
2.0
doivent
être
dépassés
aujourd’hui
:
«[Ces
discours]
faisaient
naître
l’ère
de
la
participation
du
public
à
la
production
d’information,
lui
permettant
de
revêtir
les
attraits
du
journaliste.
Tous
journalistes
!
We,
the
media
!
étaient
les
slogans
diffusés
dans
de
nombreuses
arènes.
[…]
Et
ces
discours
sont
redondants.
[…]
Ils
traversent
les
époques
et
évoquent
des
éléments
similaires:
la
vitesse
nuit
à
la
qualité,
la
qualité
se
dégrade,
les
identités
des
médias
mutent,
etc.
Cette
rhétorique
de
la
crise
du
journalisme
semble
même
l’un
des
discours
les
plus
permanents,
les
plus
récurrents.
Nous
devrions
nous
interroger
sur
son
statut
de
doxa,
contribuant
à
la
construction
identitaire
notamment,
plutôt
que
de
le
considérer
comme
un
élément
signifiant
du
changement.»
13
Nous
empruntons
ce
qualificatif
au
site
de
France
Inter,
http://www.franceinter.fr/personne-‐fabien-‐benoit.
21. 20
Plutôt
que
de
rester
sur
l’observation
d’une
fragilisation
de
la
légitimité
conférée
aux
journalistes
et
journalistes
musicaux,
et
plutôt
que
de
s’arrêter
à
ce
discours
qui
ne
présente
point
d’alternatives
et
de
perspectives,
Le
Cam,
Pereira
&
Ruellan
(2014)
considèrent
les
nouvelles
technologies
qui
ont
conduit
à
ces
changements
et
transformations
du
métier,
au
contraire
comme
un
tremplin
qui
devrait
pousser
le
journaliste
à
dépasser
cette
rhétorique
de
crise,
à
comprendre
que
la
société
bouge,
et
que
ses
acteurs
hétérogènes
co-‐construisent
les
pratiques
journalistiques.
Et
si
internet
et
le
web
2.0
ont
permis
un
«
élargissement
de
l’espace
public
»
(Cardon,
2010,
p.35),
il
a
été
admis
pourtant
que
les
acteurs
qui
s’expriment
sur
la
toile
ne
sont
pas
tous
à
égalité
(Cardon,
2010)
et
que
la
disparité
des
contenus,
de
la
qualité
des
blogs
ou
webzines
musicaux
indépendants
«
ne
suscitera
jamais
la
même
confiance
qu’un
bon
journal
et
la
même
émulation
parmi
ses
signatures
»
(Nulleau
cité
in
Wyniecki,
2011,
p.85).
Le
journaliste
musical
pourrait
alors
se
servir
de
ces
nouvelles
technologies,
des
tendances
générales
dessinées
par
les
algorithmes
de
recommandation
ou
du
nombre
de
partages
d’un
morceau
sur
les
réseaux
sociaux
pour
faire
état
de
la
situation
et
ensuite
analyser
ces
phénomènes
nouveaux.
Face
à
ce
nouveau
flux
continu
d’informations
sur
le
web,
le
journaliste
musical
peut
dans
un
second
temps
aussi
servir
non
plus
de
gatekeeper,
mais
de
«gatewatcher»
(Hanitsch,
2013,
p.
202)
et
réaffirmer
sa
place
de
guide
pour
orienter
l’auditeur
dans
cette
surabondance
d’informations.
Enfin,
s’il
veut
continuer
à
rédiger
des
critiques,
une
de
ses
tâches
historiques,
MacLeese
(2010)
soutient
que
le
journaliste
musical
doit
s’adapter
aux
nouvelles
habitudes
de
consommation
des
amateurs
pour
se
réaffirmer
et
répondre
aux
attentes
de
ses
publics
:
plus
que
de
rester
figé
sur
l’évaluation
d’un
album
entier,
il
doit
a
contrario
en
évaluer
un
morceau
unique.
Le
pas
a
été
par
ailleurs
franchi
en
Suisse
romande
déjà
dans
la
nouvelle
maquette
de
L’Hebdo
:
le
magazine
généraliste
propose
«la
chanson
à
télécharger»14
.
La
question
reste
néanmoins
de
savoir
si
les
journalistes
musicaux,
en
presse
écrite,
généraliste
de
surcroît,
peuvent,
au
sein
des
pages
qui
leurs
sont
confiées
et
attribuées
de
14
Un
exemple
de
«
la
chanson
à
télécharger
»
est
présenté
en
annexe
(I).
La
nouvelle
maquette
du
magazine
d’information
L’Hebdo
a
été
inaugurée
lors
du
Salon
du
Livre
et
de
la
presse
de
Genève,
la
première
semaine
du
moi
de
mai
2014.
La
rédaction
note
«
moult
changements
[qui]
se
sont
cristallisés
ces
derniers
mois,
qui
appellent
une
manière
différente
d’informer
les
lecteurs
»
(L’Hebdo,
1
e
mai
2014,
p.
6,
para.1).
22. 21
jour
en
jour,
voire
de
semaine
en
semaine,
répondre
à
cette
adaptation,
à
cette
«mise
à
l’épreuve
du
métier»
(Estienne,
2007,
p.294)
imposée
par
le
web
2.0.
Les
restructurations
de
la
presse
écrite,
une
autre
«
crise
»,
due
aux
conditions
socio-‐
économiques
actuelles
de
l’environnement
de
la
presse
cette
fois
et
à
laquelle
les
journalistes
doivent
faire
face,
peuvent-‐elle
accorder
la
même
importance
et
la
même
nécessité
aux
journalistes
musicaux
de
parler
de
musique
et
de
phénomènes
liés
à
la
musique?
Dans
le
prochain
et
dernier
chapitre
de
cette
partie
présentant
les
notions
et
éléments
nécessaires
à
la
formulation
de
premières
réponses
pertinentes
à
la
question
et
aux
sous-‐questions
de
recherche
de
ce
mémoire
théorique,
nous
présentons
en
dernier
lieu
la
situation
de
la
presse
écrite
de
manière
générale
et
pour
la
Suisse
romande
plus
particulièrement
avec
pour
intention
de
démontrer
par
des
premières
pistes
et
faits
que
cette
situation
paupérise
la
légitimité,
la
reconnaissance
des
journalistes
musicaux.
2.3 Le
journaliste
musical
face
aux
transformations
et
restructurations
récentes
de
la
presse
écrite
en
Suisse
romande
L’univers
médiatique
et
la
presse
écrite
en
particulier
traversent
une
crise
socio
économique
depuis
plusieurs
décennies
:
les
journaux
témoignent
d’une
baisse
toujours
croissante
du
lectorat
et
des
recettes
publicitaires,
qui
engendrent
parfois
la
fermeture
d’entreprises
de
médias,
la
fusion
de
titres
ou
encore
le
passage
du
print
au
tout
numérique
(Cardy
&
Tavernier,
2009),
sans
oublier
des
vagues
de
licenciements
ou
des
départs
naturels
qui
ne
sont
pas
remplacés
(Amez-‐Droz
et
al.,
2013
;
Médias
Suisses,
2014).
En
Suisse,
«sous
le
double
effet
des
innovations
technologiques
et
des
changements
de
comportements
en
matière
de
consommation»
(Amez-‐Droz
et
al,
2013,
p.
121),
les
titres
sont
à
la
recherche
d’un
nouveau
modèle
économique
:
se
rapprochant
toujours
plus
d’une
«
économie
de
l’attention
15
»,
portée
sur
une
logique
de
marché
et
de
rentabilité,
les
journaux
se
repensent,
se
transforment
et
réorganisent
leurs
rubriques
(Etat
des
lieux
du
journalisme
culturel
suisse,
2011).
En
Suisse
romande
plus
particulièrement,
les
pages
culturelles
et
à
leur
sein,
les
musiques
actuelles
semblent
faire
figure
de
parent
pauvre
et
être
considérées
comme
un
15
Ce
terme
cité
dans
l’étude
Etat
des
lieux
du
journalisme
culturel
suisse
(2011,
p.5)
est
emprunté
à
Sonnac
&
Gabszewicz
(2013,
p.
79).
23. 22
«
luxe
»
dans
un
journal
qui
doit
répondre
à
des
mesures
d’économie.16
À
cet
égard,
notre
recherche
nous
conduit
à
présenter
ici
deux
exemples
de
restructuration
de
titres
en
Suisse
romande
:
la
situation
du
journal
Le
Temps,
qui
a
fait
face
à
de
nombreux
changements
ces
derniers
mois
et
la
situation,
pour
la
rubrique
culturelle,
du
quotidien
24Heures.
Ces
exemples
ont
été
également
sélectionnés
dans
l’objectif
de
donner
au
lecteur
les
informations
nécessaires
et
des
plus
récentes
(pour
la
première
moitié
de
l’année
2014)
à
la
bonne
mise
en
perspective
des
paroles
recueillies
et
analysées
par
la
suite.
2.3.1 Une
crise
générale
des
titres
papiers
Qu’ils
soient
à
diffusion
nationale,
suprarégionale
ou
locale,
de
référence,
plus
populaires
ou
encore
historiques,
les
titres
qui
se
sont
montrés
ou
sont
encore
en
difficulté
aux
Etats-‐Unis
et
en
Europe
sont
nombreux
et
dénotent
une
crise
générale
du
journalisme
de
presse
écrite
(McNair,
2013).
Le
but
est
d’en
dresser
ici
un
panorama
sommaire
:
il
s’agit
dans
ce
sous-‐chapitre
de
montrer
que
la
Suisse
Romande
n’est
pas
un
marché
médiatique
isolé
de
ces
pressions
économiques
et
seul
à
la
recherche
d’un
nouveau
modèle
rentable.
Dans
cet
environnement,
citons
pour
les
Etats-‐Unis
par
exemple,
le
New
York
Times
dont
le
budget
de
la
rédaction
s’est
vu
amputé
de
10%
entre
2006
et
2010
et
a
dû
vendre
son
immeuble-‐siège
(Doroeux,
2014,
18
mai)17
.
En
Angleterre
The
Independent
a
été
racheté
en
2010
pour
une
livre
sterling
symbolique
par
l’homme
d’affaire
Alexandre
Debedev
(Wilby,
2010,
30
mars).
En
France,
Libération
est
marqué
par
plusieurs
plans
de
sauvetage
depuis
le
début
des
années
2000
:
de
160
000
exemplaires
par
jour
en
2000,
sa
diffusion
est
passée
à
90
000
en
février
2014
(Alonso,
2014,
7
mai)
et
la
presse
évoque
un
futur
plan
de
restructuration
qui
pourrait
y
entraîner
le
départ
de
plus
de
cinquante
salariés18
.
16
Cette
assertion
est
exprimée
dans
l’un
des
entretiens
que
nous
avons
conduit
pour
notre
recherche.
Elle
sera
développée
plus
précisément
en
seconde
partie
de
ce
mémoire.
17
Le
New
York
Times
montre
aujourd’hui
une
forte
augmentation
de
ses
lecteurs,
notamment
grâce
au
web
:
il
aurait
gagné
39
000
abonnés
numériques
depuis
2013
(Doroeux,
2014,
18
mai,
para.4).
18
L’actionnaire
majoritaire
(Bruno
Ledoux)
et
le
nouveau
rédacteur
en
chef
du
grand
journal
français
(Pierre
Fraidenraich)
veulent
en
effet
diversifier
la
marque
Libération,
déplacer
la
rédaction
en
périphérie
de
Paris
et
transformer
ses
locaux
historiques
en
espace
culturel
et
multimédia.
L’article
de
la
Tribune
de
Genève
«
Le
Malaise
de
Libé
»
explicite
bien
la
situation
de
ce
journal
dont
les
plumes
culturelles
(Bayon
pour
la
musique)
«
ont
forgé
sa
réputation
de
journal
résolument
culturel.
»
(Alonso,
2014,
7
mai,
encadré).
24. 23
2.3.2 Exemples
choisis
pour
la
Suisse
romande
Pour
cette
section,
nous
nous
appuyons,
en
plus
de
quelques
articles
de
presse,
sur
trois
sources
traitant
spécifiquement
des
paysages
médiatiques
suisse
ou
suisse
romand,
rencontrées
au
cours
de
notre
recherche
:
Les
Médias
en
Suisse,
édité
et
constamment
mis
à
jour
par
le
Centre
de
formation
des
journalistes
à
Lausanne
(2013),
une
étude
de
Herman
&
Lugrin
(1998)
sur
les
fonctions
des
rubriques
dans
les
quotidiens
romands
et
les
bulletins
d’information
de
l’association
Médias
Suisses.19
Tous
trois
attestent
que
les
paysages
médiatiques
suisse
et
suisse
romand
plus
particulièrement
sont
très
mobiles
et
qu’ils
se
sont
passablement
transformés
au
cours
des
dernières
années20
.
Amez-‐Droz
(2013,
p.
123)
explique
ainsi
que
:
«La
structure
du
modèle
économique
de
la
presse
écrite
a
longtemps
reposé
sur
deux
piliers.
D’une
part,
le
lectorat
payant
que
forment
les
abonnés
et
les
lecteurs
au
numéro.
D’autre
part,
la
publicité
commerciale
et
les
annonces
particulières
[…].
Le
«
bien
subventionneur
»
qu’est
la
publicité
supportait
près
de
deux
tiers
des
charges
de
production,
ce
qui
permettait
de
maintenir
le
prix
des
abonnements
ou
la
vente
au
numéro
(en
kiosque)
à
un
niveau
attractif.»
Or
par
le
passage
au
numérique
et
la
diffusion
des
journaux
gratuits
(Le
20
minutes
par
le
groupe
de
presse
Tamedia
en
2005
et
le
Matin
Bleu
par
Edipresse
en
2006,
groupe
romand
qui
a
été
ensuite
racheté
par
Tamedia
en
2009),
le
marché
de
la
publicité
a
quelque
peu
délaissé
la
presse
d’information
écrite
suisse
et
payante,
qui
accuse
depuis
l’année
2003,
un
fort
recul
de
ses
tirages
pour
chaque
exercice,
soit
une
baisse
de
10%
(-‐400
000
exemplaires)
en
huit
ans
(Amez-‐Droz,
2013).
Durant
l’année
2014,
la
situation
reste
similaire
en
Suisse
romande
selon
les
chiffres
de
la
REMP21
relayés
par
Médias
Suisses
(info
n°169,
2014)
et
le
nombre
de
lecteurs
s’amenuise
lui
aussi.
Un
point
nous
importe
encore
davantage
pour
la
suite
de
notre
discussion
:
celui
des
conséquences
de
cette
baisse
générale
de
la
publicité,
des
tirages
et
des
lecteurs
sur
les
décisions
des
médias
dans
leur
restructuration
ou
concentration
pour
survivre.
Des
choix
qui
selon
nous,
ont
participé
à
l’amenuisement
de
la
légitimité
accordée
aux
journalistes
musicaux
(et
qu’ils
ressentent
eux-‐mêmes)
dans
le
bassin
lémanique.
19
Médias
Suisses
est
l’association
des
médias
privés
romands.
Ses
bulletins
trimestriels
rendent
compte
de
l’actualité
des
médias
au
niveau
romand
mais
aussi
national
et
international,
http://www.mediassuisses.ch.
20
Herman
et
Lugrin
(1998)
remarquent
la
disparition
du
journal
la
Suisse,
la
naissance
du
Temps
de
la
fusion
du
Nouveau
Quotidien
et
du
Journal
de
Genève
et
Gazette
de
Lausanne,
ainsi
que
de
nouvelles
maquettes.
Pour
l’année
2014,
l’Hebdo
en
a
une
nouvelle
depuis
le
1
er
mai.
21
Recherches
et
études
des
médias
publicitaires,
http://www.remp.ch.