Mémoire de Psychosociologie. 2010.
La question essentielle, et relativement peu adressée semble‐t‐il, est de savoir pourquoi tant d’individus ont décidés de rejoindre ces réseaux, de souscrire à ces services, ou dans le cas de Facebook par exemple, comment peut‐on passer d’un trombinoscope de
Harvard en ligne (traduction de Facebook) à un réseau social planétaire qui, on l’a vu, joue un rôle croissant dans la vie sociale de ses membres. Quels sont les ressorts psychosociologiques qui amènent les individus à s’affilier à ces sites Internet ?
3. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 3
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
Introduction
Depuis le début des années 2000, avec le développement d’Internet et du téléphone
mobile, le nombre de services en ligne, totalement nouveaux, a littéralement explosé.
Certains adaptent des services existant, d’autres créent de nouveaux besoins, de
nouveaux usages, de nouvelles normes.
De nombreuses « start‐up », à commencer par Google, Yahoo ! ou encore Facebook, pour
ne citer que les plus réussies et les plus connues d’entre‐elles, ont investi des marchés
inexistant auparavant, grâce à leurs innovations technologiques. Dans leur sillage, une
multitude de services divers et variés, profitant du développement de l’Internet haut‐
débit à partir de 2002, ou plus récemment des téléphones « intelligents », les
smartphones comme l’iPhone d’Apple, sorti en 2007, sont apparus et se sont développés
avec plus ou moins de réussite.
Le point commun à la plupart de ces services, qu’il s’agisse d’un site pour présenter ses
photos, d’une bourse d’échange, d’un forum de discussion thématique ou d’un service de
renseignement local, c’est leur côté viral. Leur développement ne s’appuie pas sur une
campagne de communication, mais sur un bouche‐à‐oreille, le fameux « buzz » qui, tel un
virus, propage le service et son usage auprès d’une population de plus en plus grande.
D’abord destinés aux geeks, férus d’informatique et de nouvelles technologies,
généralement californiens, ces services ont, au fil des années, atteint une grande part de
la population, qui les utilise plus ou moins fréquemment et plus ou moins conformément
à l’usage pour lequel ils étaient prévu au départ. Attentivement suivis par de nombreux
blogs, technophiles et autres entrepreneurs, à l’affut de « the next big thing », la start‐up
dont le service va devenir mondial, généralisé comme Google ou Facebook en leur temps,
ils ne s’adressent pas moins à une population d’utilisateurs divers, parfois d’abord
déconcertés par la nouveauté mais qui finissent néanmoins par adopter et utiliser
certains de ces outils.
Ces services nouveaux, innovants la plupart du temps, exploitant les nouvelles possibilités
offertes par Internet et le mobile sont donc nécessairement producteurs de nouvelles
normes, de nouveaux comportements. Leur diffusion dans un groupe, puis une
population, et l’usage qui en est fait répondent probablement à des mécanismes
sociologiques qu’il convient d’étudier, de décomposer, pour tenter d’expliquer la raison
de cette propagation massive de services dont l’usage est parfois plus que futile.
La presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée, relate régulièrement le succès et la
croissance de sites tels que Facebook, à coup de superlatifs (400 millions de membres !!),
de comparaisons avec les success stories des années précédentes (Microsoft, Google) et
d’historiques relatant comment une start‐up passe du « garage » – devenu un mythe
obligé de toutes les entreprises du net – à une multinationale générant des revenus
faramineux et proposant à ses salariés des conditions de travail exceptionnelles.
4. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 4
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
Mais ce n’est ni l’aspect économique qui nous intéresse ici, ni la façon dont les fondateurs
d’une start‐up parviennent en si peu de temps à créer des empires, ni encore
l’écosystème californien qui a permis l’éclosion de tant de sociétés.
La question essentielle, et relativement peu adressée semble‐t‐il, est de savoir pourquoi
tant d’individus ont décidés de rejoindre ces réseaux, de souscrire à ces services, ou dans
le cas de Facebook par exemple, comment peut‐on passer d’un trombinoscope de
Harvard en ligne (traduction de Facebook) à un réseau social planétaire qui, on l’a vu,
joue un rôle croissant dans la vie sociale de ses membres. Quels sont les ressorts psycho‐
sociologiques qui amènent les individus à s’affilier à ces sites Internet ?
A partir du moment où l’on parle de propagation virale sur Internet, de buzz, le nombre
d’objets potentiels à étudier devient gigantesque : nouveaux services, nouveaux sites,
vidéos, applications, gadgets technologiques, etc. Mais si dans certains cas, notamment
pour les vidéos qui s’échangent entre amis par mail, messagerie ou via les sites de
réseaux sociaux, il s’agit essentiellement, d’une part d’un effet de mode et d’autre part
d’un divertissement pur à durée extrêmement limitée, dans d’autres cas, la vitesse de
propagation d’un nouveau site laisse peu à peu place à une utilisation prolongée et
régulière du dit site.
C’est donc non seulement l’effet de propagation et de diffusion que nous étudierons,
mais aussi et surtout l’installation de ces services dans le quotidien de ses utilisateurs. Dès
lors, nous concentrerons la réflexion sur les sites et services Internet innovants, en
excluant d’un côté les contenus (vidéos, etc.) qui peuvent y transiter, et de l’autre les
outils technologiques (ordinateurs, téléphones, iPhone, iPad, netbooks, etc.) qui
permettent d’y accéder. Pour donner quelques exemples des services qui feront l’objet
de la réflexion :
‐ les blogs : ils ne sont pas tous de la même forme, ou hébergés par les mêmes sites,
mais ils sont tous basés sur les mêmes fondements, et marquent une rupture dans la
capacité d’expression publique des individus
‐ Facebook : premier « réseau social » au monde, qui a pris, on l’a vu dans une
réflexion précédente, une place essentielle dans la vie sociale des individus
‐ Twitter : outil de « micro‐blogging », permettant de publier des messages au format
SMS (140 caractères), et qui a rapidement conquis une large population (plus de 20M
d’utilisateurs dans le monde)
‐ Foursquare : autre start‐up américaine, encore en phase initiale de croissance, qui
offre à ses utilisateurs la possibilité d’indiquer à leur réseau où ils se trouvent
‐ Toutes les start‐up et sites Internet offrant un service, tels que la gestions de sa
bibliothèque, le partage de bookmarks, l’agrégation de flux d’informations, la
publication de CV, etc. La plupart de ces services étant définis généralement par
l’implication de l’utilisateur (saisie de ses propres informations) et le partage de tout
ou partie de ces informations avec la « communauté » (qu’il peut restreindre à son
propre réseau amical ou professionnel).
5. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 5
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
L’étude des phénomènes de mode, et plus largement, des mécanismes de diffusion et
d’influence nous fourniront des éléments solides d’appréciation. Plusieurs phases
successives de diffusion seront ainsi recherchées, pour faire passer un nouvel outil d’une
« niche », réservée à quelques centaines d’utilisateurs, à une part très large de la
population. S’il est encore un peu tôt dans l’histoire de ces services pour se forger une
conviction sur leur pérennité à long terme, leur insertion profonde dans le quotidien de
leurs utilisateurs nous poussera enfin à réfléchir aux causes possibles d’une utilisation
pérenne, dépassant largement le simple effet de mode.
I. Les phénomènes de mode. Diffusion et mécanismes d’influence
Les phénomènes de mode, vestimentaire par exemple, et qui ont fait très tôt l’objet
d’études psychologiques et sociologiques1
, et l’étude des différents modes de diffusion
d’une pratique, d’une rumeur ou d’une attitude dans un groupe ou une société, peuvent
nous fournir des premiers éléments de réflexion sur le sujet qui nous intéresse.
Concernant la diffusion, on peut distinguer trois modèles de diffusion élémentaires,
idéaux‐types pouvant s’appliquer à des populations homogènes2
:
‐ la « progression géométrique », où chaque individu informé transmet cette
information à son entourage
‐ la diffusion « logistique », correspondant au modèle géométrique dans le cas d’une
population déterminée et limitée. La diffusion est donc ralentie au fur et à mesure de
sa progression. C’est le modèle correspondant à la diffusion d’un virus en biologie.
‐ Un troisième modèle, que l’on pourrait nommer « global», où la diffusion est centrale
(via un média par exemple, et non par le « bouche à oreille » ou les relations directes
entre les individus), où la croissance de la diffusion ralentit au fur et à mesure que
l’information se répand.
1
Par exemple, Estelle de Young Barr, A psychological analysis of fashion motivation, Archives of Psychology,
1934, et J.C.Flügel, Psychology of clothes, Londres, 1930.
2
Diffusion, in Raymond Boudon et François Bourricaud, Dictionnaire critique de la sociologie (7
ème
éd.).
Presses Universitaires de France, Paris, 1982, 2004.
6. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 6
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
Ces trois types de diffusion trouvent des exemples pertinents dans de nombreux
domaines, avec un certain nombre d’ajustements ou de précisions.
Dans le cas de la mode vestimentaire, la diffusion suit un modèle « logistique » ou
« contagieux » dans les premiers temps. Un nouveau modèle, une nouvelle tendance
touchant d’abord une certaine élite (économique ou culturelle) ayant les moyens
nécessaires et l’accès à cette nouvelle mode. Puis, avec une certaine « démocratisation »
de cette tendance, la diffusion devient « globale », les médias diffusant largement cette
tendance, alors adoptée par l’ensemble de la population. Cette mode perd alors son
caractère de distinction sociale auprès de l’élite qui l’a adoptée en premier. Celle‐ci se
rabat alors sur une nouvelle tendance. De ce fait, les cycles de diffusion de ces nouvelles
tendances se chevauchent, rendant leur analyse ou leur quantification plus complexe.
Flügel nomme ce phénomène le « paradoxe de la mode », où les inférieurs cherchent à
ressembler aux supérieurs, qui eux‐mêmes cherchent à se distinguer des inférieurs.
Autre aspect de la mode, qui comporte lui aussi son propre paradoxe, le caractère
conformiste. Pointé par Herbert Spencer, la mode est un conformisme justement parce
qu’elle est une recherche d’imitation, de ressemblance, que ce soit une imitation
d’égalité ou de rivalité.
Mais ce conformisme est en lui‐même paradoxal. Simmel montrait ainsi que la mode est
simultanément recherche de conformisme, de discrétion, de volonté de passer inaperçu,
mais aussi source de différenciation, d’originalité, et de recherche de l’approbation.
7. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 7
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
Les travaux de Lazersfeld et Katz1
nous renseignent également sur les processus
d’influence, et la réponse d’un individu influencé au stimuli d’un influenceur.
Dans le processus de diffusion d’une information ou d’une pratique, ces études montrent
que l’adoption ou le rejet est précédé d’une phase d’évaluation, qui se base
essentiellement sur les retours de l’entourage proche du sujet, dans le cas des sociétés
industrialisées. Les médias, ou une autre source « généraliste » ou « globale », ont un
pouvoir d’influence sur les individus en quelque sorte limité par les relais intermédiaires
individuels qui vont, au final, « valider » ou invalider la proposition auprès des individus.
Un message « venu d’en haut », diffusé sans distinction à l’ensemble d’un groupe ou
d’une population, n’a de chances d’être reçu et accepté que si des relais individuels,
mieux informés ou perçus comme tels, relaient le message en lui accordant un crédit
supplémentaire, une authentification, qui permettra son acceptation par l’influencé.
L’entourage plus ou moins proche des individus, limité à l’ensemble de ses relations
personnelles, sans qu’il soit nécessairement une source directe d’influence ou de
diffusion, est ainsi indispensable à cette même diffusion. Sans la validation apportée par
ces relations, aucune proposition ne peut atteindre l’individu et modifier ses habitudes ou
ses comportements.
Les phénomènes décrits ici peuvent en grande partie s’appliquer, au moins dans un
premier temps, à l’éclosion et à l’adoption de nouveaux sites ou services sur Internet. La
communauté la plus proche des créateurs de ces services y jouant le rôle de l’élite
branchée pour la mode. Constituée des autres entrepreneurs ou salariés de ces sociétés,
des journalistes spécialisés, ou encore des simples geeks fondus de technologie, à l’affût
des nouveautés dans le domaine, et prêts à les tester dès leur sortie. Ce sont les premiers
utilisateurs, les premiers à adopter ces nouveaux services, sans même se demander s’ils
en ont besoin ou si le service est pertinent.
Le « paradoxe de la mode » est ici respecté, puisque pour la plupart des membres de
cette communauté, qui partagent via des blogs ou des services divers leurs découvertes,
découvrir, tester et adopter ces nouveaux services fait partie des attributs qui leur
confèrent un statut au sein du groupe. Avoir un avis sur chaque nouveau service, être
capable de découvrir ou de déceler the next big thing fait partie des attitudes communes
dans ce milieu technophile et porté par l’innovation.
Pourtant, force est de constater que si la mode « passe », et souvent « repasse », et bien
qu’il soit peut‐être trop tôt pour en juger, on constate néanmoins que certains de ces
1
E.Katz et P.F.Lazersfeld, Personal influence. The part played by people in the flow of mass communication.
The Free Press, 1955.
8. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 8
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
sites ou de ces services s’installent durablement dans l’espace social, au delà d’un simple
effet de mode provisoire.
Ainsi des blogs, apparus au milieu des années 2000, que l’on apparente souvent à des
journaux intimes publics, ou, selon le néologisme de Michel Tournier1
, des « journaux
extimes ». Prenant des formes très diverses, traitant du quotidien, de cuisine, de
photographie, de mode ou de politique, voire exercices littéraires purs, ils ont donné à
certains des « pionniers » une certaine visibilité médiatique lorsque les médias se sont
emparés du phénomène.
Et aujourd’hui, bien qu’ils ne fassent plus la une des médias, ils restent un outil de
publication et d’expression important, et accessible aisément à tous. Servant de relais
pour l’information, la rumeur ou le divertissement, ils ont acquis une place spécifique qui
fait qu’une grande part de la génération des 15‐25 ans actuels ont un blog. Ils ne s’y
consacrent pas nécessairement régulièrement, peuvent ne s’y investir que très
occasionnellement, mais tous ont, un jour ou l’autre, publié une « note », plus ou moins
longue, sur un sujet qui leur tenait à cœur.
De fait, ce nouveau medium, traité médiatiquement comme une mode, s’est révélé plus
persistant, jusqu’à acquérir une place réelle dans le monde social. Le traiter de
« phénomène de mode », que ce soit médiatiquement ou sociologiquement, n’a donc
plus grand sens.
Il convient donc de rechercher des explications, ou tout du moins des pistes de réflexion,
au passage de ces nouveaux services du statut d’innovation, de mode, à celui d’outil
établi, utilisé par une majorité, et donc pérenne.
II. De l’usage confidentiel au phénomène de masse
L’étude des phénomènes de diffusion et d’influence permet de fournir des explications à
l’implantation d’un nouveau service ou de l’usage d’un nouveau site au sein d’un groupe
plus ou moins délimité. L’explication tourne néanmoins court lorsque l’on tente
d’expliquer la propagation de services tels que Facebook dans la quasi totalité d’une
classe d’âge, voire d’une population.
Le conformisme à une « élite », tel que cela peut s’observer dans le cas de la mode, est
peu convaincant. Dans le cas de services en ligne, l’élite en question est composée de
technophiles, entrepreneurs et autres informaticiens passionnés, qui ne représentent pas
– en tous cas auprès de la majorité de la population concernée2
– un modèle à atteindre.
1
Michel Tournier, Journal extime. La Musardine, Paris, 2002.
2
On généralisera souvent par « population » ce qui n’est en réalité que les classes d’âge de 15 à 30 ou 35
ans, qui sont les plus connectées à Internet et donc les plus concernées. Le différentiel observable entre les
9. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 9
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
Par ailleurs, l’impact médiatique lié à un intérêt des médias, notamment audiovisuels, à
ces nouveaux services, n’est probablement pas déterminant puisqu’il arrive le plus
souvent « après la bataille ». On observe ainsi que la presse ou la télévision s’intéresse à
ces nouveaux sites une fois qu’ils sont déjà bien implantés au sein d’une population, qui
les a déjà adoptés1
. Dès lors, si cette publicité peut permettre de renforcer la diffusion,
elle ne fait au mieux qu’accélérer un processus déjà lancé. Concernant ces sites, on le
verra, la presse ou la télévision ne sont pas les sources d’information principales pour les
individus.
Puisque l’on se place dans le cadre d’outils purement « sociaux » ‐ les blogs, les réseaux
d’échange et de discussion – il est nécessaire d’envisager que la comparaison sociale joue
un rôle si ce n’est déterminant, au moins important, dans l’adoption de ces outils par le
plus grand nombre.
Dans ce cadre, les principes de Festinger2
peuvent nous fournir des explications possibles
aux différentes étapes que nous allons distinguer de la diffusion d’un nouvel outil.
Dans le mécanisme de comparaison sociale, nécessaire à l’individu pour affirmer sa
propre identité et appréhender la réalité, l’évaluation de ses propres opinions ou
attitudes est un premier principe. Cherchant à améliorer son estime de soi, l’individu va
également se comparer avec autrui, et chercher à évaluer une différence de statut ou de
reconnaissance.
Dans la première phase de diffusion d’un service, celle des early adopters, on a vu que la
course à l’innovation, à la recherche d’une nouveauté, et l’appréciation que chacun peut
donner sur ces innovations jouent un rôle important. Chacun des individus qui s’y livre,
via un blog ou un autre moyen, peut mesurer relativement objectivement son statut dans
le groupe, via l’audience de son site, le nombre de commentaires que ses analyses
suscitent, ou encore la reprise de ses propos par d’autres commentateurs. La
comparaison est un moteur qui semble essentiel, et les individus qui font partie de ce
groupe d’early adopters peuvent, au sein de se groupe, évaluer leurs propres opinions, et
se comparer très directement à d’autres. Tout en sachant que ces autres restent
« virtuels ». Ce sont des noms ou des pseudonymes, en ligne, d’individus avec lesquels il
n’ont pas nécessairement de lien.
Festinger souligne pourtant que les individus cherchent à se comparer d’abord avec leurs
proches, au sein d’une structure dans laquelle les opinions sont aussi relativement
proches. On touche là à une deuxième étape de diffusion, la « viralité ».
générations, que l’on n’étudiera pas en détail ici, s’explique par une prise en main globale différente des
technologies, mais n’impacte généralement pas l’usage qui est fait des services ou des sites par les individus
de générations plus anciennes (par comparaison aux plus jeunes).
1
Le meilleur indicateur de cette situation étant très certainement les commentaires publiés sur Internet
que suscitent ces articles ou ces reportages au sein même de cette population.
2
Leon Festinger. A theory of social comparison processes. Human relations, vol. 7‐2, 1954.
10. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 10
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
Devenue une évidence ou une platitude lorsque l’on parle d’Internet (combien de
« vidéos virales », de « buzz »…), c’est pourtant une donnée fondamentale de la diffusion,
en général, et sur Internet en particulier. Une fois passée la première phase d’évaluation
par ce qu’on pourrait appeler les spécialistes, le service va commencer à se diffuser en
dehors de ce cercle. Basée sur le fonctionnement même des échanges sur Internet, une
« économie des liens »1
, la diffusion au delà de ce premier cercle va se faire par le biais
d’interactions individuelles entre les membres de ce premier groupe et les relations de
chacun avec des individus qui n’en font pas partie.
La recommandation et l’invitation à rejoindre le site ou le service, exprimée par des
spécialistes, qui sont en même temps des relations proches, ont toutes les chances d’être
efficaces auprès d’un individu. L’innovation se répand ainsi progressivement au delà de
son public initial, et commence à accélérer son développement.
C’est une phase intermédiaire qui va précéder la diffusion à l’ensemble de la population,
par le biais d’autres ressorts sociologiques.
III. Adoption majoritaire et pérennité
Dans l’étude du phénomène de diffusion d’un nouveau service au grand public et à une
masse significative d’utilisateurs (de l’ordre du million, et plus), les intérêts économiques
et les effets d’une analyse rationnelle des individus semble permettre d’expliquer cet
essor. En effet, si certains services rencontrent un tel engouement auprès du public, c’est
bien qu’ils répondent à un besoin, et que chacun de ses utilisateurs y trouve un intérêt,
qui peut être économique. Dans le cas des blogs, le fait de pouvoir se faire connaître,
pour un artiste ou un spécialiste d’une question, est ainsi un bon exemple d’intérêt
économique à l’usage de ce nouveau service.
Pourtant, en étudiant plus en détail la réalité des services offerts, et les possibilités
données par ces nouvelles entreprises à leurs utilisateurs, on s’aperçoit dans un second
temps que le besoin auquel elles répondent n’était pas réellement exprimé, ni même
ressenti, par ses consommateurs. Pouvoir indiquer à son réseau amical le restaurant dans
lequel on se trouve, ou les achats que l’on a récemment fait en ligne, ne semble pas
indispensable.
Dès lors, il convient de chercher dans l’espace social ou psychosocial des pistes
d’explication à l’expansion de ces usages. Nous avions vu que l’usage de réseaux sociaux
comme Facebook introduisait de nouveaux rôles chez les individus, et un possible conflit
entre leurs différents rôles2
. Mais alors que cette étude se plaçait principalement au
1
N.Vanbremeersch, De la démocratie numérique. Seuil/Presses de Sciences Po, Paris, 2009.
2
Jean‐Sébastien Catier, Eléments d’étude d’un réseau social en ligne, examen du 1
er
trimestre, Paris‐IV‐
Sorbonne, 2009.
11. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 11
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
niveau de l’individu, et des ressorts psychologiques qu’il pouvait déployer dans ce
contexte, nous devons désormais étudier l’influence et la diffusion au sein d’un groupe, la
taille du groupe pouvant varier entre quelques dizaines de personnes et la population
occidentale (ou occidentalisée).
Outre la comparaison sociale qui, on l’a vu, joue un rôle déterminant dans l’adoption
initiale d’un nouvel outil, la pression et l’influence du groupe jouent très probablement
un rôle déterminant dans la diffusion de cet outil à l’ensemble du groupe. Par
connectivité entre différents cercles, différents groupes, le nouveau service gagne
progressivement des utilisateurs, pour finir par toucher une majorité de la population,
pour les plus réussis d’entre eux.
Mais au sein de ces groupes ou de ces réseaux connexes, au delà du cercle des early
adopters pour lesquels l’adoption de ce nouveau service est en quelque sorte nécessaire
au maintien de leur statut, les mécanismes à l’œuvre dans la diffusion sont relativement
identiques.
Parmi les principes de Festinger sur la comparaison sociale, on retiendra qu’en cas de
comparaison, la pression exercée sur les individus vers l’uniformité, au sein et par rapport
au groupe, est croissante. Bien que la comparaison serve aussi à la différenciation,
l’adoption d’un nouveau service peut, d’une part, devenir presque nécessaire pour
conserver le sentiment d’appartenance au groupe1
, et d’autre part permettre d’exprimer
sa différenciation par le biais de ce nouvel outil.
Laissant en effet aux utilisateurs le soin de personnaliser, d’organiser ou de publier en
leur sein, ces nouveaux outils deviennent ainsi des moyens d’expression de sa différence.
Un outil qui serait identique pour tous à tous les points de vue devrait en effet être vital
pour être adopté. Mais, nouveaux moyens d’expression, soit par l’écrit (blogs, Facebook),
soit par l’image (sites de partage de photos) ou par la simple information (« je me trouve
ici en ce moment »), ces services deviennent pour la plupart des éléments essentiels de la
socialisation et de l’interaction au sein du groupe.
La dernière phase de diffusion, après celle des early adopters puis celle de leurs relations
directes, à l’ensemble de la population, répond donc simultanément à un certain
conformisme qui impose à l’ensemble d’un groupe l’adoption d’un nouvel outil et au
besoin de différenciation des individus, qui vont mettre à profit ce nouvel outil pour
s’exprimer.
A parti de l’instant ou ce nouvel outil franchit cette dernière étape et devient un moyen
d’expression et de différenciation des individus par rapport au groupe, il augmente
incroyablement ses chances de perdurer. Une fois intégré à l’environnement social dans
son ensemble, son abandon signifierait une certaine renonciation à ce nouveau moyen
d’expression. Ce n’est pas absolument hors de propos, en particulier étant donné
1
Facebook, qui permet d’organiser les invitations à des évènements, est ainsi indispensable pour les 15‐25
ans, le courrier, le téléphone ou l’email étant beaucoup moins utilisés pour cet usage.
12. Jean‐Sébastien Catier – Psychosociologie 12
Viralité et diffusion des nouveaux services en ligne
l’émergence très récente de nombreux services, y compris Google ou Facebook. Mais la
probabilité d’une disparition pure et simple, non remplacée par un outil similaire qui s’y
substituerait dans la sphère sociale, devrait en être réduite à hauteur de la place gagnée
par l’outil dans les interactions sociales.
Conclusion
La recherche des ressorts psychologiques et sociologiques de la diffusion d’un nouveau
service ou de l’usage d’un nouveau site Internet dans la population fait finalement
largement ressortir des mécanismes d’influence et de diffusion largement étudiés par le
passé. Les phénomènes de mode, ou de diffusion d’une nouvelle pratique artisanale ou
industrielle ne sont pas tellement différents, seule la temporalité pouvant varier et
donner parfois l’illusion d’un changement plus profond.
Cette ébauche d’analyse permet néanmoins de faire ressortir deux éléments intéressants.
Là où le phénomène de mode part d’une élite restreinte et se diffuse largement via les
médias traditionnels à l’ensemble d’une population, on a pu observer ici une distinction
plus fine, que les données disponibles sur la diffusion de ces nouveaux services
permettraient sans doute de valider plus solidement, entre la phase initiale d’évaluation
par un public averti, la phase de diffusion parmi les groupes connexes à ce premier
groupe, avant une diffusion plus large dominée par la combinaison d’une nécessaire
comparaison sociale et d’une différenciation par le biais de ces outils en ligne.
Par ailleurs, si les phénomènes de mode ont une durée relativement limitée dans le
temps, la diffusion de ces services Internet a, pour certains d’entre eux au moins,
vocation à durer. De même que les révolutions industrielles ou l’apparition de nouvelles
technologies de communication se sont installées progressivement, Internet et tous les
services qui vont avec prennent une place grandissante. Mais puisqu’ils interviennent
dans le champ des interactions sociales, ils modifient en retour les comportements
sociaux au delà de la seule utilisation d’un nouveau service.
L’explosion d’une telle technologie – Internet, et tout ce qui s’y fait – aussi disruptive
reste un sujet passionnant d’observation, que nous n’avons ici fait qu’effleurer. Le
nombre de données, quantifiées et détaillées, à la disposition des chercheurs est
potentiellement important. Les publications des prochaines années, parfois à mi‐chemin
entre recherche et business, ne devraient, en conséquence, pas manquer de nous
intéresser.