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SPECIAL
Par Ghassan Wail El Karmouni

016

Photo: Bank Al Maghrib

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
a connaissance de l’histoire est une clé incontournable pour la compréhension de la situation
économique et de ses évolutions. Dans ce dossier spécial «100 ans de capitalisme marocain»,
nous vous proposons, sans prétendre à l’exhaustivité,
quelques éléments de cette histoire et l’analyse de
leurs implications sur le Maroc actuel.
L’avènement du protectorat et les multiples mutations
qu’il va apporter est sans aucun doute un des faits les
plus marquants de l’histoire politique, économique,
sociale et culturelle du Maroc contemporain.
Que ce soit l’instauration d’une industrie, de la banque
centrale de l’Etat, des multiples administrations
coloniales, des services publics, ou un maillage
d’infrastructures physiques, le Maroc va relativement
intégrer l’économie moderne. Cette modernité ne
supprimera pas pour autant de nombreux aspects
de l’archaïsme des structures du pays avant la
colonisation. Pire, le protectorat laissera intacte
certaines de ces structures créant de la sorte un
dualisme et une dépendance dont les dynamiques
sont toujours patentes aujourd’hui.
L’indépendance du Maroc va tendre à continuer
l’œuvre modernisatrice lancée pendant 40 ans,
tout en essayant de gagner l’indépendance et
la marocanisation de l’économie. Les différents
gouvernements vont se succéder avec leurs plans
économiques sans pour autant remettre en cause
profondément le legs colonial. Aujourd’hui encore,
le capitalisme marocain souffre d’un certain nombre
d’inadéquations que près de 60 ans d’indépendance
n’ont pas permis de dépasser.

L

Un siècle
de capitalisme
marocain
Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises

017
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Du protectorat au Libéralisme
Après
Casablanca,
les Français
débarquent
à Kénitra
annonçant le
début de la
colonisation
militaire qui dura
jusqu’en 1935.

1907 - 1911

018

Les liens entre l’introduction du capitalisme au Maroc et le protectorat sont
incontestables. Principalement agraire, le
mode de production du Maroc précolonial,
va être profondément transformé par ce
choc étranger, surtout par l’introduction du
protectorat français. Cette transformation
se fera à travers plusieurs canaux en tentant d’intégrer l’économie nationale dans
la sphère de l’économie métropolitaine à
travers la «mise en valeur de l’outre-mer
impérial». De nombreuses mutations vont
successivement être apportées aux structures
traditionnelles pour finalement engendrer
une forme de dualisme qui marquera, à l’indépendance, du Maroc, non seulement les
structures de l’Etat, mais aussi les structures
économiques, sociales et même spatiales. La
dualité Bled Siba/Bled l’Makhzen va laisser
place à la centralité de l’Etat au prix d’un
dualisme de ses composantes: économie
moderne/économie traditionnelle; Maroc
utile/Maroc inutile; administration coloniale/Makhzen… Une dualité qui, dans certains aspects, marque encore le capitalisme
marocain actuel.

Le dualisme dans l’administration
«La mission» fondamentale qui était assignée au «Protectorat», était de réformer
l’Etat marocain. Dès l’article premier du
Traité de Fès de 1912, les termes étaient
claires. Celui-ci constatait l’accord entre
les deux parties sur la nécessité d’introduire
des réformes, notamment économiques et
financières. Cet accord stipulait aussi à travers son article IV que ces réformes seraient
édictées par le Sultan sur proposition du
gouvernement français.
Les 3 premiers Résidents généraux du Maroc avec leurs femmes à Paris en 1932.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

Archives de la Banque d’Etat du Maroc 1935.

Prenant note de cet accord, mais aussi s’inspirant de leurs expériences passées en Algérie et en Tunisie, les autorités coloniales vont
veiller à ce que «la conception du Protectorat est celle d’un pays
gardant ses institutions et s’administrant lui-même avec ses organes propres, sous le simple contrôle d’une puissance européenne,
laquelle, substituée à lui pour la représentation extérieure, prend généralement l’administration de son armée, de ses finances, le dirige
dans son développement économique. Ce qui domine et caractérise
cette conception, c’est la formule-contrôle opposée à la formule-administration directe», peut-on lire dans la circulaire émise en 1920
par le Maréchal Lyautey.
Malgré les multiples dépassements que connaîtra par la suite cette
doctrine, ses conséquences vont être déterminantes sur la morphologie que prendra le pays. En effet, l’une des principales conséquences est le maintien du «Makhzen chérifien» au côté d’un système
administratif et économique colonial. Cette séparation des rôles va
de fait créer ce que les économistes du développement appellent le
dualisme, aussi bien des structures que des modes de production.
Un makhzen traditionnel, bien que mis en avant et relooké par
l’œuvre du protectorat, va se faire accompagner par des «administrations néo chérifiennes».
«Parallèlement à la mise en place des institutions coloniales traditionnelles, Lyautey et ses hommes s’attelèrent donc à un subtil
travail de bureaucratisation et de modernisation des rouages internes du Makhzen par simplification et spécialisation: à l’Etat colonial revenait les réformes économiques, fiscales, administratives et
militaires, au Makhzen tout ce qui était lié au sacré et qui touchait
à l’équilibre de la société», explique Béatrice Hibou dans «Maroc:
d’un conservatisme à l’autre».
Directions des finances, des travaux publics, de l’agriculture et des
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Du protectorat au Libéralisme

Le Maréshal
Lyautey est
considéré
comme le
principal
architecte de la
modernisation
des structures du
Maroc.

1912-1925

020

forêts, du commerce et de la marine marchande, de la production industrielle et des
mines, de l’instruction publique, ainsi que
celle de la santé publique et de la famille,
en tout 7 directions en plus du bureau du
plan vont émerger, dès 1912, pour donner
lieu au noyau de l’administration française
du Maroc.
Selon Hibou, ce dualisme sera également
mis en place dans les modes de gestion économiques. Ainsi, les grands travaux notamment, vont contribuer au renforcement de
la segmentation de l’économie, majoritairement financés, dès 1914, par les banques de
la métropole puis, après la Seconde Guerre
mondiale, par le budget public. Les lignes
de chemins de fer ou les routes étaient avant
tout conçues dans le cadre d’une économie
impériale, au bénéfice des banquiers européens, des entrepreneurs français et des
colons installés au Maroc. Toujours selon
l’auteur, les barrages bénéficièrent avant tout
aux grandes fermes des colons et à l’exportation, même si au départ, les autorités coloniales entendaient promouvoir des investissements qui soient profitables à l’ensemble
de la population. De même la «makhzanisation» de certaines ressources naturelles
procède d’un double objectif: prémunir ces
ressources de l’exploitation privée étrangère
(même marocaine) autre que l’autorité coloniale, mais aussi doter l’administration
coloniale de ressources à même de financer
le budget public. Le cas le plus emblématique est la création de l’Office chérifien des
phosphates (OCP) en août 1920 par dahir
qui donne le monopole de l’exploitation des
phosphates à l’Etat ou le Bureau de recher-

Mohammed V, Hassan II et le Résident général Labonne, en 1946.

Réforme fiscale
L’action du protectorat concernera un autre domaine clé: la fiscalité. En
1912, la fiscalité chérifienne selon George Hatton, dans «Les enjeux financiers et économiques du Protectorat (1936-1956)», «comportait plusieurs
strates successives dont chacune étaient témoin d’une étape de l’évolution
de l’empire chérifien au cours du siècle précèdent». Il s’agissait des anciens
impôts coraniques, les impôts perçus en application des accords commerciaux conclus entre le Maroc et les puissances coloniales et finalement les
impôts nouveaux prévus par l’Acte d’Algesiras (impôts sur les propriétés
bâtis, sur le commerce et les droits d’enregistrement et timbres).
Avec le protectorat, fut mis en place une administration fiscale de type métropolitain et une fiscalité simple et rentable où les impôts indirects prédominent
les impôts directs. «furent ainsi crées ou modifiés: en 1915 et 1916 le tertib
[impôt foncier indexé sur les revenus agricoles], le droit d’enregistrement et
de timbres et les taxes intérieures de consommation (TIC) sur les alcools et
les sucres. (…); l’impôt des patentes fut créé en 1920 ainsi que l’impôt sur
les plus values», énumère Hatton. Après la deuxième guerre mondiale et la
chute de 30% des recettes des droits de douanes et la division par 5,5 des
recettes de la TIC entre 1940 et 1944, d’autres impôts furent créés comme
les prélèvements sur salaire (1939), le supplément à l’impôt de patente
qui est un prélèvement de 15% sur les bénéfices et qui deviendra en 1954
l’Impôt sur les Bénéfices Professionnels et la taxe sur les transactions en
1949 qui est venue en remplacement des anciens droits de porte. A la fin
du protectorat, le système fiscal marocain était fondé essentiellement sur
les impôts indirects (66% des recettes) sur les droits de douanes (43%), sur
les TIC 13%, sur les droits d’enregistrement et timbre à 10% et finalement
les prélèvements salariaux à 4,5%. Ce système va mettre en place les fondements d’une profonde injustice fiscale qui ne sera pas dépassée de si tôt
puisque ce sont essentiellement les impôts aveugles qui sont prédominants
et qui finalement touchent les marocains plutôt que les européens et dont
sont impactées les couches sociales les moins aisées. «Il n’était sans doute
pas politiquement envisageable dans les années 1950 que l’administration
fiscale française puisse procéder à des investigations poussées chez certains
riches bourgeois fassis ou casablancais. Mais il faut aussi s’empresser
d’ajouter que la même hostilité à l’inquisition fiscale existait chez certains
‘prépondérants’ de la colonie française.» note Georges Hatton. Le choix était
donc clair, imposer le moins douloureusement possible…

che et de participation minière (BRPM) en décembre 1928 qui
permet des participations publiques dans les découvertes minières
autres que les phosphates sans en avoir le monopole. Des institutions qui resteront des «vaches à lait» aussi bien pour l’administration coloniale que pour le Maroc indépendant.

La mise en place de l’infrastructure
Comme l’infrastructure institutionnelle, la mise en place d’un
système d’infrastructures physique est primordiale dans tout pays
capitaliste. Le Maroc ne dérogera pas à cette règle et son équipement par la colonisation se fera au pas de charge pour accélérer l’exploitation de ses ressources.
La première ligne de chemin de fer se fera entre Fès et Tanger, à
la suite d’un accord passé entre la France et l’Espagne. La Compagnie franco-espagnole du Tanger-Fez fut constituée en juin 1916.
En juin 1923, s’ouvrit la section Meknès-Petitjean (Sidi Kacem),
en octobre la section Meknès-Fez; la section Sidi Kacem-Tanger
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Du protectorat au Libéralisme
Création de
la jonction
ferrovière entre
Casablanca et
Tanger via Fès
renforçant la
connexion entre
le nord et le
centre du pays.

1916-1926

022

était progressivement livrée à la circulation
de 1925 à 1927. Les travaux des Espagnols
étaient longtemps retardés par la guerre du
Rif menée par Abd-el-Krim El Khattabi,
mais en 1926, la voie était successivement
raccordée. L’ensemble avait une longueur de
310 km, dont 204 en zone française, 91 en
zone espagnole, 15 en zone tangéroise. Et,
dès 1926, la ligne transportait 777.000 voyageurs, parmi lesquels près de 65% en 4ème
classe. Les lignes de chemins de fer vont
atteindre le nombre de 8 avec 1.397 km de
voie en 1935, avec comme axe stratégique
Marrakech-Casablanca-Rabat-Fès-Oujda
avec des antennes minières pour le transport
des phosphates, le manganèse et le charbon
et une antenne internationale Fès-Tanger
du fait du statut de cette dernière. La majorité des lignes étaient dès leur création électrifiées du fait de la pauvreté du Maroc en
énergies fossiles. Elles étaient exploitées par
3 concessionnaires dont la plus importante
était les chemins de fer du Maroc (CFM).
Filiale de la banque Paribas, la CFM profitait des conditions fixées par les termes
de concession pour faire des bénéfices très
importants. Ainsi, l’Etat chérifien devait
payer à CFM 90% des frais d’établissement,
le montant des amortissements, la couverture du déficit d’exploitation, la garantie
des obligations émises… Les bénéfices de
CFM ont pu atteindre dans la meilleure
année d’exploitation en 1951 jusqu’à 76,404
millions de Francs.
Il en va de même pour les routes. Dès
1920, le Maroc disposait de 1.400 km de
routes principales et 1.200 km de routes
secondaires. En 1956, la situation était la
suivante: 6.043 km de routes principales et

Les infrastructures ont permis le déploiement des entreprises et banques françaises.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

Ligne de chemin de fer Rabat / Casa, en 1930.

4.808 km de route secondaires (dont 88% étaient revêtues). S’y ajoutaient 6.219 km de chemins tertiaires (dont 61% étaient revêtues).
Cet état de fait n’a pas empêché que des régions entières du Maroc
ne disposaient que de route rudimentaire du fait de leur géologie ou
du fait de leur pauvreté économique. Le développement de routes
dans le Maroc utile a permis de développer un secteur du transport qui réalisait jusqu’à cinq fois le chiffre d’affaires réalisé par les
chemins de fer pour les voyageurs et 2 fois plus pour les marchandises. L’un des principaux acteurs de ce transport est la Compagnie
auxiliaire de transport marocain la CTM qui constituait une partie
importante de l’Omnium Nord Africain ONA et qui va elle-même
(la CTM) tomber dans l’escarcelle de la CFM et Paribas.
Outre les transports terrestres, le transport maritime n’a pas été
en reste. La construction de ports modernes a été ainsi initiée avant
même le protectorat, comme dans le cas des travaux dans le port
de Casablanca, mais connaîtra un net développement dans les années qui suivent. Plusieurs ports vont ainsi voir le jour, pendant que
d’autres se développent. Entre 1920 et 1955, le volume des marchandises embarquées dans les principaux ports marocains a été
multiplié par 48 et le volume des marchandises débarquées multiplié par 8, selon les calculs de Abdelaziz Belal dans son ouvrage
«L’investissement au Maroc 1912-1964». Le mouvement des marchandises dans les ports marocains est ainsi passé de 504 milles tonnes en 1920 à 10,643 millions de tonnes en 1955.
Les autres équipements réalisés par le Protectorat sont en relation
avec la production de l’énergie. Que ce soit des centrales thermiques
ou la politique des barrages. Ceux-ci devaient servir aussi à l’irrigation. Mais ni l’irrigation ni la production électrique n’étaient importants, ce qui levait de grandes critiques par rapport à la politique des
barrages. En 1956, la production hydro électrique atteignait à peine
69 millions de KWh contre 212 millions de KWh de thermique, et
les surfaces irriguées atteignaient à la même date 36.000 hectares,
soit à peine le dixième de la surface considérée comme irrigable. Par
contre, le coût des barrages réalisés s’élève à près de 60 milliards de
francs, soit 20% des investissements publics réalisés dans la période
1949-1956 et près de 10% de la totalité des dépenses publics d’équipement du protectorat. L’Etat prenait en charge par une convention
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Du protectorat au Libéralisme
signé avec Energie Electrique du Maroc, la société concessionnaire
de la distribution filiale de Paribas, 45% du coût de financement
des équipements (barrages, centrales hydrauliques, centrales thermiques, lignes…).

Port d’Agadir en 1949

Le développement du capitalisme colonial
Aussi bien la mise en place de cette infrastructure que les possibilités qu’elle va offrir vont impulser l’implantation et le développement d’une activité économique importante essentiellement de
la part des entreprises étrangères, mais aussi de quelques familles
marocaines. Des effets d’entraînement sur la création d’un tissu
économique nouveau vont ainsi être réalisés. Ainsi, en 1935 on
pouvait décompter 10 branches industrielles qui vont de l’industrie
alimentaire, aux matériaux de construction en passant par le textile,
la chimie, la métallurgie, la construction navale ou les tabacs. Mais,
en tout, cela ne représente en termes de capitalisation que 40% de ce
que représente le secteur des mines avec une main-d’œuvre qui représente prés de 60.000 personnes dont 4.000 européens. Le secteur
l’alimentation à travers la COSUMA était prépondérant, ainsi que
les matériaux de construction. Le capital marocain représente, selon
plusieurs estimations, entre 5 et 7% de tous les capitaux investis.
Ainsi, en 1955, le Maroc demeurait un pays agricole. L’ensemble
constitué par les mines, l’industrie et les BTP arrivait à peine à 31%
du PIB. C’est dans les années de la guerre et après-guerre que ce
tissu va se diversifier et se muscler relativement, notamment dans
l’industrie légère. Abdelaziz Belal relève ainsi que «la plupart des
entreprises industrielles de quelque importance que ce soit ont été

Les lignes de chemins de fer ou les routes
profitaient, dans le cadre d’une économie
impériale, aux banquiers européens, aux
entrepreneurs français et aux colons installés
au Maroc
créées par des groupes français. […] quant au capital privé marocain, il était dans l’ensemble pratiquement à l’écart du capitalisme
industriel, mis à part quelques petites et moyenne entreprises industrielles dans les branches de l’alimentation du textile et de la chaussure, une certaine participation dans les transports routiers et quelques entreprises de construction de bâtiment». Il relève aussi le rôle
prépondérant des secteurs dits improductifs comme le commerce, la
distribution, la spéculation immobilière et foncière.
Selon toute vraisemblance, le plus grand gagnant du système mis
en place par le protectorat fut finalement le grand capital métropolitain.
Les grands groupes financiers comme Paribas qui, à travers
la Compagnie Générale du Maroc (Génaroc), son bras armé au
royaume, va dominer la quasi-totalité de l’économie marocaine.
Elle sera l’un des plus grands promoteurs du capitalisme colonial au
Maroc. Services publics de l’électricité et des chemins de fer, travaux publics, transport routier, ports, industrie diverses, agriculture,

pêche, mines, pétroles, immobilier, entrepôts, boissons, Banque d’Etat du Maroc…
un conglomérat aux multiples ramifications
politico-économiques et qui finit par acheter la 2ème plus grosse entreprise du Maroc:
l’ONA.
De la création de la CTM en 1919 à la
cession de la holding à Paribas, l’ONA «a
été pendant toute la durée du protectorat
et reste encore maintenant, pour certains,
plus qu’une raison sociale: un symbole, celui du capitalisme colonial prédateur. Quant
à l’homme dont le nom est lié à cette entreprise, Jean Épinat, il serait la personnification de l’affairisme impitoyable qui a
mis le Maroc en coupe réglée durant plus
de quarante ans», note Georges Hatton.
En 1949, peu avant son rachat par Paribas,
l’ONA pesait près de 5 milliards de francs
en propre et possédait plusieurs filiales indépendantes dans l’immobilier, la vente
automobile, le transport pas seulement de
voyageurs et marchandise via la CTM, mais
aussi minier et automobile, service électrodiesel, les mines, la métallurgie, la chimie,
l’industrie électrique et de transformation,
le tourisme… un empire qui permettait de
dégager une rentabilité de 34% et plus de
885 millions de francs de résultat en 1952.
L’autre grand bénéficiaire du protectorat est l’agriculture d’exportation et plus

023

Le débarquement
américain
au Maroc va
être le début
d’une alliance
stratégique
entre le royaume
chérifien et le
pays de l’Oncle
Sam.

1939-1942

Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Du protectorat au Libéralisme

Le très
controversé
magnat Jean
Epinat crée la
CTM, marquant
le début de
son épopée
au Maroc. Il va
se diversifier à
travers sa holding
ONA avant de
la céder à la
banque Paribas
au crépuscule de
sa vie.

1919-1953

024

particulièrement l’agriculture moderne de
type européen. Celle-ci domine d’ailleurs
une grande partie des exportations marocaines de l’époque dans la mesure où
l’agriculture représentait près du tiers
des exportations marocaines en année de
mauvaise récolte et plus de 40% dans les
années normales. «Ainsi, entre 1935 et
1955, la production d’agrumes a été multipliée par 7, celle des tomates par près de
3, celle de vins par 2,3, tandis que la production de blé dur n’était multipliée que
par 1,3 et celle de l’orge seulement par
1,1», note Abdelaziz Belal. Cette agriculture fut presque entièrement la création du protectorat et était dominé par la
colonisation agricole étrangère. «Le trait
saillant de l’agriculture moderne découle
de son caractère de culture organisée en
fonction de la recherche du profit: culture
scientifique, degré élevé de mécanisation,
attaches bancaires et relations étroite avec
l’organisation des grand marché», poursuit l’économiste.

Structure capitaliste postcoloniale
Les structures décrites et leur mode de
gestion vont sans doute marquer le capitalisme marocain. Ainsi, selon la typologie de René Galissot, dans «Le Patronat
européen au Maroc», ce dernier met en
évidence trois types d’entrepreneurs: le
haut patronat, qui est basé essentiellement
dans la métropole et qui siège au sein des
conseils d’administration des grands groupes industriels ou financiers; le patronat
des chambres de commerce et qui est, selon plusieurs auteurs, le vrai patronat au
Siège de la CTM mitoyen de la Banque d’Etat du Maroc à Casablanca dans les années 20.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

Maroc, c’est-à-dire, des capitaines d’industries et de holding ayant
une très grande influence et proximité avec les sphères de pouvoir
et finalement le patronat «margoulin», brutal et exploitateur, qui
cherche le bénéfice et se met dans des perspectives court-termistes
sans réelle vision d’entreprise. A ces distinctions, on peut aussi
ajouter le propriétaire terrien qui met les terrains acquis au service
d’une agriculture d’export.
Par analogie, on pourrait comparer cette typologie issue de la
tradition capitaliste coloniale à l’évolution des structures du capitalisme national après l’indépendance. Ainsi, bien que les premiers
fondements du secteur privé marocain ont été jetés durant la période du protectorat, essentiellement, sous la forme de fortunes
constituées dans le commerce de gros et la distribution, l’agriculture et la spéculation immobilière et foncière, l’apparition d’un
capitalisme marocain ne sera relativement effective qu’a partir de
l’indépendance. Le capitalisme national n’apparaîtra que grâce à un
accompagnement fort de l’Etat (soutien de l’agriculture d’exportation et du tourisme, politique de développement d’une industrie
de substitution aux importations et politique de marocanisation).
Ainsi, on peut lire dans le rapport du cinquantenaire sous la thématique «Croissance Economique et Développement Humain»
qu’à partir des années 70, «la formation des groupes privés marocains est une des manifestations du processus de concentration de
la propriété du capital qui va profiter essentiellement aux familles
commerçantes et à certains propriétaires fonciers. L’accès privilégié à l’appareil administratif de l’Etat, la proximité du pouvoir
politique et la création de liens de coopération et de solidarité avec
les dirigeants économiques étrangers dans le cadre d’associations
de producteurs, de comités techniques et professionnels vont être
déterminants dans la configuration du secteur privé marocain au
sein duquel le grand capital privé va occuper des positions importantes». On voit là une tentative de l’Etat de créer une classe d’entrepreneurs pour reprendre une partie du patrimoine constitué par
la colonisation. Et si, dans une certaine mesure, des affaires ont été
effectivement reprises par les grandes familles marocaines en se
rapprochant des groupes français et en profitant du soutien d’institutions publiques, ces politiques n’ont pas pour autant permis
le développement d’entrepreneurs dans le sens Schumpétérien.
Pour beaucoup d’observateurs, cette tendance est due au fait que
malgré la création d’un capital national, une grande partie de la
bourgeoisie marocaine n’a pas pu sortir des mécanismes traditionnels d’économie de rente et de connivence avec l’Etat. Pire, dès
les années 1980, la Monarchie elle-même entre dans les affaires à
travers la prise de participation majoritaire dans l’ONA et son renforcement à travers l’acquisition de nombreuses entreprises, ce qui
brouille encore plus les cartes et met en avant le rôle de l’affairisme
plutôt que de l’entreprenariat. Une situation dont a pâti l’économie marocaine retardant l’émergence d’une classe d’entrepreneurs
dont l’une des conditions principales est la confiance dans l’avenir
grâce à la transparence des règles du jeu et la stratégie des acteurs.
Et ce n’est pas un hasard si l’œuvre fondamentale du protectorat
fut la mise en place d’un noyau administratif moderne et transparent du moins pour les colons… E|E
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Influence étrangère

Capitalisme
sous influence
026

ongtemps considéré comme une
création du protectorat, le capitalisme marocain ne
s’est effectivement mis
en place, qu’à partir de
la politique dite de marocanisation. Essentiellement constitué d’entreprises
françaises,
l’agriculture moderne
et l’industrie marocaine vont se développer
essentiellement pour
l’exportation. L’extraversion de l’économie
était aussi bien due au
type d’entreprises qui
n’investissaient que par
les contraintes juridiques imposés au Maroc. Face à la faiblesse
de
l’investissement
productif privé après
1956, le tissu productif
marocain sera a jamais
marqué par le sceau de
la dépendance.

L

Mohammed V et le prince
héritier Hassan II, avec le
Général De Gaulle

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Influence étrangère

028

cette période, mais du fait de la prédominance de la culture des céréales, celle-ci va être frappée de plein fouet par la chute mondiale
des cours en 1932 suite à la répercussion de la Grande Crise de 1929.
A la même période, la fièvre de la construction des «quartiers européens» dans les villes ou les nouveaux quartiers administratifs va voir
s’envoler l’activité immobilière entraînant, par la même occasion, une
spéculation foncière soutenue. Les institutions de crédits et établissements commerciaux vont aussi voir leurs activités fleurir lors de
cette première période de la colonisation afin d’assurer la collecte et
l’exportation des produits agricoles et des minerais, l’importation des
produits industriels et énergétiques, ainsi que les produits de grande
consommation (thé, sucre, tissus etc.). C’est à cette époque, toujours
selon Belal, que le capitalisme marocain va connaître la constitution
de ses premiers noyaux sous la forme des filiales des grands groupes
français: Régie des tabacs et Chaux et Ciments du Maroc (19121914), superphosphates (Kuhlmann), Brasseries du Maroc, Ateliers
de construction Shwartz-Haumont (1919-1923), Etablissement
Carnaud (de Wendel), Compagnie sucrière Marocaine (Raffinerie
Saint-Louis) et les sociétés minières: Aouli, Zellidja, Djérada, Chérifienne des pétroles. Les principales sociétés concessionnaires de services publics datent aussi de cette époque: Compagnie des Chemins de
Fer du Maroc, Energie Electrique du Maroc et la Société marocaine
de Distribution. Après ces premières années fastes, la période qui va
suivre va connaître les contrecoups de la crise mondiale et l’économie
aussi va se confronter aux limites des accords bilatéraux signés par le
Maroc et surtout le cadre contraignant de l’Acte d’Algésiras de 1906,
ainsi que les traités que la France avait signés avec les autres puissances coloniales de l’époque pour se garantir la colonisation du Maroc.

Une économie extravertie

Ainsi, la période 1912 à 1932 fût marquée
par la constitution de ce qui était appelé les
sociétés chérifiennes, essentiellement composées d’activités nouvelles accaparées par
l’agriculture de la colonisation, l’immobilier
et le commerce. Elles furent favorisées, selon
l’économiste Belal, par les dépenses publiques et les dépenses militaires. Etendu sur
800.000 hectares, l’agriculture coloniale va
connaître une envolée spectaculaire durant

1965

Le premier noyau de l’industrie marocaine
se constituera au fur et à mesure de l’implantation des premiers ateliers étrangers,
notamment français, dès la fin des années
1910. L’industrialisation du pays va prendre
un élan reconnu à la fin des années 1930
formant de la sorte le noyau de l’industrie et
des services marocains. Les firmes françaises
maintiendront en grande partie leur prédominance sur un certain nombre de secteurs et
ce, malgré l’interlude de la marocanisation.
A la veille de l’indépendance en 1956, la
part des intérêts marocains dans l’activité
économique n’était que de 5 à 7%. Il passe à
30% en 1960, puis à 40% en 1970. Jusqu’en
1973, date de la loi sur la marocanisation, les
capitaux étrangers contrôlaient toute l’économie marocaine. «A l’exception du textile,
de la minoterie et des mines, la moyenne partie du potentiel industriel marocain est détenue
et contrôlée par des intérêts étrangers», selon
l’économiste marocain Abdelaziz Belal, dans
son ouvrage de référence, «l’investissement
au Maroc (1912-1964)» paru en 1968. C’est
donc bien sous l’impulsion étrangère que les
germes du capitalisme marocain sont apparus, sans pour autant en faire un vrai système
capitaliste.

Au début, le protectorat

Les émeutes
de Casablanca
montreront au
Makhzen la
nécessité de
constituer une
base sociale
à même de
perpétuer son
pouvoir. C’est
le début de la
génération de la
rente.

En effet, bien que la colonisation française ait commencé à constituer quelques joyaux de l’industrie et des services encore vivants
aujourd’hui, l’économie marocaine était essentiellement extravertie et ne va pas pour autant donner naissance à ce qu’on appelle

L’usine des superphosphates et produits chimiques
Kulhmann à Casablanca en 1925.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Influence étrangère
Les coups d’Etat
contre Hassan
II renforcent
le système de
rente. En plus
des grandes
familles
bourgeoises, les
militaires et les
forces de l’ordre
vont bénéficier
des largesses du
pouvoir.

1971-1972

030

aujourd’hui le capitalisme. Ainsi, entre 1920
et 1956, les exportations marocaines vont
passer de 164.000 tonnes à 8.455 milles tonnes, essentiellement constituées de minerais
(phosphates et plomb), de l’agriculture de la
colonisation (tomates, agrumes, céréales et
légumes frais) et la transformation de certains produits agricoles (légumes secs, sucres, conserves de poissons, huiles d’olives,
vins…). C’est en tout une vingtaine de produits qui dominent la structure des exportations marocaines, mais aussi du tissu productif. Les importations vont aussi connaître
une explosion soutenue par la politique de la
«porte ouverte» imposée au Makhzen avec le
traité d’Algésiras. L’extraversion de l’économie marocaine était donc une conséquence
due d’une part à l’exploitation coloniale, mais
aussi à la nécessité de sauvegarder les intérêts
des puissances étrangères au Maroc.
Le Maroc était ainsi considéré parmi les
seuls pays dans le monde où tous les pays
pouvaient vendre leurs produits sans pour
autant acheter quelque chose en contrepartie. Jusqu’au point où en 1934, six pays
( Japon, URSS, Tchécoslovaquie, Argentine,
Suisse, Uruguay) avaient pu exporter jusqu’à
200 millions de Francs sans rien importer
du Maroc! La France, quant à elle, absorbait 60% des exportations marocaines et lui
vendait 46% de ses besoins. «Serviteurs et gardiens d’un circuit de libre-échange, nous sommes
privés […] de ces puissants appareils de coercition dont disposent les souverainetés résolues à

Les mines de cobalt de Bou Azzer en 1953.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

L’Acte d’Algesiras:
Le libéralisme impérialiste
Selon George Haton, le régime de la «porte ouverte» imposé par l’Acte
d’Algesiras en 1906 limitait toute possibilité de développement industriel ou
commercial au Maroc puisqu’il mettait en concurrence les produits fabriqués
localement avec des produits importés sans aucune restriction. Mais en
contrepartie le pays pouvait s’équiper à moindre coût car les importations
étaient détaxées et, du coup, permettait de maintenir un coût bas de la vie.
«Le Maroc est l’un des rares pays où le cours mondial théorique existe en
réalité. Bien des marchandises s’y vendent même au-dessous des cours,
car le Maroc est, comme on l’a dit, le paradis des dumpings et les produits
étrangers s’y vendent non à leurs prix de revient moyen, mais à des prix
de revient de «surplus de production» bien inférieurs», explique un haut
fonctionnaire français en 1934 cité par Haton.
Cette situation va pousser les industriels et les milieux économiques français
à se mobiliser contre l’acte d’Algesiras. Et toute une machine de lobbying
et de manœuvres diplomatiques va se mettre en branle pour casser les
contraintes imposées par ce traité signé par le Maroc dans des conditions
historiques particulières.
Le comité central des industriels du Maroc va se constituer en 1933 et
demander dès 1934 la modification de l’acte d’Algesiras. Pourtant, face à
l’intransigeance des Américains dont le statut particulier dans le royaume
était garantie par une multitude de traités bilatéraux, le gotha économique et
financier français, malgré la position favorable des Belges et Britanniques,
ne va pas réussir à modifier ce traité. Il va falloir attendre le début de la 2ème
guerre mondial pour voir changer les conditions des exportations et des
importations et aussi l’afflux relatif de capitaux privés de la métropole.

instaurer et à conduire un mécanisme planifié: ni monopole du commerce
extérieur, ni contingents, ni droits mobiles, ni contrôle du change… Le Statut du Maroc a des origines internationales qui entraînent et imposent des
servitudes», expliquait le Résident général Labonne en 1946 dans un
discours devant le conseil du gouvernement français, cité par George
Haton dans son ouvrage «enjeux économiques et financiers du protectorat marocain (1936-1956)», paru en 2009.
Cette situation décrite à la fin de la guerre était déjà perceptible au
début du protectorat. Et le premier choc externe va mettre à mal le
noyau d’économie moderne mis en place.
Ainsi, entre 1932 et 1938-1939, l’économie marocaine sera ébranlée par les retombées de la crise mondiale qui, selon Jacques Berque,
a «atteint l’Afrique du Nord plus tardivement encore que la métropole, soit
vers 1932. La crise s’est toutefois manifestée plus précocement au Maroc:
on en enregistre les 1ers indices dès 1930». Elle voit une chute de l’activité, notamment due au tarissement de la manne des grands chantiers
initiés par la colonisation et la montée des dépenses liées à la dette
publique, qui culminent à 30% du budget en 1935 et une explosion
de la dette privée aussi estimée à 500 millions de francs de l’époque,
ainsi qu’un désinvestissement en masse et une réduction du capital
des firmes les plus solides.
Cette situation ne sera partiellement dépassée qu’au début de la
guerre qui provoquera, selon les termes d’Albert Ayache «une sorte de
frénésie qui agita les milieux d’affaires.». Confronté à la pénurie des matières importées et la montée des cours mondiaux des produits agricoles et des matières stratégiques (manganèse, cobalt…), la demande
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Influence étrangère
intérieure et extérieure va stimuler la croissance de la production nationale. Ainsi, le capital privé, essentiellement constitué d’entrepreneurs ayant fuit la guerre en Europe, va relancer la dynamique de l’investissement. Et, de ce fait, durant 7 ans (1939-1945), «la somme des
capitaux consacrés à ces investissements dans l’industrie a au moins égalé
celle des 27 années passées», estime Abdelaziz Belal. Cette tendance
va continuer après la guerre jusqu’à être qualifiée de principal boom
économique du protectorat. Essentiellement tiré par l’investissement
privé en provenance de la France, mais aussi par le réinvestissement
des bénéfices de la guerre, ce dynamisme économique va stimuler
deux principales activités: la construction et l’industrie. Cette dernière
va croître entre 1938 et 1956 de 180%. L’industrie de l’époque est
essentiellement créée par des filiales de groupes français au Maroc
dans les secteurs du textile, de la métallurgie, de l’industrie chimique… et sera à 70% destinée au marché local. Une sorte de délocalisation de la production avant l’heure, puisqu’entre 1945 et 1955, plus
d’une centaine de milliards de Francs vont être investis au Maroc. Ce
boom sera soutenu par une politique coloniale volontariste. L’investissement dans les secteurs productifs va s’accompagner de la mise
en place d’un grand programme d’équipement, notamment en énergie. «L’hydraulique demeure, comme elle le fut toujours, l’œuvre première
du pays marocain.», s’exclame le Résident général Labonne devant le
Conseil du gouvernement français en 1946. L’hydro-électricité, mais
aussi les mines, à travers les Charbonnages de Djérada qui deviendra
Charbonnages nord africain, et les moyens de communication vont
constituer le fer de lance des grands travaux de l’époque. Ces investissements se sont ainsi élevés à plus de 62% du budget d’équipement
de l’Etat et à 96% des investissements du secteur semi public durant
la période 1949-1953.

Le Maroc était parmi les seuls pays dans le
monde où tous les pays pouvaient vendre leurs
produits sans pour autant acheter quelque
chose en contrepartie
La dépendance post indépendance
Cette tendance de la dépendance à l’influence étrangère ne va pas
s’estamper après l’indépendance. A cette époque, le contexte politique
était marqué par un mouvement national bien ancré dans la société
marocaine. La majorité des tendances de ce mouvement cherchaient
à dépasser les archaïsmes de ladite société et ce, par le biais de réformes économiques, sociales et politiques.
A l’instar des pays nouvellement indépendants, le Maroc était soucieux de rétablir sa souveraineté politique et diminuer sa dépendance
économique. C’est dans ce sens que «des mesures générales furent prises
dès le lendemain de l’indépendance: il en fut ainsi des mesures de protection
de l’industrie locale qui avait pour but d’encourager l’industrialisation
du pays offrant aux entreprises locales des conditions plus avantageuses de protection contre la concurrence extérieure», explique Belal. Bien
qu’ambitieux, le programme d’indépendance économique voulu par

L’exploitation des phosphates va être la vache à lait du budget public dès 1920.

le gouvernement Abdallah Ibrahim et les cadres du mouvement national, n’engendrera
pas un grand changement par rapport à la
situation laissée par la colonisation si ce n’est
une hémorragie de capitaux vers l’étranger
laissant l’économie exsangue de ressources
financières à même de poursuivre le plan
quinquennal adopté.
De même, les mesures d’encouragement
mises en place à partir des années 60 afin
d’aider à la constitution d’un capital privé
marocain vont donner des résultats mitigés
et vont plus participer à renforcer une classe
d’«affairistes» et d’hommes d’affaires plutôt
que d’entrepreneurs dans le sens schumpetérien: innovateurs, ayant le goût du risque et
surtout qui investissent dans le tissu productif. Que ce soit le code des investissements,
la politique de substitution aux importations,
l’accès aux commandes publiques, la mise en
place d’une politique facilitant l’accès au crédit et favorisant les exportations, la politique
des bas salaires…, les politiques publiques
n’ont pas mené à la constitution de ce que
l’on peut réellement appeler une bourgeoisie
nationale. Ainsi, selon Noureddine El-Aoufi,
dans son ouvrage La Marocanisation, «en
1963, 450 entreprises françaises réalisent plus de

031

Le Maroc est
au bord de la
crise cardiaque
nécessitant
l’intervention
des institutions
internationales
pour rétablir
ses équilibres
économiques et
financiers.

1981 - 1983

Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Influence étrangère
Après le
redressement, le
Maroc enclenche
la libéralisation
économique. De
nouvelles lois
sont éditées pour
une meilleure
régulation de
l’économie. Le
Maroc intègre
l’OMC.

1993 - 1994

la moitié du chiffre d’affaires de toute l’industrie
marocaine». Et de continuer: «Le capital privé
marocain n’a pas réussi, après l’indépendance,
à élargir sa base d’accumulation aux sphères
occupées par le capital étranger. Celui-ci, caractérisé par sa structure fortement monopolistique,
a continué à dominer les secteurs les plus productifs de l’économie nationale, repoussant dans la
sphère non productive (immobilier) le capital
local privé». Ce qui pousse Abdelaziz Belal et
Abdeljalil Agourram, dans une étude parue
en 1969, à faire le constat suivant: «le bilan de
l’industrialisation du Maroc depuis l’indépendance apparaît plutôt maigre».

Marocanisation?

032

Pour palier cette faiblesse et développer sa
base sociale et surtout contrer les critiques
récurrentes à l’époque, qui consistaient à dire
que le pouvoir «cherchait toujours à servir les
intérêts néocolonialistes et un état de privilèges et
d’exploitation», le roi Hassan II va lancer, lors
du discours du Trône de 1973, ce qui sera
appelée la politique de marocanisation. Une
liste de plus de 3.000 entreprises marocanisables avant mai 1975 sera publiée pour les
deux phases de cette opération d’envergure. Il
s’agit essentiellement des activités commerciales, d’importation et la représentation de
ventes au détail. Sont incluses aussi les activités de travaux publics et bâtiments, transport,
automobile, leasing, agences de publicité, so-

Hassan II dans une conférence de presse en novembre 1976 à Paris.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

ciété de crédit, entrepôts et magasinage, gérance d’immeuble, industrie alimentaire et celle des engrais pour la première liste. La seconde
concernait les banques, l’assurance et les activités commerciales et
industrielles concernant la production de farine, pattes alimentaires,
lièges, élevages et engins agricoles. Le secteur de distribution de l’hydrocarbure n’a été ajouté aux activités à marocaniser que longtemps
après. Sont exclues certaines branches industrielles, notamment celles qui touchent à l’exportation et le tourisme. Finalement, et suite
à l’évaluation de cette politique en 1977, sur les 4.417 entreprises
marocanisables, 3.009 entreprises sont effectivement concernées par
le Dahir de 1973. Dans les faits, 1.483 entreprises seulement sont
marocanisées. «Le capital marocain ne parviendra à s’installer que sur la
moitié de l’espace marocanisable. Au surplus, il continuera d’opérer principalement dans la sphère improductive (commerce, immobilier) du procès
de production d’ensemble», souligne El Aoufi. Et à Simon Perrin, dans
«Les entrepreneurs marocains, un nouveau rôle social et politique face au
Makhzen?», de surenchérir: «La marocanisation ne peut en tout cas pas
s’analyser en termes de politique économique ou comme facteur de croissance;
elle est avant tout un thème politique, qui n’est pas l’expression d’un projet
national, mais plutôt un processus de stratification sociale au profit de la
seule bourgeoisie d’Etat technobureaucrate.» Et ce n’est pas la «décennie
perdue du développement» inaugurée par la «démarocanisation» du
code des investissements en 1982 et par le plan d’Ajustement structurel en 1983 ou la politique de libéralisation lancé par la réforme de
la loi bancaire en 1993 suivie de la politique de privatisation et de
restauration des équilibres macro économiques qui changera la donne. Selon l’analyse de Mohammed Saïd Saâdi dans «Secteur privé
et développement humain au Maroc 1956-2005», «l’étude de la composition de patrimoine des fractions avancées du secteur privé marocain
révèle d’ailleurs la prédominance des activités improductives, sa structure
étant composée pour moitié de biens immobiliers urbains et ruraux, 25% de
capital commercial et 25% seulement d’actifs non commerciaux. D’autres
chercheurs ont abouti à des conclusions analogues avec une place prépondérante pour l’immobilier (52%), le reste étant réparti entre l’industrie
(31%) et les activités commerciales et de service (17%)». Aujourd’hui
encore, les 10 plus grandes entreprises françaises implantées dans le
pays représentent à elles seules près de 14% du chiffre d’affaire cumulé des 500 plus grosses entreprises du Maroc. Que ce soit dans les
services, l’industrie, les BTP ou la finance, l’économie marocaine est
encore extravertie et avec des secteurs très faiblement intégrés. «En
fait, le principal problème qui se posait était celui d’une reconversion
profonde des structures économiques qui avaient été façonnées par
plus de 40 ans de régime colonial, et la création des conditions sociales, politiques et culturelles d’un véritable décollage économique.
D’une économie coloniale, il fallait faire une économie nationale, qui
crée par elle-même des forces et des mécanismes internes d’accumulation du capital et de progrès», diagnostiquaient Abdelaziz Belal et
Abdeljalil Agourram dans «Les économies maghrébines, il y a plus
de 30 ans». Les efforts notables des 10 dernières années, notamment
en termes de développement des infrastructures, de la mise en place
d’institutions de régulation, le lancement du concept des champions
nationaux ou l’inauguration des stratégies sectorielles feront-ils la différence? La question sera, sans doute, encore d’actualité durant les
prochaines années. E|E
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Politique monétaire

La Banque d’Etat
du Maroc
034
’histoire de la
Banque du Maroc est fortement
liée au développement du capitalisme
dans le royaume. Celleci se mettra en place
dès 1907 et étalera
son domaine de compétence sur le secteur
bancaire en se renforçant au fur et à mesure
du développement de
l’économie. La réforme
bancaire de 1993, puis
la réforme de Bank Al
Maghrib, donneront un
nouvel élan au secteur
bancaire et financier
qui deviendra l’un des
principaux secteurs de
l’économie marocaine.
Retour sur une épopée
intimement liée au développement du capitalisme marocain.

L

Guichet de la banque d’Etat du Maroc en 1938

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Politique monétaire
Premier
gouvernement
de l’alternance
dans l’histoire du
Maroc. Son mot
d’ordre: austérité
et rationalisation
de la gestion
budgétaire.

1998

La création de la Banque d’Etat du Maroc était, dès 1904, l’une des ambitions d’un
consortium bancaire leadé par la Banque de
Paris et des Pays-Bas. Ce souhait sera exhaussé en 1906 suite à la conférence d’Algésiras.
L’Acte d’Algésiras va priver l’Etat marocain,
dans ses articles 31 à 38 de l’une de ses attributions régaliennes les plus essentielles, à savoir le pouvoir d’émission de la monnaie. La
Banque d’Etat du Maroc a été constituée en
février 1907 sous forme de société anonyme
de droit français dont le siège social était à
Tanger. Son capital était réparti entre les 12
pays signataires de l’Acte (dont le Maroc) et
à l’exception des Etats-Unis. A la suite d’un
jeu d’influence et de «grignotage de parts»
mené par Paribas, la cession du Maroc et de
certains pays de leurs quotes-parts permettra
à la France de détenir la majeure partie du
capital de la Banque.

Siège de Bank Al Maghrib dans les années 50.

Un statut particulier

036

Selon l’Acte d’Algésiras, la Banque d’Etat
sera investie de certaines prérogatives de
Banque centrale. Elle avait d’abord le privilège exclusif d’émettre des billets et de la
frappe des pièces de monnaie en argent de
type «peseta hassani». L’émission de billets
devait être garantie par une encaisse égale
au moins au tiers de la valeur des billets en
circulation et composée pour au moins un
tiers en or ou en monnaie d’or. Elle remplissait également le rôle de trésorier-payeur de
l’empire chérifien. A ce titre, elle recevait le
produit des douanes et assurait le service des
emprunts chérifiens avant que cette fonction
ne passe aux mains d’un trésorier du protectorat en 1920. La Banque fixait aussi, en
accord avec la Direction des finances, le taux
d’escompte bancaire, et jouissait du droit de
préférence pour l’émission de ses emprunts
et négociations des bons du trésor et autres
effets à court terme du gouvernement. En
plus de ces prérogatives de banque centrale,
elle était également un établissement de crédit à titre privé habilité à réaliser toute opération bancaire.
La banque sera dès 1920 confrontée à une
crise monétaire suite à l’appréciation de la
pièce hassani du fait de son poids en argent,
ce qui poussera la banque à le démonétiser
et à la création du franc marocain en 1921
ayant une parité fixe avec le franc français.
Cette monnaie sera gérée à partir «d’un
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

compte d’opération» auprès du trésor français jusqu’en 1959, date à la
quelle le Maroc indépendant quitta la zone franc et créa le dirham.
Ce compte d’opération sur lequel étaient inscrites toutes les opérations effectuées entre la France et le Maroc permettait d’éviter
les opérations de changes entre la métropole et la colonie en ce qui
concerne la compensation des dettes et créances entre les deux pays.
De fait, à travers un jeu d’écritures comptables, était évité qu’un pays
soit trop endetté par rapport à l’autre. Ce mécanisme va permettre
à la France d’être débitrice auprès du Maroc pendant la guerre sans
dépenser un sous, mais en créant des francs marocains… le déficit du
trésor français envers la Banque d’Etat du Maroc atteindra 16,021
milliards de francs en 1949 renforçant l’emprise de Paribas, le principal actionnaire de BEM, sur l’économie marocaine. Les bénéfices de
la banque vont d’ailleurs atteindre 1,587 milliard de francs en 1953
avec un rythme de progression allant jusqu’à 40% après-guerre.

L’activité bancaire
Pendant une grande partie de la période du protectorat, l’exercice
de l’activité bancaire n’était régi par aucun texte particulier. Il va falloir attendre la promulgation du dahir du 31 mars 1943, relatif à la
réglementation et à l’organisation de la profession bancaire. A partir
de cette date, plusieurs textes vont être mis en place qui donnent à
la direction des finances des compétences générales en matière de
contrôle et de réglementation des conditions d’exercice de l’activité
bancaire, ainsi que le pouvoir de sanction des infractions à cette réglementation. Pour l’accomplissement de sa mission, le directeur des
finances était assisté par le «Comité des banques», instance consultative chargée d’émettre des avis ou des propositions sur toutes questions intéressant la profession et appelant des mesures à caractère
individuel ou général.
Ce n’est qu’à partir de 1959, avec la création de la Banque du Ma-
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Politique monétaire

038
Peseta
Hassanienne de
1889 et Franc de
Mohammed V

r
roc en substitution de la BEM que la Banque
centrale va reprendre ses prérogatives. Cet
c
établissement public doté de la personnalité
é
civile et de l’autonomie financière s’est vue
c
confier le privilège de l’émission de la monc
naie fiduciaire, ainsi que la mission de veiller
n
à la stabilité de la monnaie et de s’assurer du
bon fonctionnement du système bancaire.
b
A partir de mars 1987, la dénomination de
«Bank Al-Maghrib» (BAM) a été substituée
«
à celle de «Banque du Maroc».
Pour renforcer son indépendance et répondre aux objectifs de développement et
p
aux besoins de financement, l’Etat a procédé
a
à la création d’organismes financiers spécialisés et à la restructuration de certaines institus
tions existantes. Ainsi furent créés, en 1959,
t
la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), le
l
Fonds d’Equipement Communal (FEC), la
F
Caisse d’Epargne Nationale (CEN), la BanC
que Nationale pour le Développement Ecoq
nomique (BNDE) et la Banque Marocaine
n
du Commerce Extérieur (BMCE). L’année
d
1961 a vu la restructuration du Crédit Agri1
cole et du Crédit Populaire ainsi qu’en 1967
c
le Crédit Immobilier et Hôtelier va succéder
l
à la Caisse de Prêts Immobiliers du Maroc.
C’est à la même année qu’une loi relative à
C
la profession bancaire et au crédit, sera décrétée.
En 1993, cette loi va profondément être
réformée permettant d’assainir et de moderniser le secteur tout en renforçant le rôle de
contrôle de BAM en élargissant son indépendance et ses prérogatives. Cette réforme
a aussi permis d’élargir les bases de la concer-

La Banque d’Etat du Maroc de Rabat.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

Tanger, l’internationale
Tanger était détaché du protectorat français et espagnol. Phénomène unique
dans l’histoire du droit mondial, elle devient la Zone Internationale de Tanger,
placée sous le régime de la neutralité permanente, jusqu’en 1960, quatre ans
après l’indépendance du Maroc.
Très peu de travaux académiques circulent sur Tanger. Son histoire internationale demeure méconnue. Paradis fiscal, la Zone ou plutôt l’Interzone comme
elle était appelée, constituait une entité autonome internationale dégagée de
toute attache fiscale externe… Aucune restriction au droit d’y faire entrer de
l’or, sans payer ni douane ni impôt. On comptait plusieurs bureaux de poste
de nationalités différentes ainsi que plusieurs devises. Quantité de banques
de tout horizon s’installèrent sur place faisant fortune en spéculant sur les taux
de changes. En raison du changement de l’environnement économique après
l’indépendance et en l’absence de visibilité, les investisseurs et les opérateurs
qui avaient contribué à l’édification de l’économie de la région ont commencé
à fuir Tanger. Pour rattraper le coche, le législateur marocain a mis en place le
dahir de 1963 rétablissant un avantage fiscal propre à Tanger comme c’était
le cas durant la période coloniale, du temps où la ville jouissait d’un statut
international. Mais cette décision n’a pas été suivie de mesures d’accompagnement ni de volonté politique. «A l’époque de feu Hassan II, le pouvoir
central accordait peu d’attention à la région. Pourtant, il faut noter que jusqu’en
1975 une dynamique économique importante régnait dans la ville de Tanger.
Le taux de chômage ne dépassait pas 3% et la ville captait 30% du flux touristique national. De 1975 jusqu’en 1999, il y avait un retour en arrière et la ville a
perdu plusieurs de ses acquis. Inutile de rappeler qu’au Maroc un texte de loi
n’est pas suffisant dans l’absence d’une volonté politique. Cette volonté, on ne
l’a sentie réellement qu’avec l’intronisation de SM le Roi Mohammed VI», avait
déclaré le député Najib Boulif à Economie&Entreprises en 2007.

tation entre les autorités monétaires et la profession à travers la création du Conseil National de la Monnaie et de l’Epargne «CNME»
et le Comité des Etablissements de Crédit «CEC». La crédibilité
du secteur sera aussi renforcée à travers une meilleure protection des
clients.
Le rôle de BAM va connaître un autre tournant avec la loi 76-03
en conférant à BAM un statut «sus generis» qui renforce l’autonomie
de la Banque centrale en matière de conduite de la politique monétaire et une base légale à sa mission de surveillance et de sécurisation
des systèmes et des moyens de paiement. Ce nouveau statut améliore
aussi certains points de la loi de 93 concernant la concertation et la
protection des clients…
L’autre fait marquant du secteur est la marocanisation et la privatisation du système bancaire. La loi de 1973 et la privatisation
des banques d’Etat a modifié substantiellement la physionomie du
paysage bancaire et financier national. Elle a permis, d’une part, de
limiter l’influence des sociétés mères étrangères, en permettant, pour
la première fois, à des groupes marocains d’entrer dans le capital des
banques existantes et, d’autre part, de réduire par fusion-absorption
ou transformation le nombre des établissements bancaires à 15 banques. Cette politique, ainsi que toutes les mesures concernant la libéralisation et la régulation du système financier va ouvrir une autre
perspective: celle de l’internationalisation. Ainsi, le modèle bancaire
marocain commence à s’exporter en Afrique subsaharienne et surtout
a permis le lancement du chantier de la mise en place du projet de
Casablanca Finance City. Un pari sur l’avenir… E|E
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Les acteurs

Les grandes fortunes
du royaume
onstitué entre le
19ème et le début
du 20ème siècle,
les grandes fortunes du Maroc constituent aujourd’hui l’essentiel du maillage du
capitalisme
national.
Marqué par leurs origines commerçantes, les
grandes familles du capitalisme marocain vont
vite se déployer dans
plusieurs secteurs, notamment la construction, l’immobilier, l’agriculture puis quelques
industries et la finance.
Fortement concentré,
le capital marocain peine encore à quitter son
origine familiale pour
constituer une vraie
classe d’entrepreneurs.
Entre accointance avec
le pouvoir et reprises
des intérêts économiques du protectorat,
histoire d’une course
au profit.

C

040

Inauguration de l’Usine Berliet par
feu le roi Mohammed V, en 1958

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Les acteurs

La création de
Dar Assikah est
un événement
majeur de la
récupération du
pouvoir régalien
de frappe de
la monnaie. Le
Maroc entrera
dans le club
restreint des
pays ayant cette
prérogative.

1987

042

La première bourgeoisie marchande
fassie s’est constituée dans le commerce.
«Les dynasties bourgeoises du Maroc
d’aujourd’hui, socialement et politiquement importantes, sont nées au XIXe siècle», écrivait Jean-Louis Miège en 1963.
Déjà à l’époque, les membres de certaines familles fassies se sont installés aussi
bien dans les grandes villes marocaines
que dans des comptoirs commerciaux à
l’étranger comme en Algérie, au Sénégal,
en Egypte ou en Angleterre et en France
où elle pratiquait le commerce local ou
l’import-export de produits divers. Ces
familles en quête de puissance vont jouer
un rôle de premier plan dans le domaine
des activités économiques et urbaines du
pays.
Les origines
Elles s’enrichissent par le commerce
d’exportation (céréales, bétail, cuirs, etc.)
et d’importation (thé, sucre, tissus, bougies, etc.), elles sont à la base des échanges
économiques et politiques avec l’Afrique
(Algérie, Sénégal, Egypte), mais surtout
l’Europe (Marseille, Manchester, Gibraltar…) à partir des ports de Tanger ou de
Mogador. Toutefois, le volume des transactions n’était pas significatif. Aussi bien
du fait des difficultés de transport (faiblesse des ports et des moyens de transport, que des routes), mais aussi à cause
du manque de sécurité des biens et des

Le négoce est à la base de la fortune d’une grande partie de la bourgeoisie fassie.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

personnes, ce qui peut expliquer le rapprochement entre cette
bourgeoisie commerçante avec le Makhzen. Celui-ci la protégeait, mais aussi pouvait compter sur elle pour soutenir les finances publiques. «Il arrivait en effet que le Makhzen fasse appel
à ces familles pour des tâches bien précises. Il leur confiait soit
des missions diplomatiques, en raison de la connaissance qu’ils
avaient de l’étranger, soit des responsabilités dans la gestion des
finances publiques. Ainsi, la centralisation des fonds –collectés
par les caïds, qui avaient également des pouvoirs de police et de
justice, dans des conditions qui n’excluaient pas le recours à des
procédés très abusifs– et leur gestion étaient prises en charge,
sous l’autorité du ministre des Finances, par les négociants de
Tétouan, Rabat, Salé et Fès», relate Albert Ayach dans «Le Maroc: Bilan d’une colonisation», paru en 1956, cité par Saïd Tangeaoui dans «Les entrepreneurs marocains: pouvoir, société et
modernité», paru en 1993. C’était aussi une manière de contrôler
cette bourgeoisie, fortunée et autonome, qui pouvait prétendre à
concurrencer le Sultan dans son pouvoir politique.
Il s’agit des Benjelloun, Tazi, Lazrak, Lahlou, Bennis, Bennani, Berrada, Guessous, Chraïbi, etc., citons les Benjelloun qui
étaient au service depuis le règne de Moulay Hassan Ier, et les
Tazi, les Bennani qui étaient les uns des vizirs, les autres chargés
de l’exploitation des domaines fonciers et de la gestion du trésor
public…, mais aussi les Chraïbi, les Guessous et les Berrada qui
occupaient des postes importants dans les finances, la diplomatie
et l’administration fiscale.
Un autre genre de fortunes s’est constitué durant le protectorat. La fortune des Laghzaoui, Sebti, Mekouar, Laraki etc. est
liée à la période coloniale dans des activités comme le transport,
le commerce de grain, l’industrie alimentaire ou les huileries industrielles… Ainsi la fortune de Haj Omar Sebti (grossiste de
tissu) était estimée en 1950 à plus de 500 millions de francs, il
s’était aussi diversifié dans la minoterie en fondant «Les Grands
Moulins Idrissides». La famille Sebti était aussi l’une des rares
familles à disposer d’une participation dans une grande entreprise française: Lesieur Afrique. Laghzaoui, Quant à lui, dont la
fortune était estimée à la même époque à 100 millions de francs
a fait fortune à travers une entreprise de transport publique et
était un proche de Jean Épinat, son concurrent et fondateur de
CTM et ONA. Quelques autres notables étaient aussi des actionnaires dans le textile comme dans la société chérifienne des
textiles de Safi ou dans les boissons gazeuses (Coca-Cola). Mohammed Laghzaoui et Ahmed Lyazidi représentants élus des
chambres de commerce et d’industrie marocaines (et non moins
financiers du parti de l’Istiqlal) furent expulsés des séances du
conseil du gouvernement en 1951 car ils ont contredit les affirmations des autorités de l’époque sur les effets bienfaisants de la
colonisation.
On peut aussi citer la fortune accumulée durant le protectorat par quelques grandes familles amazighes comme la famille
Abaakil, Kassidi ou Akhennouch. Ce dernier originaire d’Agadir, va immigrer à Casablanca où il se lancera dans le commerce
de détail. D’un petit magasin, il en possédera une demi-douzaine avant de les liquider et revenir à sa terre natale. Là-bas, il
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Les acteurs

Le Roi
Mohammed VI
accède au trône
et annonce un
régne axé sur les
grands travaux,
sur le social et un
meilleur partage
des richesses.

1999

044

se lancera dans la pêche et la conserverie, avant d’être arrêté par le protectorat
en tant que coordinateur du mouvement
national dans la région sud. De sortie de
prison, ayant tout perdu, il se réinstalle à
Casablanca d’où il lance une affaire dans
l’activité de distribution d’hydrocarbures
en créant deux stations services. Il tentera
ainsi de casser le monopole imposé par les
multinationales sur ce secteur, notamment
en important son pétrole de l’URSS par le
truchement de son ambassade à Rabat.

Après l’indépendance
Pourtant, «le dynamisme des familles
fassies se manifestait essentiellement dans
le commerce et la spéculation: l’accumulation du capital commercial qu’elles ont
pu réaliser durant un laps de temps assez
court ne leur a, malgré tout, pas permis,
comme ce fut le cas dans le cadre d’un
schéma de révolution industrielle européen, d’accéder à un rôle social et politique prépondérant dépassant une culture
économique préindustrielle», constate
Simon Perrin dans «Les entrepreneurs
marocains, un nouveau rôle social et politique face au Makhzen?»
C’est en grande partie cette même
bourgeoisie qui participa activement au
parti de l’Istiqlal et qui va avoir accès aux
postes-clés de l’administration de l’économie et des finances après l’indépendance.
En effet, profitant de leur proximité des

Le textile est l’une des industries où va se déployer le capitalisme marocain.

Economie|Entreprises Août-Septembre 2011

sphères du pouvoir, de l’administration, mais aussi de leurs fortunes et du savoir-faire accumulé au même temps que leurs fortunes, les grandes familles du capitalisme marocain vont s’activer
à renforcer leur pouvoir économique.
Favorisée par des politiques publiques bienveillantes, la bourgeoisie marchande des grandes familles va continuer dans sa logique d’accumulation tout en se diversifiant dans des activités sans
grand risque, à travers des stratégies d’alliances. Alliances avec le
Makhzen comme on l’a vu, mais aussi alliance avec les groupes
étrangers et alliances entre familles. On peut à cet égard citer
l’exemple de Moulay Ali Kettani qui investira dans le secteur du
textile en s’associant avec des Italiens: Manufacture marocaine
des textiles. Il s’associera plus tard avec l’Etat (Société nationale
d’Investissement SNI) pour créer la compagnie marocaine de filature et de textile (COFITEX). Il s’associera aussi avec d’autres
familles fassies (Lazrak, Bennani, Sebti et Berrada). Cette association lui permettra de créer de nouvelles entreprises textiles,
mais aussi de s’implanter dans le secteur bancaire (Compagnie
algérienne de crédit et des banques) à hauteur de 51% en 1968.
Il s’associera aussi avec Karim Lamrani lors de la création de
Sofipar. Afin de bénéficier de la marocanisation, il créera une
holding (Sopar) détenue à 100% pour ensuite jouer un très grand
rôle dans le rachat de la société nouvelle d’assurances, Singer et
Lafrabiol. Il se diversifie aussi dans le maritime, le financier et la
construction et l’immobilier…
Selon Said Saâdi, à la fin des années, 70 les grands groupes
familiaux dominaient le secteur agricole où à peine un millier
de propriétaires et/ou exploitants agricoles privés contrôlent, de
façon inégale, quelque 500.000 hectares, 6,6% et 9% de la superficie totale cultivée ou cultivable au Maroc. Une centaine parmi
eux détient, en outre, 20% à 25% environ du cheptel ovin et bovin de race importée et élevée, selon les méthodes modernes;
le commerce de gros où en 1984, les dix premières entreprises
réalisaient 47,65% du chiffre d’affaires total de ce secteur parmi
lesquelles quatre étaient contrôlées par des intérêts familiaux
marocains (Afriquia, Somepi, Somablé et Socopros); l’immobilier urbain où on estimait dès la fin des années 1960/début
des années 1970, moins d’une centaine de personnes détenaient
30% des terrains urbains non bâtis à Marrakech, 18% à 20% à
Casablanca et Fès; le secteur du bâtiment et des travaux publics
où la plus grosse partie des commandes publics échoie au Marocains; les industries de transformation qui à 75% étaient privées
dans les années 80 dont le quart seulement revenait aux capitaux étranger; les groupes familiaux détiendrons dès 1975 près
de 40% du capital bancaire et des assurances. Comme on l’a vu,
la main mise des familles sur des pans entiers des structures économiques laissées par le protectorat va permettre à ses groupes
de continuer à se consolider après cette période de marocanisation. Mis en place sous forme conglomérale, ces groupes sont
en général constitués d’un ensemble de sociétés coiffées par une
holding ayant des fonctions de financement, d’impulsion et de
contrôle. Cette forme va aussi leur permettre de jouer un grand
rôle durant la période des privatisations qui, dès les années 90, va
mettre sous la tutelle des groupes privés marocains la plus grosse
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN
Les acteurs
Les juifs du Maroc
A la colonisation du Maroc, les populations juives marocaines étaient conséquentes. Il y en avait entre 100 et 110.000. A titre de comparaison, la population était près de 5,4 millions, soit près de 2% de la population marocaine de
l’époque était juive. Avant la colonisation, les juifs occupent certaines fonctions
politiques et sont présents dans le négoce et les banques, les fonctions
religieuses, l’agriculture et l’élevage, ainsi que l’artisanat et le petit commerce.
Les métiers d’artisanat spécifiquement juifs, comme l’orfèvrerie, notamment
à Fès et à Essaouira, ou le tissage du skalli (fil d’or) étaient très répandus
dans la ville de Fès. Un autre était une spécialité presque exclusivement juive,
était la fabrication de matelas. Les juifs étaient aussi fonctionnaires dans les
administrations, enseignants, petits et grands négociants. De grands négociants (tajer es-soltan ou négociants du roi), se spécialisent dans le transport,
la banque, le commerce et participent à des monopoles. En relation avec les
autorités du Makhzen et les maisons internationales, ils assurent l’exportation de marchandises locales (céréales, cuirs et peaux, cire) et l’importation
de sucre, de thé, d’indigo, de perles, de musc, d’épices et de fourrures. Ils
contrôlent aussi le commerce de détail par l’intermédiaire du colportage et de
petites boutiques.
A partir du protectorat, les juifs marocains vont aussi être impactés par le
changement de structure, imposé par la colonisation. De nombreux juifs vont
s’inscrire dans les écoles de l’alliance juive qui constituaient un réseau très
dense dans les villes marocaines et seront de plus en plus francisées. Ils vont
par la suite former une petite bourgeoisie d’employés, car maîtrisant aussi
bien le français que l’arabe.
Peu nombreuses sont les familles juives à avoir fait fortune. En 1949, on ne
comptait que 9 juifs marocains ayant une fortune entre 10 à 30 millions de
francs à Fès contre plus de 200 marocains musulmans. Au total, ce sont
en tout seulement 21 familles qui disposent de fortunes allant de 500 à 10
millions de francs contre près de 300 familles fassies musulmanes à la même
époque. Comme le reste des Marocains, ils seront entravés dans leurs affaires par les patrons français qui ne voient pas d’un bon œil que des Marocains
puissent entrer en concurrence avec eux.
Les grandes familles juives vont investir dans l’industrie, les travaux publics,
la ferraille, la bijouterie de luxe... Ils vont aussi investir dans la banque et la
finance, notamment à Tanger. A l’indépendance, beaucoup de juifs marocains
vont intégrer la fonction publique et quelques-uns vont même intégrer le
gouvernement ou le cabinet royal.
Il faut signaler qu’à partir de la 2ème guerre mondiale, les juifs marocains
seront persécutés par les lois de Vichy et dès le débarquement américain de
1942, beaucoup préfèrent immigrer aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse,
en Espagne ou en Amérique Latine, puis en France et en Palestine. Cette
tendance sera irréversible et le Maroc va passer d’une population de plus de
300.000 juifs à quelques milliers aujourd’hui.

partie du patrimoine public lui permettant d’élargir son emprise
sur l’économie. Ce déploiement n’a pourtant pas permis, selon
les études menées, de développer en conséquence l’investissement productif puisque «la valorisation du capital a tendance à
se faire de manière dispersée, favorisant le développement rapide
des activités improductives (finances, immobilier, commerce,
services, etc.) aux dépens de l’investissement productif», lit-on
dans le rapport du cinquantenaire.
Ainsi, et bien que le Maroc ait passé par plusieurs étapes importantes dans la construction de son économie, les facteurs endémiques qui ont fait sa faiblesse continuent à prédominer. De

Un artisan juif du Mellah de Marrakech en 1946.

par les politiques menées, le profil de son
économie et de ses élites politiques économiques et sociales, tend à continuer à
peser sur son développement et son intégration complète dans l’économie mondiale. La dépendance et le dualisme de
ses structures persistent, ainsi que la faiblesse structurelle de son économie. Pour
de nombreux économistes et sociologues,
les caractéristiques développées dans ce
dossier spécial font que le pays peine à
profiter pleinement de ses atouts et reste
tributaire de l’interpénétration des sphères économiques et politiques, ainsi que
de la prédominance de l’attentisme et de
l’économie de rente. «Le grand patronat
marocain a choisi une stratégie d’alliance
avec le pouvoir central et n’envisage pas,
en l’état actuel des choses, d’autres alternatives», écrivait Saïd Tangeaoui dans
«Les entrepreneurs marocains: pouvoir,
société et modernité», paru en 1993. Cette tendance ne semble pas avoir changé,
bien au contraire, elle s’est accentuée avec
l’entrée de la monarchie de tout son poids
dans l’économie. Le capitalisme marocain
se résume ainsi aux intérêts de quelques
familles qui dominent de larges parts de
l’économie nationale sans pour autant
émerger en tant que bourgeoisie nationale capable de révolutionner les structures
héritées du protectorat et tirer l’économie
marocaine vers la compétitivité et la performance comme c’est le cas de pays proches, comme la Turquie. E|E

045

La rotation de
participation
permet à la
SNI de prendre
le contrôle de
l’ONA. En 2010,
la SNI absorbe
l’ONA créant le
premier groupe
économique
et financier du
Maroc.

2003 - 2010

Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises

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Un siecle de capitalisme au maroc

  • 1. SPECIAL Par Ghassan Wail El Karmouni 016 Photo: Bank Al Maghrib Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
  • 2. a connaissance de l’histoire est une clé incontournable pour la compréhension de la situation économique et de ses évolutions. Dans ce dossier spécial «100 ans de capitalisme marocain», nous vous proposons, sans prétendre à l’exhaustivité, quelques éléments de cette histoire et l’analyse de leurs implications sur le Maroc actuel. L’avènement du protectorat et les multiples mutations qu’il va apporter est sans aucun doute un des faits les plus marquants de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle du Maroc contemporain. Que ce soit l’instauration d’une industrie, de la banque centrale de l’Etat, des multiples administrations coloniales, des services publics, ou un maillage d’infrastructures physiques, le Maroc va relativement intégrer l’économie moderne. Cette modernité ne supprimera pas pour autant de nombreux aspects de l’archaïsme des structures du pays avant la colonisation. Pire, le protectorat laissera intacte certaines de ces structures créant de la sorte un dualisme et une dépendance dont les dynamiques sont toujours patentes aujourd’hui. L’indépendance du Maroc va tendre à continuer l’œuvre modernisatrice lancée pendant 40 ans, tout en essayant de gagner l’indépendance et la marocanisation de l’économie. Les différents gouvernements vont se succéder avec leurs plans économiques sans pour autant remettre en cause profondément le legs colonial. Aujourd’hui encore, le capitalisme marocain souffre d’un certain nombre d’inadéquations que près de 60 ans d’indépendance n’ont pas permis de dépasser. L Un siècle de capitalisme marocain Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises 017
  • 3. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Du protectorat au Libéralisme Après Casablanca, les Français débarquent à Kénitra annonçant le début de la colonisation militaire qui dura jusqu’en 1935. 1907 - 1911 018 Les liens entre l’introduction du capitalisme au Maroc et le protectorat sont incontestables. Principalement agraire, le mode de production du Maroc précolonial, va être profondément transformé par ce choc étranger, surtout par l’introduction du protectorat français. Cette transformation se fera à travers plusieurs canaux en tentant d’intégrer l’économie nationale dans la sphère de l’économie métropolitaine à travers la «mise en valeur de l’outre-mer impérial». De nombreuses mutations vont successivement être apportées aux structures traditionnelles pour finalement engendrer une forme de dualisme qui marquera, à l’indépendance, du Maroc, non seulement les structures de l’Etat, mais aussi les structures économiques, sociales et même spatiales. La dualité Bled Siba/Bled l’Makhzen va laisser place à la centralité de l’Etat au prix d’un dualisme de ses composantes: économie moderne/économie traditionnelle; Maroc utile/Maroc inutile; administration coloniale/Makhzen… Une dualité qui, dans certains aspects, marque encore le capitalisme marocain actuel. Le dualisme dans l’administration «La mission» fondamentale qui était assignée au «Protectorat», était de réformer l’Etat marocain. Dès l’article premier du Traité de Fès de 1912, les termes étaient claires. Celui-ci constatait l’accord entre les deux parties sur la nécessité d’introduire des réformes, notamment économiques et financières. Cet accord stipulait aussi à travers son article IV que ces réformes seraient édictées par le Sultan sur proposition du gouvernement français. Les 3 premiers Résidents généraux du Maroc avec leurs femmes à Paris en 1932. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 Archives de la Banque d’Etat du Maroc 1935. Prenant note de cet accord, mais aussi s’inspirant de leurs expériences passées en Algérie et en Tunisie, les autorités coloniales vont veiller à ce que «la conception du Protectorat est celle d’un pays gardant ses institutions et s’administrant lui-même avec ses organes propres, sous le simple contrôle d’une puissance européenne, laquelle, substituée à lui pour la représentation extérieure, prend généralement l’administration de son armée, de ses finances, le dirige dans son développement économique. Ce qui domine et caractérise cette conception, c’est la formule-contrôle opposée à la formule-administration directe», peut-on lire dans la circulaire émise en 1920 par le Maréchal Lyautey. Malgré les multiples dépassements que connaîtra par la suite cette doctrine, ses conséquences vont être déterminantes sur la morphologie que prendra le pays. En effet, l’une des principales conséquences est le maintien du «Makhzen chérifien» au côté d’un système administratif et économique colonial. Cette séparation des rôles va de fait créer ce que les économistes du développement appellent le dualisme, aussi bien des structures que des modes de production. Un makhzen traditionnel, bien que mis en avant et relooké par l’œuvre du protectorat, va se faire accompagner par des «administrations néo chérifiennes». «Parallèlement à la mise en place des institutions coloniales traditionnelles, Lyautey et ses hommes s’attelèrent donc à un subtil travail de bureaucratisation et de modernisation des rouages internes du Makhzen par simplification et spécialisation: à l’Etat colonial revenait les réformes économiques, fiscales, administratives et militaires, au Makhzen tout ce qui était lié au sacré et qui touchait à l’équilibre de la société», explique Béatrice Hibou dans «Maroc: d’un conservatisme à l’autre». Directions des finances, des travaux publics, de l’agriculture et des
  • 4. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Du protectorat au Libéralisme Le Maréshal Lyautey est considéré comme le principal architecte de la modernisation des structures du Maroc. 1912-1925 020 forêts, du commerce et de la marine marchande, de la production industrielle et des mines, de l’instruction publique, ainsi que celle de la santé publique et de la famille, en tout 7 directions en plus du bureau du plan vont émerger, dès 1912, pour donner lieu au noyau de l’administration française du Maroc. Selon Hibou, ce dualisme sera également mis en place dans les modes de gestion économiques. Ainsi, les grands travaux notamment, vont contribuer au renforcement de la segmentation de l’économie, majoritairement financés, dès 1914, par les banques de la métropole puis, après la Seconde Guerre mondiale, par le budget public. Les lignes de chemins de fer ou les routes étaient avant tout conçues dans le cadre d’une économie impériale, au bénéfice des banquiers européens, des entrepreneurs français et des colons installés au Maroc. Toujours selon l’auteur, les barrages bénéficièrent avant tout aux grandes fermes des colons et à l’exportation, même si au départ, les autorités coloniales entendaient promouvoir des investissements qui soient profitables à l’ensemble de la population. De même la «makhzanisation» de certaines ressources naturelles procède d’un double objectif: prémunir ces ressources de l’exploitation privée étrangère (même marocaine) autre que l’autorité coloniale, mais aussi doter l’administration coloniale de ressources à même de financer le budget public. Le cas le plus emblématique est la création de l’Office chérifien des phosphates (OCP) en août 1920 par dahir qui donne le monopole de l’exploitation des phosphates à l’Etat ou le Bureau de recher- Mohammed V, Hassan II et le Résident général Labonne, en 1946. Réforme fiscale L’action du protectorat concernera un autre domaine clé: la fiscalité. En 1912, la fiscalité chérifienne selon George Hatton, dans «Les enjeux financiers et économiques du Protectorat (1936-1956)», «comportait plusieurs strates successives dont chacune étaient témoin d’une étape de l’évolution de l’empire chérifien au cours du siècle précèdent». Il s’agissait des anciens impôts coraniques, les impôts perçus en application des accords commerciaux conclus entre le Maroc et les puissances coloniales et finalement les impôts nouveaux prévus par l’Acte d’Algesiras (impôts sur les propriétés bâtis, sur le commerce et les droits d’enregistrement et timbres). Avec le protectorat, fut mis en place une administration fiscale de type métropolitain et une fiscalité simple et rentable où les impôts indirects prédominent les impôts directs. «furent ainsi crées ou modifiés: en 1915 et 1916 le tertib [impôt foncier indexé sur les revenus agricoles], le droit d’enregistrement et de timbres et les taxes intérieures de consommation (TIC) sur les alcools et les sucres. (…); l’impôt des patentes fut créé en 1920 ainsi que l’impôt sur les plus values», énumère Hatton. Après la deuxième guerre mondiale et la chute de 30% des recettes des droits de douanes et la division par 5,5 des recettes de la TIC entre 1940 et 1944, d’autres impôts furent créés comme les prélèvements sur salaire (1939), le supplément à l’impôt de patente qui est un prélèvement de 15% sur les bénéfices et qui deviendra en 1954 l’Impôt sur les Bénéfices Professionnels et la taxe sur les transactions en 1949 qui est venue en remplacement des anciens droits de porte. A la fin du protectorat, le système fiscal marocain était fondé essentiellement sur les impôts indirects (66% des recettes) sur les droits de douanes (43%), sur les TIC 13%, sur les droits d’enregistrement et timbre à 10% et finalement les prélèvements salariaux à 4,5%. Ce système va mettre en place les fondements d’une profonde injustice fiscale qui ne sera pas dépassée de si tôt puisque ce sont essentiellement les impôts aveugles qui sont prédominants et qui finalement touchent les marocains plutôt que les européens et dont sont impactées les couches sociales les moins aisées. «Il n’était sans doute pas politiquement envisageable dans les années 1950 que l’administration fiscale française puisse procéder à des investigations poussées chez certains riches bourgeois fassis ou casablancais. Mais il faut aussi s’empresser d’ajouter que la même hostilité à l’inquisition fiscale existait chez certains ‘prépondérants’ de la colonie française.» note Georges Hatton. Le choix était donc clair, imposer le moins douloureusement possible… che et de participation minière (BRPM) en décembre 1928 qui permet des participations publiques dans les découvertes minières autres que les phosphates sans en avoir le monopole. Des institutions qui resteront des «vaches à lait» aussi bien pour l’administration coloniale que pour le Maroc indépendant. La mise en place de l’infrastructure Comme l’infrastructure institutionnelle, la mise en place d’un système d’infrastructures physique est primordiale dans tout pays capitaliste. Le Maroc ne dérogera pas à cette règle et son équipement par la colonisation se fera au pas de charge pour accélérer l’exploitation de ses ressources. La première ligne de chemin de fer se fera entre Fès et Tanger, à la suite d’un accord passé entre la France et l’Espagne. La Compagnie franco-espagnole du Tanger-Fez fut constituée en juin 1916. En juin 1923, s’ouvrit la section Meknès-Petitjean (Sidi Kacem), en octobre la section Meknès-Fez; la section Sidi Kacem-Tanger Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
  • 5. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Du protectorat au Libéralisme Création de la jonction ferrovière entre Casablanca et Tanger via Fès renforçant la connexion entre le nord et le centre du pays. 1916-1926 022 était progressivement livrée à la circulation de 1925 à 1927. Les travaux des Espagnols étaient longtemps retardés par la guerre du Rif menée par Abd-el-Krim El Khattabi, mais en 1926, la voie était successivement raccordée. L’ensemble avait une longueur de 310 km, dont 204 en zone française, 91 en zone espagnole, 15 en zone tangéroise. Et, dès 1926, la ligne transportait 777.000 voyageurs, parmi lesquels près de 65% en 4ème classe. Les lignes de chemins de fer vont atteindre le nombre de 8 avec 1.397 km de voie en 1935, avec comme axe stratégique Marrakech-Casablanca-Rabat-Fès-Oujda avec des antennes minières pour le transport des phosphates, le manganèse et le charbon et une antenne internationale Fès-Tanger du fait du statut de cette dernière. La majorité des lignes étaient dès leur création électrifiées du fait de la pauvreté du Maroc en énergies fossiles. Elles étaient exploitées par 3 concessionnaires dont la plus importante était les chemins de fer du Maroc (CFM). Filiale de la banque Paribas, la CFM profitait des conditions fixées par les termes de concession pour faire des bénéfices très importants. Ainsi, l’Etat chérifien devait payer à CFM 90% des frais d’établissement, le montant des amortissements, la couverture du déficit d’exploitation, la garantie des obligations émises… Les bénéfices de CFM ont pu atteindre dans la meilleure année d’exploitation en 1951 jusqu’à 76,404 millions de Francs. Il en va de même pour les routes. Dès 1920, le Maroc disposait de 1.400 km de routes principales et 1.200 km de routes secondaires. En 1956, la situation était la suivante: 6.043 km de routes principales et Les infrastructures ont permis le déploiement des entreprises et banques françaises. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 Ligne de chemin de fer Rabat / Casa, en 1930. 4.808 km de route secondaires (dont 88% étaient revêtues). S’y ajoutaient 6.219 km de chemins tertiaires (dont 61% étaient revêtues). Cet état de fait n’a pas empêché que des régions entières du Maroc ne disposaient que de route rudimentaire du fait de leur géologie ou du fait de leur pauvreté économique. Le développement de routes dans le Maroc utile a permis de développer un secteur du transport qui réalisait jusqu’à cinq fois le chiffre d’affaires réalisé par les chemins de fer pour les voyageurs et 2 fois plus pour les marchandises. L’un des principaux acteurs de ce transport est la Compagnie auxiliaire de transport marocain la CTM qui constituait une partie importante de l’Omnium Nord Africain ONA et qui va elle-même (la CTM) tomber dans l’escarcelle de la CFM et Paribas. Outre les transports terrestres, le transport maritime n’a pas été en reste. La construction de ports modernes a été ainsi initiée avant même le protectorat, comme dans le cas des travaux dans le port de Casablanca, mais connaîtra un net développement dans les années qui suivent. Plusieurs ports vont ainsi voir le jour, pendant que d’autres se développent. Entre 1920 et 1955, le volume des marchandises embarquées dans les principaux ports marocains a été multiplié par 48 et le volume des marchandises débarquées multiplié par 8, selon les calculs de Abdelaziz Belal dans son ouvrage «L’investissement au Maroc 1912-1964». Le mouvement des marchandises dans les ports marocains est ainsi passé de 504 milles tonnes en 1920 à 10,643 millions de tonnes en 1955. Les autres équipements réalisés par le Protectorat sont en relation avec la production de l’énergie. Que ce soit des centrales thermiques ou la politique des barrages. Ceux-ci devaient servir aussi à l’irrigation. Mais ni l’irrigation ni la production électrique n’étaient importants, ce qui levait de grandes critiques par rapport à la politique des barrages. En 1956, la production hydro électrique atteignait à peine 69 millions de KWh contre 212 millions de KWh de thermique, et les surfaces irriguées atteignaient à la même date 36.000 hectares, soit à peine le dixième de la surface considérée comme irrigable. Par contre, le coût des barrages réalisés s’élève à près de 60 milliards de francs, soit 20% des investissements publics réalisés dans la période 1949-1956 et près de 10% de la totalité des dépenses publics d’équipement du protectorat. L’Etat prenait en charge par une convention
  • 6. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Du protectorat au Libéralisme signé avec Energie Electrique du Maroc, la société concessionnaire de la distribution filiale de Paribas, 45% du coût de financement des équipements (barrages, centrales hydrauliques, centrales thermiques, lignes…). Port d’Agadir en 1949 Le développement du capitalisme colonial Aussi bien la mise en place de cette infrastructure que les possibilités qu’elle va offrir vont impulser l’implantation et le développement d’une activité économique importante essentiellement de la part des entreprises étrangères, mais aussi de quelques familles marocaines. Des effets d’entraînement sur la création d’un tissu économique nouveau vont ainsi être réalisés. Ainsi, en 1935 on pouvait décompter 10 branches industrielles qui vont de l’industrie alimentaire, aux matériaux de construction en passant par le textile, la chimie, la métallurgie, la construction navale ou les tabacs. Mais, en tout, cela ne représente en termes de capitalisation que 40% de ce que représente le secteur des mines avec une main-d’œuvre qui représente prés de 60.000 personnes dont 4.000 européens. Le secteur l’alimentation à travers la COSUMA était prépondérant, ainsi que les matériaux de construction. Le capital marocain représente, selon plusieurs estimations, entre 5 et 7% de tous les capitaux investis. Ainsi, en 1955, le Maroc demeurait un pays agricole. L’ensemble constitué par les mines, l’industrie et les BTP arrivait à peine à 31% du PIB. C’est dans les années de la guerre et après-guerre que ce tissu va se diversifier et se muscler relativement, notamment dans l’industrie légère. Abdelaziz Belal relève ainsi que «la plupart des entreprises industrielles de quelque importance que ce soit ont été Les lignes de chemins de fer ou les routes profitaient, dans le cadre d’une économie impériale, aux banquiers européens, aux entrepreneurs français et aux colons installés au Maroc créées par des groupes français. […] quant au capital privé marocain, il était dans l’ensemble pratiquement à l’écart du capitalisme industriel, mis à part quelques petites et moyenne entreprises industrielles dans les branches de l’alimentation du textile et de la chaussure, une certaine participation dans les transports routiers et quelques entreprises de construction de bâtiment». Il relève aussi le rôle prépondérant des secteurs dits improductifs comme le commerce, la distribution, la spéculation immobilière et foncière. Selon toute vraisemblance, le plus grand gagnant du système mis en place par le protectorat fut finalement le grand capital métropolitain. Les grands groupes financiers comme Paribas qui, à travers la Compagnie Générale du Maroc (Génaroc), son bras armé au royaume, va dominer la quasi-totalité de l’économie marocaine. Elle sera l’un des plus grands promoteurs du capitalisme colonial au Maroc. Services publics de l’électricité et des chemins de fer, travaux publics, transport routier, ports, industrie diverses, agriculture, pêche, mines, pétroles, immobilier, entrepôts, boissons, Banque d’Etat du Maroc… un conglomérat aux multiples ramifications politico-économiques et qui finit par acheter la 2ème plus grosse entreprise du Maroc: l’ONA. De la création de la CTM en 1919 à la cession de la holding à Paribas, l’ONA «a été pendant toute la durée du protectorat et reste encore maintenant, pour certains, plus qu’une raison sociale: un symbole, celui du capitalisme colonial prédateur. Quant à l’homme dont le nom est lié à cette entreprise, Jean Épinat, il serait la personnification de l’affairisme impitoyable qui a mis le Maroc en coupe réglée durant plus de quarante ans», note Georges Hatton. En 1949, peu avant son rachat par Paribas, l’ONA pesait près de 5 milliards de francs en propre et possédait plusieurs filiales indépendantes dans l’immobilier, la vente automobile, le transport pas seulement de voyageurs et marchandise via la CTM, mais aussi minier et automobile, service électrodiesel, les mines, la métallurgie, la chimie, l’industrie électrique et de transformation, le tourisme… un empire qui permettait de dégager une rentabilité de 34% et plus de 885 millions de francs de résultat en 1952. L’autre grand bénéficiaire du protectorat est l’agriculture d’exportation et plus 023 Le débarquement américain au Maroc va être le début d’une alliance stratégique entre le royaume chérifien et le pays de l’Oncle Sam. 1939-1942 Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises
  • 7. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Du protectorat au Libéralisme Le très controversé magnat Jean Epinat crée la CTM, marquant le début de son épopée au Maroc. Il va se diversifier à travers sa holding ONA avant de la céder à la banque Paribas au crépuscule de sa vie. 1919-1953 024 particulièrement l’agriculture moderne de type européen. Celle-ci domine d’ailleurs une grande partie des exportations marocaines de l’époque dans la mesure où l’agriculture représentait près du tiers des exportations marocaines en année de mauvaise récolte et plus de 40% dans les années normales. «Ainsi, entre 1935 et 1955, la production d’agrumes a été multipliée par 7, celle des tomates par près de 3, celle de vins par 2,3, tandis que la production de blé dur n’était multipliée que par 1,3 et celle de l’orge seulement par 1,1», note Abdelaziz Belal. Cette agriculture fut presque entièrement la création du protectorat et était dominé par la colonisation agricole étrangère. «Le trait saillant de l’agriculture moderne découle de son caractère de culture organisée en fonction de la recherche du profit: culture scientifique, degré élevé de mécanisation, attaches bancaires et relations étroite avec l’organisation des grand marché», poursuit l’économiste. Structure capitaliste postcoloniale Les structures décrites et leur mode de gestion vont sans doute marquer le capitalisme marocain. Ainsi, selon la typologie de René Galissot, dans «Le Patronat européen au Maroc», ce dernier met en évidence trois types d’entrepreneurs: le haut patronat, qui est basé essentiellement dans la métropole et qui siège au sein des conseils d’administration des grands groupes industriels ou financiers; le patronat des chambres de commerce et qui est, selon plusieurs auteurs, le vrai patronat au Siège de la CTM mitoyen de la Banque d’Etat du Maroc à Casablanca dans les années 20. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 Maroc, c’est-à-dire, des capitaines d’industries et de holding ayant une très grande influence et proximité avec les sphères de pouvoir et finalement le patronat «margoulin», brutal et exploitateur, qui cherche le bénéfice et se met dans des perspectives court-termistes sans réelle vision d’entreprise. A ces distinctions, on peut aussi ajouter le propriétaire terrien qui met les terrains acquis au service d’une agriculture d’export. Par analogie, on pourrait comparer cette typologie issue de la tradition capitaliste coloniale à l’évolution des structures du capitalisme national après l’indépendance. Ainsi, bien que les premiers fondements du secteur privé marocain ont été jetés durant la période du protectorat, essentiellement, sous la forme de fortunes constituées dans le commerce de gros et la distribution, l’agriculture et la spéculation immobilière et foncière, l’apparition d’un capitalisme marocain ne sera relativement effective qu’a partir de l’indépendance. Le capitalisme national n’apparaîtra que grâce à un accompagnement fort de l’Etat (soutien de l’agriculture d’exportation et du tourisme, politique de développement d’une industrie de substitution aux importations et politique de marocanisation). Ainsi, on peut lire dans le rapport du cinquantenaire sous la thématique «Croissance Economique et Développement Humain» qu’à partir des années 70, «la formation des groupes privés marocains est une des manifestations du processus de concentration de la propriété du capital qui va profiter essentiellement aux familles commerçantes et à certains propriétaires fonciers. L’accès privilégié à l’appareil administratif de l’Etat, la proximité du pouvoir politique et la création de liens de coopération et de solidarité avec les dirigeants économiques étrangers dans le cadre d’associations de producteurs, de comités techniques et professionnels vont être déterminants dans la configuration du secteur privé marocain au sein duquel le grand capital privé va occuper des positions importantes». On voit là une tentative de l’Etat de créer une classe d’entrepreneurs pour reprendre une partie du patrimoine constitué par la colonisation. Et si, dans une certaine mesure, des affaires ont été effectivement reprises par les grandes familles marocaines en se rapprochant des groupes français et en profitant du soutien d’institutions publiques, ces politiques n’ont pas pour autant permis le développement d’entrepreneurs dans le sens Schumpétérien. Pour beaucoup d’observateurs, cette tendance est due au fait que malgré la création d’un capital national, une grande partie de la bourgeoisie marocaine n’a pas pu sortir des mécanismes traditionnels d’économie de rente et de connivence avec l’Etat. Pire, dès les années 1980, la Monarchie elle-même entre dans les affaires à travers la prise de participation majoritaire dans l’ONA et son renforcement à travers l’acquisition de nombreuses entreprises, ce qui brouille encore plus les cartes et met en avant le rôle de l’affairisme plutôt que de l’entreprenariat. Une situation dont a pâti l’économie marocaine retardant l’émergence d’une classe d’entrepreneurs dont l’une des conditions principales est la confiance dans l’avenir grâce à la transparence des règles du jeu et la stratégie des acteurs. Et ce n’est pas un hasard si l’œuvre fondamentale du protectorat fut la mise en place d’un noyau administratif moderne et transparent du moins pour les colons… E|E
  • 8. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Influence étrangère Capitalisme sous influence 026 ongtemps considéré comme une création du protectorat, le capitalisme marocain ne s’est effectivement mis en place, qu’à partir de la politique dite de marocanisation. Essentiellement constitué d’entreprises françaises, l’agriculture moderne et l’industrie marocaine vont se développer essentiellement pour l’exportation. L’extraversion de l’économie était aussi bien due au type d’entreprises qui n’investissaient que par les contraintes juridiques imposés au Maroc. Face à la faiblesse de l’investissement productif privé après 1956, le tissu productif marocain sera a jamais marqué par le sceau de la dépendance. L Mohammed V et le prince héritier Hassan II, avec le Général De Gaulle Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
  • 9. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Influence étrangère 028 cette période, mais du fait de la prédominance de la culture des céréales, celle-ci va être frappée de plein fouet par la chute mondiale des cours en 1932 suite à la répercussion de la Grande Crise de 1929. A la même période, la fièvre de la construction des «quartiers européens» dans les villes ou les nouveaux quartiers administratifs va voir s’envoler l’activité immobilière entraînant, par la même occasion, une spéculation foncière soutenue. Les institutions de crédits et établissements commerciaux vont aussi voir leurs activités fleurir lors de cette première période de la colonisation afin d’assurer la collecte et l’exportation des produits agricoles et des minerais, l’importation des produits industriels et énergétiques, ainsi que les produits de grande consommation (thé, sucre, tissus etc.). C’est à cette époque, toujours selon Belal, que le capitalisme marocain va connaître la constitution de ses premiers noyaux sous la forme des filiales des grands groupes français: Régie des tabacs et Chaux et Ciments du Maroc (19121914), superphosphates (Kuhlmann), Brasseries du Maroc, Ateliers de construction Shwartz-Haumont (1919-1923), Etablissement Carnaud (de Wendel), Compagnie sucrière Marocaine (Raffinerie Saint-Louis) et les sociétés minières: Aouli, Zellidja, Djérada, Chérifienne des pétroles. Les principales sociétés concessionnaires de services publics datent aussi de cette époque: Compagnie des Chemins de Fer du Maroc, Energie Electrique du Maroc et la Société marocaine de Distribution. Après ces premières années fastes, la période qui va suivre va connaître les contrecoups de la crise mondiale et l’économie aussi va se confronter aux limites des accords bilatéraux signés par le Maroc et surtout le cadre contraignant de l’Acte d’Algésiras de 1906, ainsi que les traités que la France avait signés avec les autres puissances coloniales de l’époque pour se garantir la colonisation du Maroc. Une économie extravertie Ainsi, la période 1912 à 1932 fût marquée par la constitution de ce qui était appelé les sociétés chérifiennes, essentiellement composées d’activités nouvelles accaparées par l’agriculture de la colonisation, l’immobilier et le commerce. Elles furent favorisées, selon l’économiste Belal, par les dépenses publiques et les dépenses militaires. Etendu sur 800.000 hectares, l’agriculture coloniale va connaître une envolée spectaculaire durant 1965 Le premier noyau de l’industrie marocaine se constituera au fur et à mesure de l’implantation des premiers ateliers étrangers, notamment français, dès la fin des années 1910. L’industrialisation du pays va prendre un élan reconnu à la fin des années 1930 formant de la sorte le noyau de l’industrie et des services marocains. Les firmes françaises maintiendront en grande partie leur prédominance sur un certain nombre de secteurs et ce, malgré l’interlude de la marocanisation. A la veille de l’indépendance en 1956, la part des intérêts marocains dans l’activité économique n’était que de 5 à 7%. Il passe à 30% en 1960, puis à 40% en 1970. Jusqu’en 1973, date de la loi sur la marocanisation, les capitaux étrangers contrôlaient toute l’économie marocaine. «A l’exception du textile, de la minoterie et des mines, la moyenne partie du potentiel industriel marocain est détenue et contrôlée par des intérêts étrangers», selon l’économiste marocain Abdelaziz Belal, dans son ouvrage de référence, «l’investissement au Maroc (1912-1964)» paru en 1968. C’est donc bien sous l’impulsion étrangère que les germes du capitalisme marocain sont apparus, sans pour autant en faire un vrai système capitaliste. Au début, le protectorat Les émeutes de Casablanca montreront au Makhzen la nécessité de constituer une base sociale à même de perpétuer son pouvoir. C’est le début de la génération de la rente. En effet, bien que la colonisation française ait commencé à constituer quelques joyaux de l’industrie et des services encore vivants aujourd’hui, l’économie marocaine était essentiellement extravertie et ne va pas pour autant donner naissance à ce qu’on appelle L’usine des superphosphates et produits chimiques Kulhmann à Casablanca en 1925. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
  • 10. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Influence étrangère Les coups d’Etat contre Hassan II renforcent le système de rente. En plus des grandes familles bourgeoises, les militaires et les forces de l’ordre vont bénéficier des largesses du pouvoir. 1971-1972 030 aujourd’hui le capitalisme. Ainsi, entre 1920 et 1956, les exportations marocaines vont passer de 164.000 tonnes à 8.455 milles tonnes, essentiellement constituées de minerais (phosphates et plomb), de l’agriculture de la colonisation (tomates, agrumes, céréales et légumes frais) et la transformation de certains produits agricoles (légumes secs, sucres, conserves de poissons, huiles d’olives, vins…). C’est en tout une vingtaine de produits qui dominent la structure des exportations marocaines, mais aussi du tissu productif. Les importations vont aussi connaître une explosion soutenue par la politique de la «porte ouverte» imposée au Makhzen avec le traité d’Algésiras. L’extraversion de l’économie marocaine était donc une conséquence due d’une part à l’exploitation coloniale, mais aussi à la nécessité de sauvegarder les intérêts des puissances étrangères au Maroc. Le Maroc était ainsi considéré parmi les seuls pays dans le monde où tous les pays pouvaient vendre leurs produits sans pour autant acheter quelque chose en contrepartie. Jusqu’au point où en 1934, six pays ( Japon, URSS, Tchécoslovaquie, Argentine, Suisse, Uruguay) avaient pu exporter jusqu’à 200 millions de Francs sans rien importer du Maroc! La France, quant à elle, absorbait 60% des exportations marocaines et lui vendait 46% de ses besoins. «Serviteurs et gardiens d’un circuit de libre-échange, nous sommes privés […] de ces puissants appareils de coercition dont disposent les souverainetés résolues à Les mines de cobalt de Bou Azzer en 1953. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 L’Acte d’Algesiras: Le libéralisme impérialiste Selon George Haton, le régime de la «porte ouverte» imposé par l’Acte d’Algesiras en 1906 limitait toute possibilité de développement industriel ou commercial au Maroc puisqu’il mettait en concurrence les produits fabriqués localement avec des produits importés sans aucune restriction. Mais en contrepartie le pays pouvait s’équiper à moindre coût car les importations étaient détaxées et, du coup, permettait de maintenir un coût bas de la vie. «Le Maroc est l’un des rares pays où le cours mondial théorique existe en réalité. Bien des marchandises s’y vendent même au-dessous des cours, car le Maroc est, comme on l’a dit, le paradis des dumpings et les produits étrangers s’y vendent non à leurs prix de revient moyen, mais à des prix de revient de «surplus de production» bien inférieurs», explique un haut fonctionnaire français en 1934 cité par Haton. Cette situation va pousser les industriels et les milieux économiques français à se mobiliser contre l’acte d’Algesiras. Et toute une machine de lobbying et de manœuvres diplomatiques va se mettre en branle pour casser les contraintes imposées par ce traité signé par le Maroc dans des conditions historiques particulières. Le comité central des industriels du Maroc va se constituer en 1933 et demander dès 1934 la modification de l’acte d’Algesiras. Pourtant, face à l’intransigeance des Américains dont le statut particulier dans le royaume était garantie par une multitude de traités bilatéraux, le gotha économique et financier français, malgré la position favorable des Belges et Britanniques, ne va pas réussir à modifier ce traité. Il va falloir attendre le début de la 2ème guerre mondial pour voir changer les conditions des exportations et des importations et aussi l’afflux relatif de capitaux privés de la métropole. instaurer et à conduire un mécanisme planifié: ni monopole du commerce extérieur, ni contingents, ni droits mobiles, ni contrôle du change… Le Statut du Maroc a des origines internationales qui entraînent et imposent des servitudes», expliquait le Résident général Labonne en 1946 dans un discours devant le conseil du gouvernement français, cité par George Haton dans son ouvrage «enjeux économiques et financiers du protectorat marocain (1936-1956)», paru en 2009. Cette situation décrite à la fin de la guerre était déjà perceptible au début du protectorat. Et le premier choc externe va mettre à mal le noyau d’économie moderne mis en place. Ainsi, entre 1932 et 1938-1939, l’économie marocaine sera ébranlée par les retombées de la crise mondiale qui, selon Jacques Berque, a «atteint l’Afrique du Nord plus tardivement encore que la métropole, soit vers 1932. La crise s’est toutefois manifestée plus précocement au Maroc: on en enregistre les 1ers indices dès 1930». Elle voit une chute de l’activité, notamment due au tarissement de la manne des grands chantiers initiés par la colonisation et la montée des dépenses liées à la dette publique, qui culminent à 30% du budget en 1935 et une explosion de la dette privée aussi estimée à 500 millions de francs de l’époque, ainsi qu’un désinvestissement en masse et une réduction du capital des firmes les plus solides. Cette situation ne sera partiellement dépassée qu’au début de la guerre qui provoquera, selon les termes d’Albert Ayache «une sorte de frénésie qui agita les milieux d’affaires.». Confronté à la pénurie des matières importées et la montée des cours mondiaux des produits agricoles et des matières stratégiques (manganèse, cobalt…), la demande
  • 11. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Influence étrangère intérieure et extérieure va stimuler la croissance de la production nationale. Ainsi, le capital privé, essentiellement constitué d’entrepreneurs ayant fuit la guerre en Europe, va relancer la dynamique de l’investissement. Et, de ce fait, durant 7 ans (1939-1945), «la somme des capitaux consacrés à ces investissements dans l’industrie a au moins égalé celle des 27 années passées», estime Abdelaziz Belal. Cette tendance va continuer après la guerre jusqu’à être qualifiée de principal boom économique du protectorat. Essentiellement tiré par l’investissement privé en provenance de la France, mais aussi par le réinvestissement des bénéfices de la guerre, ce dynamisme économique va stimuler deux principales activités: la construction et l’industrie. Cette dernière va croître entre 1938 et 1956 de 180%. L’industrie de l’époque est essentiellement créée par des filiales de groupes français au Maroc dans les secteurs du textile, de la métallurgie, de l’industrie chimique… et sera à 70% destinée au marché local. Une sorte de délocalisation de la production avant l’heure, puisqu’entre 1945 et 1955, plus d’une centaine de milliards de Francs vont être investis au Maroc. Ce boom sera soutenu par une politique coloniale volontariste. L’investissement dans les secteurs productifs va s’accompagner de la mise en place d’un grand programme d’équipement, notamment en énergie. «L’hydraulique demeure, comme elle le fut toujours, l’œuvre première du pays marocain.», s’exclame le Résident général Labonne devant le Conseil du gouvernement français en 1946. L’hydro-électricité, mais aussi les mines, à travers les Charbonnages de Djérada qui deviendra Charbonnages nord africain, et les moyens de communication vont constituer le fer de lance des grands travaux de l’époque. Ces investissements se sont ainsi élevés à plus de 62% du budget d’équipement de l’Etat et à 96% des investissements du secteur semi public durant la période 1949-1953. Le Maroc était parmi les seuls pays dans le monde où tous les pays pouvaient vendre leurs produits sans pour autant acheter quelque chose en contrepartie La dépendance post indépendance Cette tendance de la dépendance à l’influence étrangère ne va pas s’estamper après l’indépendance. A cette époque, le contexte politique était marqué par un mouvement national bien ancré dans la société marocaine. La majorité des tendances de ce mouvement cherchaient à dépasser les archaïsmes de ladite société et ce, par le biais de réformes économiques, sociales et politiques. A l’instar des pays nouvellement indépendants, le Maroc était soucieux de rétablir sa souveraineté politique et diminuer sa dépendance économique. C’est dans ce sens que «des mesures générales furent prises dès le lendemain de l’indépendance: il en fut ainsi des mesures de protection de l’industrie locale qui avait pour but d’encourager l’industrialisation du pays offrant aux entreprises locales des conditions plus avantageuses de protection contre la concurrence extérieure», explique Belal. Bien qu’ambitieux, le programme d’indépendance économique voulu par L’exploitation des phosphates va être la vache à lait du budget public dès 1920. le gouvernement Abdallah Ibrahim et les cadres du mouvement national, n’engendrera pas un grand changement par rapport à la situation laissée par la colonisation si ce n’est une hémorragie de capitaux vers l’étranger laissant l’économie exsangue de ressources financières à même de poursuivre le plan quinquennal adopté. De même, les mesures d’encouragement mises en place à partir des années 60 afin d’aider à la constitution d’un capital privé marocain vont donner des résultats mitigés et vont plus participer à renforcer une classe d’«affairistes» et d’hommes d’affaires plutôt que d’entrepreneurs dans le sens schumpetérien: innovateurs, ayant le goût du risque et surtout qui investissent dans le tissu productif. Que ce soit le code des investissements, la politique de substitution aux importations, l’accès aux commandes publiques, la mise en place d’une politique facilitant l’accès au crédit et favorisant les exportations, la politique des bas salaires…, les politiques publiques n’ont pas mené à la constitution de ce que l’on peut réellement appeler une bourgeoisie nationale. Ainsi, selon Noureddine El-Aoufi, dans son ouvrage La Marocanisation, «en 1963, 450 entreprises françaises réalisent plus de 031 Le Maroc est au bord de la crise cardiaque nécessitant l’intervention des institutions internationales pour rétablir ses équilibres économiques et financiers. 1981 - 1983 Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises
  • 12. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Influence étrangère Après le redressement, le Maroc enclenche la libéralisation économique. De nouvelles lois sont éditées pour une meilleure régulation de l’économie. Le Maroc intègre l’OMC. 1993 - 1994 la moitié du chiffre d’affaires de toute l’industrie marocaine». Et de continuer: «Le capital privé marocain n’a pas réussi, après l’indépendance, à élargir sa base d’accumulation aux sphères occupées par le capital étranger. Celui-ci, caractérisé par sa structure fortement monopolistique, a continué à dominer les secteurs les plus productifs de l’économie nationale, repoussant dans la sphère non productive (immobilier) le capital local privé». Ce qui pousse Abdelaziz Belal et Abdeljalil Agourram, dans une étude parue en 1969, à faire le constat suivant: «le bilan de l’industrialisation du Maroc depuis l’indépendance apparaît plutôt maigre». Marocanisation? 032 Pour palier cette faiblesse et développer sa base sociale et surtout contrer les critiques récurrentes à l’époque, qui consistaient à dire que le pouvoir «cherchait toujours à servir les intérêts néocolonialistes et un état de privilèges et d’exploitation», le roi Hassan II va lancer, lors du discours du Trône de 1973, ce qui sera appelée la politique de marocanisation. Une liste de plus de 3.000 entreprises marocanisables avant mai 1975 sera publiée pour les deux phases de cette opération d’envergure. Il s’agit essentiellement des activités commerciales, d’importation et la représentation de ventes au détail. Sont incluses aussi les activités de travaux publics et bâtiments, transport, automobile, leasing, agences de publicité, so- Hassan II dans une conférence de presse en novembre 1976 à Paris. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 ciété de crédit, entrepôts et magasinage, gérance d’immeuble, industrie alimentaire et celle des engrais pour la première liste. La seconde concernait les banques, l’assurance et les activités commerciales et industrielles concernant la production de farine, pattes alimentaires, lièges, élevages et engins agricoles. Le secteur de distribution de l’hydrocarbure n’a été ajouté aux activités à marocaniser que longtemps après. Sont exclues certaines branches industrielles, notamment celles qui touchent à l’exportation et le tourisme. Finalement, et suite à l’évaluation de cette politique en 1977, sur les 4.417 entreprises marocanisables, 3.009 entreprises sont effectivement concernées par le Dahir de 1973. Dans les faits, 1.483 entreprises seulement sont marocanisées. «Le capital marocain ne parviendra à s’installer que sur la moitié de l’espace marocanisable. Au surplus, il continuera d’opérer principalement dans la sphère improductive (commerce, immobilier) du procès de production d’ensemble», souligne El Aoufi. Et à Simon Perrin, dans «Les entrepreneurs marocains, un nouveau rôle social et politique face au Makhzen?», de surenchérir: «La marocanisation ne peut en tout cas pas s’analyser en termes de politique économique ou comme facteur de croissance; elle est avant tout un thème politique, qui n’est pas l’expression d’un projet national, mais plutôt un processus de stratification sociale au profit de la seule bourgeoisie d’Etat technobureaucrate.» Et ce n’est pas la «décennie perdue du développement» inaugurée par la «démarocanisation» du code des investissements en 1982 et par le plan d’Ajustement structurel en 1983 ou la politique de libéralisation lancé par la réforme de la loi bancaire en 1993 suivie de la politique de privatisation et de restauration des équilibres macro économiques qui changera la donne. Selon l’analyse de Mohammed Saïd Saâdi dans «Secteur privé et développement humain au Maroc 1956-2005», «l’étude de la composition de patrimoine des fractions avancées du secteur privé marocain révèle d’ailleurs la prédominance des activités improductives, sa structure étant composée pour moitié de biens immobiliers urbains et ruraux, 25% de capital commercial et 25% seulement d’actifs non commerciaux. D’autres chercheurs ont abouti à des conclusions analogues avec une place prépondérante pour l’immobilier (52%), le reste étant réparti entre l’industrie (31%) et les activités commerciales et de service (17%)». Aujourd’hui encore, les 10 plus grandes entreprises françaises implantées dans le pays représentent à elles seules près de 14% du chiffre d’affaire cumulé des 500 plus grosses entreprises du Maroc. Que ce soit dans les services, l’industrie, les BTP ou la finance, l’économie marocaine est encore extravertie et avec des secteurs très faiblement intégrés. «En fait, le principal problème qui se posait était celui d’une reconversion profonde des structures économiques qui avaient été façonnées par plus de 40 ans de régime colonial, et la création des conditions sociales, politiques et culturelles d’un véritable décollage économique. D’une économie coloniale, il fallait faire une économie nationale, qui crée par elle-même des forces et des mécanismes internes d’accumulation du capital et de progrès», diagnostiquaient Abdelaziz Belal et Abdeljalil Agourram dans «Les économies maghrébines, il y a plus de 30 ans». Les efforts notables des 10 dernières années, notamment en termes de développement des infrastructures, de la mise en place d’institutions de régulation, le lancement du concept des champions nationaux ou l’inauguration des stratégies sectorielles feront-ils la différence? La question sera, sans doute, encore d’actualité durant les prochaines années. E|E
  • 13. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Politique monétaire La Banque d’Etat du Maroc 034 ’histoire de la Banque du Maroc est fortement liée au développement du capitalisme dans le royaume. Celleci se mettra en place dès 1907 et étalera son domaine de compétence sur le secteur bancaire en se renforçant au fur et à mesure du développement de l’économie. La réforme bancaire de 1993, puis la réforme de Bank Al Maghrib, donneront un nouvel élan au secteur bancaire et financier qui deviendra l’un des principaux secteurs de l’économie marocaine. Retour sur une épopée intimement liée au développement du capitalisme marocain. L Guichet de la banque d’Etat du Maroc en 1938 Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
  • 14. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Politique monétaire Premier gouvernement de l’alternance dans l’histoire du Maroc. Son mot d’ordre: austérité et rationalisation de la gestion budgétaire. 1998 La création de la Banque d’Etat du Maroc était, dès 1904, l’une des ambitions d’un consortium bancaire leadé par la Banque de Paris et des Pays-Bas. Ce souhait sera exhaussé en 1906 suite à la conférence d’Algésiras. L’Acte d’Algésiras va priver l’Etat marocain, dans ses articles 31 à 38 de l’une de ses attributions régaliennes les plus essentielles, à savoir le pouvoir d’émission de la monnaie. La Banque d’Etat du Maroc a été constituée en février 1907 sous forme de société anonyme de droit français dont le siège social était à Tanger. Son capital était réparti entre les 12 pays signataires de l’Acte (dont le Maroc) et à l’exception des Etats-Unis. A la suite d’un jeu d’influence et de «grignotage de parts» mené par Paribas, la cession du Maroc et de certains pays de leurs quotes-parts permettra à la France de détenir la majeure partie du capital de la Banque. Siège de Bank Al Maghrib dans les années 50. Un statut particulier 036 Selon l’Acte d’Algésiras, la Banque d’Etat sera investie de certaines prérogatives de Banque centrale. Elle avait d’abord le privilège exclusif d’émettre des billets et de la frappe des pièces de monnaie en argent de type «peseta hassani». L’émission de billets devait être garantie par une encaisse égale au moins au tiers de la valeur des billets en circulation et composée pour au moins un tiers en or ou en monnaie d’or. Elle remplissait également le rôle de trésorier-payeur de l’empire chérifien. A ce titre, elle recevait le produit des douanes et assurait le service des emprunts chérifiens avant que cette fonction ne passe aux mains d’un trésorier du protectorat en 1920. La Banque fixait aussi, en accord avec la Direction des finances, le taux d’escompte bancaire, et jouissait du droit de préférence pour l’émission de ses emprunts et négociations des bons du trésor et autres effets à court terme du gouvernement. En plus de ces prérogatives de banque centrale, elle était également un établissement de crédit à titre privé habilité à réaliser toute opération bancaire. La banque sera dès 1920 confrontée à une crise monétaire suite à l’appréciation de la pièce hassani du fait de son poids en argent, ce qui poussera la banque à le démonétiser et à la création du franc marocain en 1921 ayant une parité fixe avec le franc français. Cette monnaie sera gérée à partir «d’un Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 compte d’opération» auprès du trésor français jusqu’en 1959, date à la quelle le Maroc indépendant quitta la zone franc et créa le dirham. Ce compte d’opération sur lequel étaient inscrites toutes les opérations effectuées entre la France et le Maroc permettait d’éviter les opérations de changes entre la métropole et la colonie en ce qui concerne la compensation des dettes et créances entre les deux pays. De fait, à travers un jeu d’écritures comptables, était évité qu’un pays soit trop endetté par rapport à l’autre. Ce mécanisme va permettre à la France d’être débitrice auprès du Maroc pendant la guerre sans dépenser un sous, mais en créant des francs marocains… le déficit du trésor français envers la Banque d’Etat du Maroc atteindra 16,021 milliards de francs en 1949 renforçant l’emprise de Paribas, le principal actionnaire de BEM, sur l’économie marocaine. Les bénéfices de la banque vont d’ailleurs atteindre 1,587 milliard de francs en 1953 avec un rythme de progression allant jusqu’à 40% après-guerre. L’activité bancaire Pendant une grande partie de la période du protectorat, l’exercice de l’activité bancaire n’était régi par aucun texte particulier. Il va falloir attendre la promulgation du dahir du 31 mars 1943, relatif à la réglementation et à l’organisation de la profession bancaire. A partir de cette date, plusieurs textes vont être mis en place qui donnent à la direction des finances des compétences générales en matière de contrôle et de réglementation des conditions d’exercice de l’activité bancaire, ainsi que le pouvoir de sanction des infractions à cette réglementation. Pour l’accomplissement de sa mission, le directeur des finances était assisté par le «Comité des banques», instance consultative chargée d’émettre des avis ou des propositions sur toutes questions intéressant la profession et appelant des mesures à caractère individuel ou général. Ce n’est qu’à partir de 1959, avec la création de la Banque du Ma-
  • 15. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Politique monétaire 038 Peseta Hassanienne de 1889 et Franc de Mohammed V r roc en substitution de la BEM que la Banque centrale va reprendre ses prérogatives. Cet c établissement public doté de la personnalité é civile et de l’autonomie financière s’est vue c confier le privilège de l’émission de la monc naie fiduciaire, ainsi que la mission de veiller n à la stabilité de la monnaie et de s’assurer du bon fonctionnement du système bancaire. b A partir de mars 1987, la dénomination de «Bank Al-Maghrib» (BAM) a été substituée « à celle de «Banque du Maroc». Pour renforcer son indépendance et répondre aux objectifs de développement et p aux besoins de financement, l’Etat a procédé a à la création d’organismes financiers spécialisés et à la restructuration de certaines institus tions existantes. Ainsi furent créés, en 1959, t la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), le l Fonds d’Equipement Communal (FEC), la F Caisse d’Epargne Nationale (CEN), la BanC que Nationale pour le Développement Ecoq nomique (BNDE) et la Banque Marocaine n du Commerce Extérieur (BMCE). L’année d 1961 a vu la restructuration du Crédit Agri1 cole et du Crédit Populaire ainsi qu’en 1967 c le Crédit Immobilier et Hôtelier va succéder l à la Caisse de Prêts Immobiliers du Maroc. C’est à la même année qu’une loi relative à C la profession bancaire et au crédit, sera décrétée. En 1993, cette loi va profondément être réformée permettant d’assainir et de moderniser le secteur tout en renforçant le rôle de contrôle de BAM en élargissant son indépendance et ses prérogatives. Cette réforme a aussi permis d’élargir les bases de la concer- La Banque d’Etat du Maroc de Rabat. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 Tanger, l’internationale Tanger était détaché du protectorat français et espagnol. Phénomène unique dans l’histoire du droit mondial, elle devient la Zone Internationale de Tanger, placée sous le régime de la neutralité permanente, jusqu’en 1960, quatre ans après l’indépendance du Maroc. Très peu de travaux académiques circulent sur Tanger. Son histoire internationale demeure méconnue. Paradis fiscal, la Zone ou plutôt l’Interzone comme elle était appelée, constituait une entité autonome internationale dégagée de toute attache fiscale externe… Aucune restriction au droit d’y faire entrer de l’or, sans payer ni douane ni impôt. On comptait plusieurs bureaux de poste de nationalités différentes ainsi que plusieurs devises. Quantité de banques de tout horizon s’installèrent sur place faisant fortune en spéculant sur les taux de changes. En raison du changement de l’environnement économique après l’indépendance et en l’absence de visibilité, les investisseurs et les opérateurs qui avaient contribué à l’édification de l’économie de la région ont commencé à fuir Tanger. Pour rattraper le coche, le législateur marocain a mis en place le dahir de 1963 rétablissant un avantage fiscal propre à Tanger comme c’était le cas durant la période coloniale, du temps où la ville jouissait d’un statut international. Mais cette décision n’a pas été suivie de mesures d’accompagnement ni de volonté politique. «A l’époque de feu Hassan II, le pouvoir central accordait peu d’attention à la région. Pourtant, il faut noter que jusqu’en 1975 une dynamique économique importante régnait dans la ville de Tanger. Le taux de chômage ne dépassait pas 3% et la ville captait 30% du flux touristique national. De 1975 jusqu’en 1999, il y avait un retour en arrière et la ville a perdu plusieurs de ses acquis. Inutile de rappeler qu’au Maroc un texte de loi n’est pas suffisant dans l’absence d’une volonté politique. Cette volonté, on ne l’a sentie réellement qu’avec l’intronisation de SM le Roi Mohammed VI», avait déclaré le député Najib Boulif à Economie&Entreprises en 2007. tation entre les autorités monétaires et la profession à travers la création du Conseil National de la Monnaie et de l’Epargne «CNME» et le Comité des Etablissements de Crédit «CEC». La crédibilité du secteur sera aussi renforcée à travers une meilleure protection des clients. Le rôle de BAM va connaître un autre tournant avec la loi 76-03 en conférant à BAM un statut «sus generis» qui renforce l’autonomie de la Banque centrale en matière de conduite de la politique monétaire et une base légale à sa mission de surveillance et de sécurisation des systèmes et des moyens de paiement. Ce nouveau statut améliore aussi certains points de la loi de 93 concernant la concertation et la protection des clients… L’autre fait marquant du secteur est la marocanisation et la privatisation du système bancaire. La loi de 1973 et la privatisation des banques d’Etat a modifié substantiellement la physionomie du paysage bancaire et financier national. Elle a permis, d’une part, de limiter l’influence des sociétés mères étrangères, en permettant, pour la première fois, à des groupes marocains d’entrer dans le capital des banques existantes et, d’autre part, de réduire par fusion-absorption ou transformation le nombre des établissements bancaires à 15 banques. Cette politique, ainsi que toutes les mesures concernant la libéralisation et la régulation du système financier va ouvrir une autre perspective: celle de l’internationalisation. Ainsi, le modèle bancaire marocain commence à s’exporter en Afrique subsaharienne et surtout a permis le lancement du chantier de la mise en place du projet de Casablanca Finance City. Un pari sur l’avenir… E|E
  • 16. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Les acteurs Les grandes fortunes du royaume onstitué entre le 19ème et le début du 20ème siècle, les grandes fortunes du Maroc constituent aujourd’hui l’essentiel du maillage du capitalisme national. Marqué par leurs origines commerçantes, les grandes familles du capitalisme marocain vont vite se déployer dans plusieurs secteurs, notamment la construction, l’immobilier, l’agriculture puis quelques industries et la finance. Fortement concentré, le capital marocain peine encore à quitter son origine familiale pour constituer une vraie classe d’entrepreneurs. Entre accointance avec le pouvoir et reprises des intérêts économiques du protectorat, histoire d’une course au profit. C 040 Inauguration de l’Usine Berliet par feu le roi Mohammed V, en 1958 Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
  • 17. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Les acteurs La création de Dar Assikah est un événement majeur de la récupération du pouvoir régalien de frappe de la monnaie. Le Maroc entrera dans le club restreint des pays ayant cette prérogative. 1987 042 La première bourgeoisie marchande fassie s’est constituée dans le commerce. «Les dynasties bourgeoises du Maroc d’aujourd’hui, socialement et politiquement importantes, sont nées au XIXe siècle», écrivait Jean-Louis Miège en 1963. Déjà à l’époque, les membres de certaines familles fassies se sont installés aussi bien dans les grandes villes marocaines que dans des comptoirs commerciaux à l’étranger comme en Algérie, au Sénégal, en Egypte ou en Angleterre et en France où elle pratiquait le commerce local ou l’import-export de produits divers. Ces familles en quête de puissance vont jouer un rôle de premier plan dans le domaine des activités économiques et urbaines du pays. Les origines Elles s’enrichissent par le commerce d’exportation (céréales, bétail, cuirs, etc.) et d’importation (thé, sucre, tissus, bougies, etc.), elles sont à la base des échanges économiques et politiques avec l’Afrique (Algérie, Sénégal, Egypte), mais surtout l’Europe (Marseille, Manchester, Gibraltar…) à partir des ports de Tanger ou de Mogador. Toutefois, le volume des transactions n’était pas significatif. Aussi bien du fait des difficultés de transport (faiblesse des ports et des moyens de transport, que des routes), mais aussi à cause du manque de sécurité des biens et des Le négoce est à la base de la fortune d’une grande partie de la bourgeoisie fassie. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 personnes, ce qui peut expliquer le rapprochement entre cette bourgeoisie commerçante avec le Makhzen. Celui-ci la protégeait, mais aussi pouvait compter sur elle pour soutenir les finances publiques. «Il arrivait en effet que le Makhzen fasse appel à ces familles pour des tâches bien précises. Il leur confiait soit des missions diplomatiques, en raison de la connaissance qu’ils avaient de l’étranger, soit des responsabilités dans la gestion des finances publiques. Ainsi, la centralisation des fonds –collectés par les caïds, qui avaient également des pouvoirs de police et de justice, dans des conditions qui n’excluaient pas le recours à des procédés très abusifs– et leur gestion étaient prises en charge, sous l’autorité du ministre des Finances, par les négociants de Tétouan, Rabat, Salé et Fès», relate Albert Ayach dans «Le Maroc: Bilan d’une colonisation», paru en 1956, cité par Saïd Tangeaoui dans «Les entrepreneurs marocains: pouvoir, société et modernité», paru en 1993. C’était aussi une manière de contrôler cette bourgeoisie, fortunée et autonome, qui pouvait prétendre à concurrencer le Sultan dans son pouvoir politique. Il s’agit des Benjelloun, Tazi, Lazrak, Lahlou, Bennis, Bennani, Berrada, Guessous, Chraïbi, etc., citons les Benjelloun qui étaient au service depuis le règne de Moulay Hassan Ier, et les Tazi, les Bennani qui étaient les uns des vizirs, les autres chargés de l’exploitation des domaines fonciers et de la gestion du trésor public…, mais aussi les Chraïbi, les Guessous et les Berrada qui occupaient des postes importants dans les finances, la diplomatie et l’administration fiscale. Un autre genre de fortunes s’est constitué durant le protectorat. La fortune des Laghzaoui, Sebti, Mekouar, Laraki etc. est liée à la période coloniale dans des activités comme le transport, le commerce de grain, l’industrie alimentaire ou les huileries industrielles… Ainsi la fortune de Haj Omar Sebti (grossiste de tissu) était estimée en 1950 à plus de 500 millions de francs, il s’était aussi diversifié dans la minoterie en fondant «Les Grands Moulins Idrissides». La famille Sebti était aussi l’une des rares familles à disposer d’une participation dans une grande entreprise française: Lesieur Afrique. Laghzaoui, Quant à lui, dont la fortune était estimée à la même époque à 100 millions de francs a fait fortune à travers une entreprise de transport publique et était un proche de Jean Épinat, son concurrent et fondateur de CTM et ONA. Quelques autres notables étaient aussi des actionnaires dans le textile comme dans la société chérifienne des textiles de Safi ou dans les boissons gazeuses (Coca-Cola). Mohammed Laghzaoui et Ahmed Lyazidi représentants élus des chambres de commerce et d’industrie marocaines (et non moins financiers du parti de l’Istiqlal) furent expulsés des séances du conseil du gouvernement en 1951 car ils ont contredit les affirmations des autorités de l’époque sur les effets bienfaisants de la colonisation. On peut aussi citer la fortune accumulée durant le protectorat par quelques grandes familles amazighes comme la famille Abaakil, Kassidi ou Akhennouch. Ce dernier originaire d’Agadir, va immigrer à Casablanca où il se lancera dans le commerce de détail. D’un petit magasin, il en possédera une demi-douzaine avant de les liquider et revenir à sa terre natale. Là-bas, il
  • 18. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Les acteurs Le Roi Mohammed VI accède au trône et annonce un régne axé sur les grands travaux, sur le social et un meilleur partage des richesses. 1999 044 se lancera dans la pêche et la conserverie, avant d’être arrêté par le protectorat en tant que coordinateur du mouvement national dans la région sud. De sortie de prison, ayant tout perdu, il se réinstalle à Casablanca d’où il lance une affaire dans l’activité de distribution d’hydrocarbures en créant deux stations services. Il tentera ainsi de casser le monopole imposé par les multinationales sur ce secteur, notamment en important son pétrole de l’URSS par le truchement de son ambassade à Rabat. Après l’indépendance Pourtant, «le dynamisme des familles fassies se manifestait essentiellement dans le commerce et la spéculation: l’accumulation du capital commercial qu’elles ont pu réaliser durant un laps de temps assez court ne leur a, malgré tout, pas permis, comme ce fut le cas dans le cadre d’un schéma de révolution industrielle européen, d’accéder à un rôle social et politique prépondérant dépassant une culture économique préindustrielle», constate Simon Perrin dans «Les entrepreneurs marocains, un nouveau rôle social et politique face au Makhzen?» C’est en grande partie cette même bourgeoisie qui participa activement au parti de l’Istiqlal et qui va avoir accès aux postes-clés de l’administration de l’économie et des finances après l’indépendance. En effet, profitant de leur proximité des Le textile est l’une des industries où va se déployer le capitalisme marocain. Economie|Entreprises Août-Septembre 2011 sphères du pouvoir, de l’administration, mais aussi de leurs fortunes et du savoir-faire accumulé au même temps que leurs fortunes, les grandes familles du capitalisme marocain vont s’activer à renforcer leur pouvoir économique. Favorisée par des politiques publiques bienveillantes, la bourgeoisie marchande des grandes familles va continuer dans sa logique d’accumulation tout en se diversifiant dans des activités sans grand risque, à travers des stratégies d’alliances. Alliances avec le Makhzen comme on l’a vu, mais aussi alliance avec les groupes étrangers et alliances entre familles. On peut à cet égard citer l’exemple de Moulay Ali Kettani qui investira dans le secteur du textile en s’associant avec des Italiens: Manufacture marocaine des textiles. Il s’associera plus tard avec l’Etat (Société nationale d’Investissement SNI) pour créer la compagnie marocaine de filature et de textile (COFITEX). Il s’associera aussi avec d’autres familles fassies (Lazrak, Bennani, Sebti et Berrada). Cette association lui permettra de créer de nouvelles entreprises textiles, mais aussi de s’implanter dans le secteur bancaire (Compagnie algérienne de crédit et des banques) à hauteur de 51% en 1968. Il s’associera aussi avec Karim Lamrani lors de la création de Sofipar. Afin de bénéficier de la marocanisation, il créera une holding (Sopar) détenue à 100% pour ensuite jouer un très grand rôle dans le rachat de la société nouvelle d’assurances, Singer et Lafrabiol. Il se diversifie aussi dans le maritime, le financier et la construction et l’immobilier… Selon Said Saâdi, à la fin des années, 70 les grands groupes familiaux dominaient le secteur agricole où à peine un millier de propriétaires et/ou exploitants agricoles privés contrôlent, de façon inégale, quelque 500.000 hectares, 6,6% et 9% de la superficie totale cultivée ou cultivable au Maroc. Une centaine parmi eux détient, en outre, 20% à 25% environ du cheptel ovin et bovin de race importée et élevée, selon les méthodes modernes; le commerce de gros où en 1984, les dix premières entreprises réalisaient 47,65% du chiffre d’affaires total de ce secteur parmi lesquelles quatre étaient contrôlées par des intérêts familiaux marocains (Afriquia, Somepi, Somablé et Socopros); l’immobilier urbain où on estimait dès la fin des années 1960/début des années 1970, moins d’une centaine de personnes détenaient 30% des terrains urbains non bâtis à Marrakech, 18% à 20% à Casablanca et Fès; le secteur du bâtiment et des travaux publics où la plus grosse partie des commandes publics échoie au Marocains; les industries de transformation qui à 75% étaient privées dans les années 80 dont le quart seulement revenait aux capitaux étranger; les groupes familiaux détiendrons dès 1975 près de 40% du capital bancaire et des assurances. Comme on l’a vu, la main mise des familles sur des pans entiers des structures économiques laissées par le protectorat va permettre à ses groupes de continuer à se consolider après cette période de marocanisation. Mis en place sous forme conglomérale, ces groupes sont en général constitués d’un ensemble de sociétés coiffées par une holding ayant des fonctions de financement, d’impulsion et de contrôle. Cette forme va aussi leur permettre de jouer un grand rôle durant la période des privatisations qui, dès les années 90, va mettre sous la tutelle des groupes privés marocains la plus grosse
  • 19. UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAIN Les acteurs Les juifs du Maroc A la colonisation du Maroc, les populations juives marocaines étaient conséquentes. Il y en avait entre 100 et 110.000. A titre de comparaison, la population était près de 5,4 millions, soit près de 2% de la population marocaine de l’époque était juive. Avant la colonisation, les juifs occupent certaines fonctions politiques et sont présents dans le négoce et les banques, les fonctions religieuses, l’agriculture et l’élevage, ainsi que l’artisanat et le petit commerce. Les métiers d’artisanat spécifiquement juifs, comme l’orfèvrerie, notamment à Fès et à Essaouira, ou le tissage du skalli (fil d’or) étaient très répandus dans la ville de Fès. Un autre était une spécialité presque exclusivement juive, était la fabrication de matelas. Les juifs étaient aussi fonctionnaires dans les administrations, enseignants, petits et grands négociants. De grands négociants (tajer es-soltan ou négociants du roi), se spécialisent dans le transport, la banque, le commerce et participent à des monopoles. En relation avec les autorités du Makhzen et les maisons internationales, ils assurent l’exportation de marchandises locales (céréales, cuirs et peaux, cire) et l’importation de sucre, de thé, d’indigo, de perles, de musc, d’épices et de fourrures. Ils contrôlent aussi le commerce de détail par l’intermédiaire du colportage et de petites boutiques. A partir du protectorat, les juifs marocains vont aussi être impactés par le changement de structure, imposé par la colonisation. De nombreux juifs vont s’inscrire dans les écoles de l’alliance juive qui constituaient un réseau très dense dans les villes marocaines et seront de plus en plus francisées. Ils vont par la suite former une petite bourgeoisie d’employés, car maîtrisant aussi bien le français que l’arabe. Peu nombreuses sont les familles juives à avoir fait fortune. En 1949, on ne comptait que 9 juifs marocains ayant une fortune entre 10 à 30 millions de francs à Fès contre plus de 200 marocains musulmans. Au total, ce sont en tout seulement 21 familles qui disposent de fortunes allant de 500 à 10 millions de francs contre près de 300 familles fassies musulmanes à la même époque. Comme le reste des Marocains, ils seront entravés dans leurs affaires par les patrons français qui ne voient pas d’un bon œil que des Marocains puissent entrer en concurrence avec eux. Les grandes familles juives vont investir dans l’industrie, les travaux publics, la ferraille, la bijouterie de luxe... Ils vont aussi investir dans la banque et la finance, notamment à Tanger. A l’indépendance, beaucoup de juifs marocains vont intégrer la fonction publique et quelques-uns vont même intégrer le gouvernement ou le cabinet royal. Il faut signaler qu’à partir de la 2ème guerre mondiale, les juifs marocains seront persécutés par les lois de Vichy et dès le débarquement américain de 1942, beaucoup préfèrent immigrer aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse, en Espagne ou en Amérique Latine, puis en France et en Palestine. Cette tendance sera irréversible et le Maroc va passer d’une population de plus de 300.000 juifs à quelques milliers aujourd’hui. partie du patrimoine public lui permettant d’élargir son emprise sur l’économie. Ce déploiement n’a pourtant pas permis, selon les études menées, de développer en conséquence l’investissement productif puisque «la valorisation du capital a tendance à se faire de manière dispersée, favorisant le développement rapide des activités improductives (finances, immobilier, commerce, services, etc.) aux dépens de l’investissement productif», lit-on dans le rapport du cinquantenaire. Ainsi, et bien que le Maroc ait passé par plusieurs étapes importantes dans la construction de son économie, les facteurs endémiques qui ont fait sa faiblesse continuent à prédominer. De Un artisan juif du Mellah de Marrakech en 1946. par les politiques menées, le profil de son économie et de ses élites politiques économiques et sociales, tend à continuer à peser sur son développement et son intégration complète dans l’économie mondiale. La dépendance et le dualisme de ses structures persistent, ainsi que la faiblesse structurelle de son économie. Pour de nombreux économistes et sociologues, les caractéristiques développées dans ce dossier spécial font que le pays peine à profiter pleinement de ses atouts et reste tributaire de l’interpénétration des sphères économiques et politiques, ainsi que de la prédominance de l’attentisme et de l’économie de rente. «Le grand patronat marocain a choisi une stratégie d’alliance avec le pouvoir central et n’envisage pas, en l’état actuel des choses, d’autres alternatives», écrivait Saïd Tangeaoui dans «Les entrepreneurs marocains: pouvoir, société et modernité», paru en 1993. Cette tendance ne semble pas avoir changé, bien au contraire, elle s’est accentuée avec l’entrée de la monarchie de tout son poids dans l’économie. Le capitalisme marocain se résume ainsi aux intérêts de quelques familles qui dominent de larges parts de l’économie nationale sans pour autant émerger en tant que bourgeoisie nationale capable de révolutionner les structures héritées du protectorat et tirer l’économie marocaine vers la compétitivité et la performance comme c’est le cas de pays proches, comme la Turquie. E|E 045 La rotation de participation permet à la SNI de prendre le contrôle de l’ONA. En 2010, la SNI absorbe l’ONA créant le premier groupe économique et financier du Maroc. 2003 - 2010 Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises