Mémoire réalisé dans le cadre du master 2 Médias informatisés et Stratégies de Communication au CELSA de Paris sous la direction de Camille Brachet. Etude de la communuaté sde fan de la série animée My Little Pony: Friendship is Magic diffusée en ocotbre 2010 aux Etats-Unis, et de la relation entre la communauté de fans et la marque mère, Hasbro.
1. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE
CELSA
Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication
MASTER 2ème année
Mention : Information et Communication
Spécialité : Médias et Communication
Le fan, l’artiste et la firme : le cas My Little Pony: Friendship is Magic
Trivialité et réappropriation d’un objet culturel à l’heure
des communautés de fans en ligne
Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD
Nom, Prénom : Nollet Marion
Promotion : 2011-2012
Option : Communication, médias et
médiatisation
Soutenu le :
Note du mémoire :
Mention :
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2. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
Sommaire
Introduction ................................................................................................................................. 4
Première partie : Internet et « fans 2.0 » : naissance et croissance d’une communauté de fans en
ligne........................................................................................................................................... 11
I. Les imaginaires de l’Internet au cœur de la création de la communauté de fan My Little Pony:
Friendship Is Magic ............................................................................................................................ 11
A. Une sous-culture née de l’Internet ....................................................................................... 12
1. Les mèmes comme constitutifs de la culture bronie ............................................................ 12
2. Culture geek et geekeries : “this is the manliest shit ever” .................................................. 16
B. La mise en place de la communauté de fans : Internet et bronydom .................................. 20
1. L’identité par la culture ......................................................................................................... 20
2. L’identité par la discussion .................................................................................................... 24
II. Internet et la « culture participative » : l’incitation à la réappropriation du produit culturel .. 26
A. De l’appropriation de la culture à la culture de l’appropriation ........................................... 26
1. Internet comme espace de résistance .................................................................................. 26
2. L’appropriabilité comme nouveau paradigme ...................................................................... 28
B. Lire, réécrire et s’investir : les multiples paratextes du fan .................................................. 31
1. Le fan, maître du braconnage culturel .................................................................................. 31
2. « Fanon » vs « canon » .......................................................................................................... 40
Deuxième partie : La réponse des ayants droit : l’acceptation des règles du jeu du web participatif,
pour le meilleur et pour le pire ................................................................................................... 44
I. De l’indécision à l’acceptation : la reconnaissance d’une communauté de fans atypique....... 45
A. Identifier son public : les bronies comme cibles recherchées et courtisées ......................... 45
1. “I’ve been in the business for 25 years and I’ve never seen anything like it” ....................... 45
2. “We decided to salute and embrace all viewers who have embraced our brand” .............. 47
B. L’adaptation de l’offre à la demande : la lente reconversion du marchandising d’Hasbro .. 52
1. Contrer le piratage en offrant un contenu en ligne : iTunes, Netflix et sortie DVD .............. 52
2. Reconvertir son offre et élargir son cœur de cible : des fillettes aux bronies ...................... 55
II. L’internet comme lien privilégié entre fans et créateurs .......................................................... 58
A. Interacting with the fans : des scénaristes et animateurs à l’écoute.................................... 58
1. Une équipe présente sur les réseaux sociaux, au cœur des fans.......................................... 58
2. La réappropriation de la création fanon dans le narratif canon ........................................... 64
B. Committing with the fans : des acteurs ouverts au dialogue................................................ 68
1. Jouer avec les fans : trolling et teasing.................................................................................. 68
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2. Défendre les fans : « haters gonna hate »............................................................................. 71
III. Jusqu’où aller dans la reconnaissance ? Les limites du dialogue avec les fans ..................... 74
A. Web 2.0 vs cultures participatives : quand les logiques commerciales se heurtent aux
pratiques de fan ............................................................................................................................ 74
1. La dichotomie série animée/ jouets d’Hasbro, pomme de discorde .................................... 74
2. On ne peut pas plaire à tout le monde : la « controverse Derpy » ....................................... 77
B. Entre répression, encouragement et laisser-faire : une stratégie encore hésitante et
incertaine....................................................................................................................................... 81
1. Un business model en construction ...................................................................................... 81
2. L’émergence des auteurs-fans ?............................................................................................ 85
Conclusion ................................................................................................................................. 88
Bibliographie .............................................................................................................................. 91
ANNEXES.................................................................................................................................... 99
Annexe 1 : Mèmes internet les plus connus ................................................................................... 100
Annexe 2 : Mèmes My Little Pony : Friendship is Magic ................................................................. 101
Annexe 3 : Naissance de la communauté bronie sur 4chan ........................................................... 102
Annexe 4 : Le « bronyspeak ».......................................................................................................... 104
Annexe 5 : Les bronies dans les médias .......................................................................................... 106
Annexe 6 : Les « background ponies » ............................................................................................ 107
Annexe 7 : Transformation des jouets par les fans ......................................................................... 109
Annexe 8 : Echange entre Faust et LadyDraconic ........................................................................... 110
Annexe 9 : Références à Doctor Who dans la série ........................................................................ 111
Annexe 10 : Tara Strong et Twitter ................................................................................................. 112
Annexe 11 : Derpy Hooves .............................................................................................................. 113
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Introduction
__________________________________________________________________________________
“Thus is the pony theory:
Feed bronies hate ->Bronies love you.
Feed bronies love -> Bronies love you.
It is the polar opposite of the rest of the Internet.
We changed a negative to a positive, and now are left with a good thing.”
MasterMask (Ponychan)
En octobre 2010, une série intitulée My Little Pony: Friendship is Magic fait ses
débuts à la télévision sur la chaîne privée du géant américain Hasbro. Celle-ci met en scène
une jeune licorne extrêmement studieuse, nommée Twilight Sparkle, alors que son mentor, la
Princesse Celestia, décide de l‟envoyer à Ponyville afin qu‟elle quitte ses livres et se lie
d‟amitié avec les poneys de la ville. Elle y rencontre les cinq autres protagonistes de la série :
Rainbow Dash, Pinkie Pie, Rarity, Fluttershy et Appeljack. Chacune d‟entre elle représente
une facette de l‟amitié et se révèle être un élément clé des Éléments de l‟Harmonie – une
combinaison magique uniquement révélée lorsqu‟elles sont profondément connectée via leur
lien affectif. Chaque épisode est vu comme un conte moral : les personnages tirent les leçons
de leur comportement et intègrent de nouvelles valeurs à la fin des 22 minutes imparties.
Cette série, si elle a été saluée par la critique pour son humour et les valeurs morales qu‟elle
véhiculait, était destinée à un public bien particulier : les petites filles, de même que leurs
mères – qui avaient grandi avec les générations précédentes de la marque de jouet développée
par Hasbro. La surprise, cependant, est venue d‟un public dont personne n‟aurait pu anticiper
l‟intérêt : ces fans qui se font appelés aujourd‟hui « bronies1 ». Ces fans, comme tous les fans,
écrivent des fanfictions, réalisent des fanart, créent des remix ou composent de la musique,
mélangent les genres dans des cross-overs, parodient ou fabriquent eux-mêmes peluches,
figurines, jeux de carte et jeux vidéo. Ils se réapproprient, d‟une façon particulièrement
poussée et créative, un objet culturel qui ne leur a jamais été destiné.
Et que fait Hasbro, face à cette communauté surprenante, qui fait sienne un produit qui
n‟a jamais été pensé pour les utilisations qui en sont faites ? Non seulement la compagnie ne
1
Contraction de « bro » et « ponies », donnant le mot « bronies »
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joue pas la carte de l‟intransigeance – comme beaucoup d‟autres l‟ont fait et le font encore –
et a choisi de ne pas entraver le partage et la diffusion de la série – bien qu‟ils soient le plus
souvent réalisés de manière illégale, par le biais de téléchargements ou via la mise en ligne sur
des plateformes gratuites et accessibles à tous – ; mais en plus elle a choisi de reconnaître et
d‟accepter ces fans inattendus. Que ce soit via leurs campagnes de promotion, leur stratégie
marketing, ou de manière directe par l‟échange et le dialogue des animateurs et scénaristes
vers les fans, Hasbro a fait le choix de jouer le jeu de l‟interaction offert par les technologies
de ce que l‟on appelle le « web 2.0 » aujourd‟hui, de céder à l‟impératif de la participation,
quel que soit l‟extrémité à laquelle il est porté.
Cette communauté de fans est loin d‟être homogène : il nous faudra donc, lors de cette
analyse, garder à l‟esprit l‟extrême disparité des membres qui la composent, et les intérêts qui
peuvent parfois les opposer. Ce que certains appellent aujourd‟hui la « culture fan2 » est en
effet un phénomène complexe et multidimensionnel, invitant à bien des formes de
participation et des niveaux d‟engagement. Il n‟y a rien d‟immuable ni d‟éternel dans cette
culture : les communautés de fans – désignées sous le nom de fandom en anglais – naissent en
réponse à des conditions historiques précises et restent un flux constant. Ses limites
changeantes, sa dispersion géographique, de même que son statut de sous-culture, la rendent
difficile à étudier.
Qu‟est-ce qu‟un fan, donc ? Selon Philippe Le Guern, le fan est celui qui témoigne
d‟un certain niveau d‟engagement, supérieur à ce qui est habituellement attendu du public
ordinaire3. Son comportement s‟évalue alors à travers une économie de la démesure, qui se
mesure par le temps passé et l‟argent dépensé pour assouvir sa passion. Le terme « fan » est
une abréviation du mot « fanatique », utilisé pour la première fois en langue anglaise en
1682 : il remonte donc bien plus loin que ce qu‟on pourrait croire à première vue, avant
l‟émergence de la culture populaire moderne que nous connaissons aujourd‟hui. Le terme est
alors péjoratif : il décrit une personne qui adhère à une cause, à une doctrine religieuse,
politique ou philosophique avec une conviction absolue, et manifeste à leur égard un zèle
aveugle pouvant entraîner des excès, jusqu‟à l‟intolérance4. Il faut attendre le début du 18e
2
JENKINS, Henry, Textual Poachers: Television Fans and Participatory Culture, New York London : ed.
Routledge, coll. Studies in culture and communication,1992
3
LE GUERN, Philippe. « "No matter what they do, they can't never let you down" Entre esthétique et politique :
sociologie des fans, un bilan critique » in DONNAT, Olivier [dir] Réseaux "Fan, passionnés et amateurs"
janvier/février 2009, vol 27, n°153, p19-54 / URL : www.cairn.info/revue-reseaux-2009-1-page-19.htm
4
GRIPSRUD, Jostein, “Fans, viewers and television theory” in Le Guern, Philippe (dir) Les cultes médiatiques.
Culture fan et oeuvres culte, Rennes : ed. PUR, coll Le Sens Social, 2002
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6. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
siècle pour voir apparaître l‟abréviation dans le langage courant : celle-ci est utilisée pour
désigner les passionnés de sport – notamment le baseball ou la boxe. Au fil des siècles, le
terme devient de plus en plus péjoratif, pour finalement désigner une personne qui éprouve à
l'égard de quelqu'un ou de quelque chose un goût, un intérêt ou une admiration passionnée, le
plus souvent excessive.
L‟étymologie du mot, si elle n‟était pas négative à ses débuts, l‟est donc devenue à
force d‟utilisation, pour gagner le sens qu‟on lui connaît aujourd‟hui. Le fan est cet être
“aliéné”, irraisonné, solitaire obsédé par sa passion ou membre d‟une foule abrutie et
facilement manipulable dans notre « société de masse » moderne. Joli Jenson, dans son étude
sur la définition du statut de fan5, constate que la presse, la société et le grand public le jugent
en termes très négatifs : la passion est assimilé à une pathologie, une maladie mentale ; on
s‟interroge sur la santé des individus qui en sont sujet, sur cette incapacité à tirer un trait entre
sa propre vie et celle de la star adulée. Deux cas de figures émergent : celle du fou solitaire, et
celle de la foule hystérique en délire – les deux étant tout aussi dangereux et inquiétants.
Le fan n‟est pas vu sous de meilleurs auspices en sociologie ; il est l‟archétype du
« public passif », aliéné par les médias de masse, ne pouvant penser par lui-même, n‟étant
maître ni ses actions et ni ses pensées. Les industries culturelles, productrices de cette culture
de masse, donnent l'illusion du choix, automatisent la consommation et l'identification et
rendent impossible la dissidence. La culture de masse n'est donc qu'un moyen de contrôler et
d'endormir la conscience de l'homme6.
Si cette vision a depuis été remise en cause – et la capacité de résistance des publics
réévaluée – le fan a toujours aussi mauvaise réputation, et notamment dans la sociologie
française, Bourdieu eu tête7. Pour Christian Le Bart et Jean-Charles Ambroise8, cette
dénonciation du fan a acquis le statut de lieu-commun : elle n'est alors peut-être rien d'autre
que la peur d'une certaine modernité, et à ce titre, elle renseigne plus sur celui qu'elle habite
que sur ceux qu'elle dénonce.
5
JENSON, Joli, “Fandom as a Pathology : the Consequences of Characterization” in Lewis, L.A. (dir.) The Adoring
Audience: Fan Culture and Popular Media, New York: Routledge, 1992, p9-29
6
Théorie développée par l’Ecole de Francfort, menée Max Horkheimer et Theodor Adorno
7
BOURDIEU, Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, coll. Le sens commun, éd. de Minuit, 1979
Le fan est celui qui "croit qu'il y croit" sans savoir que cette croyance est en réalité déjà l'expression de son
aliénation : il est l’archétype du public dominé.
8
AMBROISE, Jean-Charles et LE BART, Christian, Les fans des Beatles. Sociologie d'une passion, Rennes : ed
PUR, coll. Le Sens Social, 2000
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7. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
Avec la montée d‟Internet et l‟émergence de nouvelles technologies, les cultures de
fan deviennent visibles : les échanges entre membres d‟une même communauté se font au
sein d‟un espace public auquel tout le monde peut désormais avoir accès. Les productions des
fans, qui ne circulaient autrefois que dans un cercle très réduits d‟initiés, sont maintenant
mises en ligne et diffusées à grande échelle, tout autour du globe. Tout cela circulant dans la
croyance en un nouvel outil participatif, ouvert et social : le « web 2.0 ». La promesse de
participation, surtout, est le mythe le plus tenace de ce web deuxième génération. Cette
injonction à la participation, présente partout aujourd'hui, largement diffusée par les médias et
les concepteurs des technologies eux-mêmes, façonne les comportements en ligne, qui, de la
figure d‟un consommateur perçu comme passif, se pensent usagers actifs, à qui la production
et la diffusion de contenus n'est plus interdite ou difficile d'accès, voire même est une
condition de leur présence en ligne. Force est de constater que les fans représentent une
catégorie toute particulière des internautes d'aujourd'hui : le fan, parce qu'il est fan, a de plus
grandes raisons de s'impliquer et de participer dans les communautés en ligne dédiées à sa
passion, s'il veut se faire connaître et reconnaître par ses pairs. Sa participation sera donc plus
élevée que celle de l'internaute lambda, du fait de sa plus grande implication émotionnelle
avec l'objet de sa dévotion.
Il s‟agit alors de définir ce que l‟on entend par le terme fandom – terme qui reviendra souvent
dans notre étude. Nous suivrons ici la conceptualisation faite du terme par Joli Benson9, qui
désigne non pas un quelconque enthousiasme pour un objet culturel ou une pratique, mais
bien ces communautés de fans fondées sur la discrimination et la production. Le terme
« fan », dès lors, désigne une identité et/ou un mode de vie, et non pas simplement un hobby.
Cela suit la définition du cultuisme conceptualisé par Philippe Le Guern10, qui se manifeste à
travers des pratiques ritualisées : il est rassembleur et suppose un travail coopératif qui définit
une appartenance commune ; des discours et des comportements sont mis en scène selon des
modalités codifiées qui permettent de tracer la frontière entre “ceux qui n'en sont pas” et ceux
“qui en sont”. Ces communautés, parce qu‟elles évoluent aujourd‟hui sur Internet, sont
désignées sous le terme de communautés « virtuelles », que Rheingold – premier auteur à
avoir proposé l‟emploi de ce terme – définit comme :
« les agrégat sociaux qui émergent sur le réseau Internet quand un nombre suffisant de
personnes poursuivent des discussions publiques pendant un temps suffisant, avec assez
9
BENSON, Joli, “Fandom as a Pathology: the Consequences of Characterization”, op. cit.
10
LE GUERN, Philippe, (dir) Les cultes médiatiques. Culture fan et oeuvres culte, Rennes : ed. PUR, coll Le Sens
Social, 2002, p24-25
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8. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
de sentiment humain, pour former des réseaux de relations personnelles dans l‟espace
virtuel11. »
Rheingold justifie son utilisation du terme « communauté » par le fait que les utilisateurs eux-
mêmes s‟en réclament, et par le constat d‟expériences affectives intenses, impliquant un fort
sentiment communautaire, dans l‟espace virtuel. C‟est ainsi que nous analyserons la fandom
My Little Pony, qui, prouvant les dires de Rheingold, a nommé sa communauté dès que celle-
ci a pris forme – et si le verbe est le commencement12, alors en la nommant, elle existe aux
yeux de ses membres13.
Il nous semble qu‟aujourd‟hui ces communautés virtuelles – organisées en fandom –
initient un changement dans la réappropriation et la circulation des objets culturels. Les
ayants-droit ont toujours cherché à contrôler la production de fans, ou tout du moins à la
réguler et à la contenir dans des espaces spécifiques. Avec le développement de l‟Internet, de
même que des croyances qui l‟accompagnent, cela devient de plus en plus difficile. Dans le
même temps, on voit que certains acteurs choisissent d‟accompagner ce changement et de
jouer le jeu de l‟interaction avec le public. Peut-on aller jusqu‟à dire qu‟Internet ait rendu le
statut du fan plus gratifiant ? Peut-on aller jusqu‟à parler de pouvoir du fan ? Il nous semble
particulièrement intéressant d‟y répondre via l‟étude de la relation et les échanges entre cette
communauté de fans et Hasbro – et par extension, Studios B, le studio d‟animation à l‟origine
de la nouvelle série.
Problématique
L‟étude de la communauté de fan My Little Pony: Friendship is Magic témoigne-t-elle d‟une
transformation du statut du fan aujourd'hui, de par les représentations et les discours liés aux
imaginaires du web 2.0 et aux injonctions à la culture de la participation, pour devenir un
statut valorisé et courtisé par les ayants-droit, préfigurant ainsi de nouveaux rapports entre
fans et industries culturelles ?
11
RHEINGOLD, Howard, The virtual community, Massachussets : ed. Adison-Wesley, coll. Reading, Publishing
and Co, 1993
12
Evangile selon Saint Jean
13
Il est à noter cependant, que si cette communauté est appelée « brony », à la fois par ses membres et par les
acteurs extérieurs – médias, ayants-droit, grand public – tous les fans de la série ne se pensent pas comme tel.
Certains choisissent de ne pas répondre à cette appellation. Ils seront néanmoins inclus par ce terme lors de ce
mémoire, le terme brony étant assimilé à celui de fan, dans le cas de la communauté My Little Pony.
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9. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
Hypothèses
On répondra à cette problématique en formulant et éprouvant les trois hypothèses suivantes :
Hyp 1. Le cas My Little Pony: Friendship is Magic est particulièrement révélateur du
dynamisme créateur des fans en ligne, et témoigne de la capacité de réappropriation totale
d‟un objet culturel par le public ;
Hyp 2. Cette créativité aurait pu être ignorée voire réprimée, mais Hasbro y voit de
plus en plus un intérêt à encourager ces pratiques et à jouer le jeu de la promesse du web
participatif ;
Hyp 3. Ce cercle d'usages et de réappropriation des usages est un cercle qui s'auto-
alimente et s'enrichit des différents acteurs : il peut être source de création, de gratifications et
de contentement pour les deux parties – mais n‟exclue pas les tensions ni ne renverse le
rapport de force entre fans et industries.
Corpus et méthodologie
Pour répondre à cette problématique, nous avons élaboré un corpus sélectif de deux
sites de fan – un forum et un site d‟information générale. Ce corpus a délibérément été
concentré sur ces deux plateformes, parmi la multitude des sites dédiés à la série
aujourd‟hui14 :
- Equestria Daily15
Le premier est un site d‟information général, l‟un des sites les plus fréquentés de la
communauté car agrégeant énormément de contenu - créations de fans en tout genre et
actualités sur la communauté et la série. Il est tenu par plusieurs administrateurs, et qui font
souvent figure d‟intermédiaires entre la communauté et Hasbro.
- Le sub-Reddit MyLittlePony16
Le deuxième est une sous-communauté hébergée sur le site web communautaire de « marque-
page social » - ou partage de signets – nommé Reddit, permettant aux utilisateurs de
soumettre leurs liens et de voter pour les messages envoyés par les autres utilisateurs. Les
messages/liens les plus appréciés se retrouvent automatiquement en page d‟accueil, ceux les
moins votés disparaissant au fur et à mesure.
14
Quelques-uns de ces sites non choisis dans cette étude : Ponychan, Equestria Central, le board Pony sur
4Chan, Ponybooru, Phillydelphia, Ponyarchive, etc.
15
URL : http://www.equestriadaily.com/
16
URL : http://www.reddit.com/r/mylittlepony/
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10. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
Si nous considérons le premier site comme le reflet de la communauté dans son ensemble, le
deuxième est un exemple d‟une « communauté dans la communauté » brony, nous permettant
ainsi de mieux saisir l‟organisation de la fandom dans son ensemble, répartie en différentes
communautés sur diverses plateformes en ligne17.
Nous avons porté une attention toute particulière aux créations de fans mises en ligne – le
fanart via Reddit et la composition de musique et de vidéos via Equestria Daily – de même
que les posts et les discussions s‟attardant sur les relations entre la communauté de fans et les
ayants-droit – interviews, actualités, intervention, et réactions. Pour ce faire, nous avons mis
en œuvre une méthodologie croisée, mariant analyse de contenu et de discours. Analyse de
contenu, pour comprendre le dynamisme et l‟économie parallèle qui s‟est créée à côté de la
série par ces fans. Analyse de discours, afin d‟étudier les imaginaires invoqués et les
références et la langue utilisées, à la fois par les fans et par les ayants-droit.
On verra donc dans une première partie le rôle d‟Internet et des imaginaires qui lui
sont liés dans la formation de la communauté de fans My Little Pony: Friendship is Magic.
On tentera d‟expliquer en quoi la prégnance de ses imaginaires est constitutive de l‟identité du
brony aujourd‟hui, qui mêle culture geek et culture de fan, et de mesurer toute la portée de la
réappropriation qui est faite de la série.
On étudiera dans une deuxième partie la réponse des ayants-droit – à savoir Hasbro et
Studio B – et leur réaction face à la communauté. On verra les possibilités que permet Internet
dans ce dialogue nouveau et les usages qui en sont, de même qu‟on ne manquera pas d‟en
souligner les limites.
17
En fonction des plateformes investies, ces communautés bronies, si elles partagent les mêmes codes de
valeurs et les mêmes références, ne vont pas forcément se mêler entre elles : beaucoup d’internautes
resteront sur une même plateforme sans aller investir les autres. Il en résulte l’existence de multiples sous-
communautés au sein de la fandom.
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11. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
Premiere Partie
Internet et « fans 2.0 » : naissance et croissance
d’une communauté de fans en ligne
La figure du fan n‟est pas nouvelle. Avec l‟avènement des médias de masse, la
sociologie s‟est rapidement penchée sur la question de la réception des contenus produits par
l‟entertainment industry et de leur réception par le public. Le fan, parce que son niveau
d‟engagement est bien supérieur à ce qui est habituellement attendu du public ordinaire18, est
un objet d‟étude particulièrement intéressant pour les sociologues : il pousse à s‟interroger sur
les dispositifs méthodologiques propres à saisir l‟activité et les logiques sociales des publics et
renouvelle la compréhension que les sciences humaines et sociales ont des industries
culturelles, créatives et de leurs publics19. Aujourd‟hui, avec la naissance et l‟évolution rapide
du « réseau des réseaux », l‟Internet, que les fans semblent avoir massivement investis, il est
d‟autant plus facile d‟avoir accès aux productions et aux échanges entre communautés de
fans, autrefois cachées et connues des seuls initiés. My Little Pony: Friendship is Magic ne
fait pas exception : la plupart des productions et des discours des fans de la série sont nés et
continuent de se faire en ligne. Pour étudier ce phénomène, il s‟agit donc d‟en comprendre le
support : les imaginaires, les codes et la culture qui ont construit et façonné l‟Internet depuis
sa création se retrouvent au cœur des contenus qui se déploient à travers lui. Une fois cette
analyse faite, nous pourrons plonger au cœur de la réappropriation faite par les fans.
I. Les imaginaires de l’Internet au cœur de la création de la
communauté de fan My Little Pony: Friendship Is Magic
Parce qu‟un support n‟est jamais neutre, il s‟agira dans une première partie d‟étudier
les différents symboles et imaginaires attachés aux discours et à l‟utilisation qui est faite de
18
LE GUERN, Philippe. « "No matter what they do, they can't never let you down…" Entre esthétique et
politique : sociologie des fans, un bilan critique » in DONNAT, Olivier [dir] Réseaux "Fan, passionnés et
amateurs" janvier/février 2009, vol 27, n°153, p19-54 [disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-
2009-1-page-19.htm]
19
La culture du fan. Vers une nouvelle sociologie des publics ? Journée d’études du vendredi 25 avril 2012 à
Paris organisée par la Sorbonne Nouvelle
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12. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
l‟Internet, et leur incorporation dans l‟élaboration de la communauté de fans My Little Pony.
Chaque nouvelle technologie déclenche tout un ensemble de valeurs et d‟attentes émanant des
utilisateurs et de la société dans laquelle ces technologies sont développées. Les imaginaires
attachés à l‟Internet ont été déterminants dès sa création et sont à l‟origine d‟un grand nombre
d‟usages actuels20. Les identifier et les comprendre permettra de mieux saisir la communauté
de fans My Little Pony: Friendship is Magic et son mode de fonctionnement.
A. Une sous-culture née de l’Internet
1. Les mèmes comme constitutifs de la culture bronie
La communauté de fans de la série My Little Pony: Friendship is Magic est née en
ligne, plus précisément sur l‟imageboard 4chan.
Fonctionnant principalement via des posts d‟images – d‟où l‟appellation anglaise
imageboard – ce forum est l‟un des plus grands forums actifs sur Internet. Créé en 2003 par
l‟adolescent Christopher Poole, connu sous le pseudo de « Moot », il est alimenté aujourd‟hui
par des millions d‟utilisateurs, tous anonymes. On compte actuellement une cinquantaine
d‟imageboards en activité, avec chacun un contenu et des règles spécifiques. Chaque board a
sa propre communauté d‟habitués, et beaucoup ne visitent exclusivement que leur board de
discussion. Les posts envoyés sur les différentes plateformes du forum sont éphémères : tous
disparaissent très rapidement au profit de nouveaux posts envoyés par d‟autres utilisateurs,
afin d‟inciter au renouvellement du contenu et à la participation. La plupart des fils de
conversation – appelés thread – ne restent que 5 secondes sur la page principale et moins de 5
minutes sur le site avant d‟expirer22.
Le plus célèbre d‟entre eux, /b/, appelé random board – au hasard – comptabilise 30%
du trafic du site23, et engrange un grand nombre de contenu sans classification ni catégorie
particulière. Contrairement aux autres boards, les utilisateurs comme les modérateurs ne sont
contraints que par très peu de règles, ce qui donne des discussions et des posts vulgaires voire
très offensants. Blagues racistes, homophobes ou encore sexistes sont le lot quotidien des
20
FLICHY, Patrice, L’imaginaire d’Internet, Paris : ed. La Découverte, coll. Sciences et société, 2001
21
URL : https://www.4chan.org/
22
BERNSTEIN, Michael, MONROY-HERNANDEZ, Andres, HARRY, Drew, PANOVICH Katrina et VARGAS, Greg
“4chan and /b/: An Analysis of Anonymity and Ephemerality in a Large Online Community“ *disponible en ligne
: http://www.aaai.org/ocs/index.php/ICWSM/ICWSM11/paper/viewFile/2873/4398]
23
Fimocoulos, “An interview with the founder of 4chan” / URL : http://fimoculous.com/archive/post-5738.cfm
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13. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
usagers du board. De nombreuses images pornographiques et gores sont également
régulièrement postées, ce qui fait qu‟il est presque impossible de naviguer sur cette
plateforme sans tomber sur l‟une d‟elles. Si la réputation de ce board est sulfureuse, il est
également connu pour avoir donné naissance au mouvement des Anonymous24, ainsi que pour
sa lutte contre l‟église de Scientologie et sa défense de Wikileaks25.
Si 4chan reste peu connu du grand public, les contenus qui sont postés dépassent les
frontières du forum et trouvent leur chemin sur des plateformes et réseaux sociaux plus
fréquentés – et fréquentables. Le forum est une source majeure de renouvellement et de
créations dans la « culture internet », entendue au sens de pratiques, d‟un langage et de
références spécifiques partagés par les internautes. Ce « folklore digital »26, nous le croisons
tous les jours en ligne : ce sont les LOLcats, les expressions comme « epic » ou « fail », ou
encore « lol » ou « lulz », ce sont des vidéos, des photos, des polices – comme le Comic Sans
MS – le rickrolling, le dramatic chipmunck, ou encore le Star Wars kid27. Beaucoup d‟entre
eux sont nés sur 4chan et se sont ensuite diffusés en ligne, pour devenir des références
incontournables dans la culture internet d‟aujourd‟hui.
Cette culture internet est aujourd‟hui une culture du détournement, et les mèmes en
sont l‟expression emblématique. Le premier à avoir conceptualisé clairement la notion de
mème fut Richard Dawkins dans son ouvrage Le Gène égoïste28, paru pour la première fois
en 1976. Selon Dawkins, un mème est « une unité d‟information contenue dans un cerveau,
échangeable au sein d‟une société », cette unité définissant alors un élément culturel
reconnaissable, tels qu‟une habitude, une attitude, un rituel, une croyance, etc., transmis et
reproduit d‟individu en individu, qui imitent le comportement diffusé à l‟infini. Sur internet,
le mème se traduit par la reproduction et la diffusion d‟une vidéo, d‟une photo ou d‟une
expression d‟un internaute à un autre. Les éléments mentionnés plus haut, comme par
exemple les LOLcats ou le rickrolling, sont donc des mèmes.
24
COLEMAN, Gabriella, ”’I did it for the lulz! but i stayed for the outrage:’ Anonymous, the politics of spectacle,
and geek protests against the Church of Scientology”, 2011
[conférence disponible en ligne : http://techtv.mit.edu/videos/10237]
25
MACKEY, Robert, ‘Operation Payback’ Attacks Target MasterCard and PayPal Sites to Avenge WikiLeaks”,
New York Times, 2010 [disponible en ligne : http://thelede.blogs.nytimes.com/2010/12/08/operation-payback-
targets-mastercard-and-paypal-sites-to-avenge-wikileaks/], publié le 8 décembre 2010
26
ESPENSCHIED, Dragan. et LIALINA, Olia, Digital Folklore, ed. Merz Akademie, 2009
27
Voir Annexe 1
28
DAWKINS, Richard, Le gène égoïste, Paris : ed. Odile Jacob, 2003
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14. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
Si la série My Little Pony: Friendship Is Magic a connu un tel succès en ligne, alors
qu‟elle n‟était diffusée et légalement disponible que sur la chaîne officielle d‟Hasbro, The
Hub, c‟est parce qu‟une grande partie des fans des origines s‟est rapidement constituée sur
4chan, au travers de l‟usage mémétique de visuels de la série. L‟imageboard dédié à
l‟animation et aux dessins animés - appelé /co/ - s‟est rapidement penché sur le nouveau
phénomène, notamment par la publication d‟un article écrit par Amid Amidi sur Cartoon
Brew29. L‟article, au ton alarmiste, avait suscité de vives réactions, et faisait suite à la
diffusion du premier épisode de la série, le 19 octobre 2010. Il a ainsi attiré l‟attention d‟un
certain public sur la nouvelle création des Studios B, les studios d‟animation canadiens
employés par Hasbro. L‟article fut vivement discuté sur 4chan, initiant par là même l‟intérêt
premier pour la série. Après la diffusion du deuxième épisode le 22 octobre 2010, de
nombreux threads sur la série se multiplient sur /co/, et le nombre de posts augmente
considérablement. L‟intérêt des habitués du board envers la série tenait alors pour la
technique d‟animation utilisée, le flash, ainsi que pour la réalisation. Très vite, ils se sont
dénommés « colts » – poulain en anglais – jeu de mot à la fois sur /co/ (/co/lts) et sur la série.
D’octobre 2010 à février 2011, le site Equestria Daily, aujourd’hui un des sites les plus visités
dans la communauté bronie, a recensé et compté le nombre de posts sur la série sur /co/30
29
AMIDI, Amid, “The End of the Creator-Driven Era in TV Animation”, Cartoon Brew [disponible en ligne :
http://www.cartoonbrew.com/ideas-commentary/the-end-of-the-creator-driven-era.html], publié le 19
octobre 2010
30
“/co/ Pony Posts break the 6000 mark”, Equestria Daily, posté le 26 février 2011
URL : http://www.equestriadaily.com/2011/02/pony-posts-break-6000-mark.html
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15. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
L‟engouement pour la série, une fois initié sur /co/, s‟est ensuite diffusé sur /b/, qui
est, on le rappelle, le board le plus célèbre et le plus visité de 4chan. Très vite, ils se sont eux-
mêmes dotés d‟un surnom : les bronies ou « brony », jeu de mot sur le nom du board, /b/,
mais également contraction des mots « bro » – frère en anglais – et « ponies ». Ce nom est
ensuite resté une fois la communauté sur 4chan dispersait aux 4 coins de l‟Internet, pour aller
fonder des forums spécifiquement dédiés à la série, comme Ponychan31, Reddit ou Equestria
Daily.
Il est intéressant de noter que les premiers échanges sur la série se sont effectués sous
la forme de mèmes, ceux-ci étant dû en grande partie à la structure intrinsèque de 4chan, qui
est avant tout un imageboard, et donc privilégie les discussions ayant recours à des visuels. Il
n‟est pas rare de suivre un thread et de le voir ponctuer de mèmes, les internautes les utilisant
pour exprimer leur sentiment ou illustrer leurs réponses.
Un thread sur /b/ illustré par de images mémétiques, ici Rage Guy
On peut avancer que le succès de la série a fortement été alimenté par l‟usage de
mèmes par les internautes. Leur impact visuel ainsi que leur simplicité font d‟eux des objets
faciles et rapidement diffusables, et rendent la série visible là où ils sont utilisés. Leur
diffusion participe à la circulation de cette culture internet – et donc potentiellement à cette
culture fan qui s‟exprime à travers eux. Les mèmes sont des objets culturels, pour reprendre la
31
URL : www.ponychan.net/
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16. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
théorie d‟Yves Jeanneret32 – ces idées et objets produits et transmis par l‟homme – qui plus ils
circulent, et plus ils se chargent de valeurs. C‟est en circulant qu‟ils peuvent être réappropriés
et transformés : leur trivialité participe à la dissémination des savoirs dans une communauté
donnée, fait se partager les idées et permet la transmission d‟une culture commune d‟une
personne à une autre. Les mèmes – parce qu‟ils sont créés pour être réappropriés et se
diffusent très rapidement – sont alors des outils particulièrement efficaces dans la création et
la persistance d‟un sentiment identitaire partagé. Les habitués de 4chan, qu‟ils soient sur /b/
ou /co/, ont tous les mêmes références : ils gravitent dans cette culture internet faite de
LOLcats et autres mèmes célèbres, la modifient et l‟adaptent à foison. Les mèmes My Little
Pony33 sont ainsi un mélange de toutes ces références : ils reprennent aussi bien des
expressions de la série – 20% cooler ou 10 seconds flat – que des expressions déjà bien
connues – don’t feed the troll ou party hard – pour constituer un répertoire de mèmes uniques
et adaptables à souhait. Le mème My Little Pony a très été vite reconnu et catalogué sur le site
Know Your Meme, sorte d‟immense répertoire classifiant et organisant les différents mèmes
en circulation sur Internet. My Little Pony y fait son entrée en février 2011, soit 4 mois après
la diffusion du premier épisode. Le 22 avril 2011, l‟utilisation et la circulation des mèmes My
Little Pony dépassent les autres mèmes – tels que Rage Guy ou Forever Alone34. Avec une
moyenne de 45 images par jour, la base de données concernant la série dépasse les 3000
images, faisant d‟elle le mème le plus actif et utilisé de ceux recensés sur le site.
2. Culture geek et geekeries : “this is the manliest shit ever”
L‟une des raisons souvent invoquées pour expliquer le surprenant intérêt émanant de ces
internautes – ces bronies majoritairement masculins et dont la moyenne d‟âge s‟évalue à
environ 21 ans35 – est que la série puise dans tout un tas de références à la culture geek et
populaire. David Peyron, doctorant en sciences de l‟information et de la communication à
l‟université Lyon 3 et rédigeant une thèse sur la culture geek et son émergence en tant que
sous-culture et identité culturelle, la définit en ces termes :
32
JEANNERET, Yves, Penser la trivialité volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Paris : ed Lavoisier-Hermes-
France, coll. Collection Communication, médiation et construits sociaux, 2008
33
Voir Annexe 2
34
“Ponies Surpass All Other Memes on Know Your Meme”, Equestria Daily, posté le 22 avril 2011
URL : http://www.equestriadaily.com/2011/04/ponies-surpass-all-other-memes-on-know.html
35
Pour plus d’informations sur l’identité des bronies, voir l’étude menée par Dr. Patrick Edwards sur un
échantillon de 24 000 fans [disponible en ligne : http://www.bronystudy.com/index.html]
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17. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
« Au cours des années 1970, avec les balbutiements d‟Internet, ce terme commence à
désigner de manière stéréotypée et souvent auto-parodique les passionnés d‟informatique,
de nouvelles technologies, mais aussi (ce qui a longtemps été ignoré en France) de
mondes imaginaires tels que l‟on peut les trouver dans les genres science-fiction, fantasy
et fantastique. Cela coïncide d‟ailleurs avec la redécouverte par des étudiants américains
du livre de Tolkien le Seigneur des Anneaux - qui servira de référence aux premiers jeux
de rôle -, avec l‟émergence des jeux-vidéos, avec le succès immense de la trilogie Star
Wars. Cette convergence d‟éléments quasi simultanés donne naissance au stéréotype du
geek, fan de genre multimédiatique, c‟est-à-dire qui consomme sa passion pour les
mondes imaginaires, sur tous les supports possibles sans distinctions entre anciens et
nouveaux médias36. »
Pour lui, avant d‟être une culture, le geek est un stéréotype, une représentation sociale à
propos d‟un groupe, qu‟il soit créé par d‟autres ou par le geek lui-même. En tant que
stéréotype il n‟existe pas véritablement, mais représente un idéal qui permet un processus
d‟identification/distanciation à la base du mouvement culturel nommé culture geek.
Aujourd‟hui, aimer Star Trek ou Doctor Who, lire de la fantasy ou des mangas, jouer aux
jeux-vidéos ou encore s‟investir dans des jeux de rôles, qu‟ils soient en cartes ou en grandeur
nature, relève de la culture geek. Pour compléter sa définition, il a recours à la description
qu‟un internaute fait du geek idéal sur son blog :
« Le geek est un jeune homme fan d‟ordinateur et de programmation, qui adore les jeux
vidéo (surtout les RPG genre Wow), il adore la fantasy et la science-fiction, il a lu au
moins 5 fois le Seigneur des Anneaux ainsi que toute l‟œuvre de Tolkien, et regardé 10
fois Star Wars, et adorerait être un Hobbit, un Jedi ou un Klingon, a fait des études dans
un domaine scientifique et adore manger froid et rester dans sa caverne devant son PC.
Au-delà de ce stéréotype se trouve une culture extrêmement riche. A l‟heure où je vous
parle on peut rajouter encore les fans de culture japanique (manga, animé, etc.), les
rôlistes, les fans de science-fiction, les lecteurs de comics, les joueurs de cartes ou de
figurines ayant un rapport avec l‟univers tolkiennien et les fans de cinéma de genre
(horreur, fantastique, etc.) et asiatique entre autre37. »
Il est intéressant de noter qu‟aujourd‟hui la figure du fan tend à se fondre dans celle du
geek. Eric Maigret en avait fait le constat lors du colloque consacré aux fan studies « La
36
PEYRON, David, « Auteurs fans et culture geek, un nouveau rapport entre producteurs et consommateurs
dans la culture de masse contemporaine ? » [disponible en ligne : http://www.omnsh.org/spip.php?article151]
publié sur l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines
37
Ibid.
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18. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
culture du fan. Vers une nouvelle sociologie des publics ? », qui s‟est tenu vendredi 27 avril
2012 à Paris38. Alors que l‟image du fan reste toujours majoritairement négative, et est vue
avec une certaine méfiance de la part de la société – car le fan est celui dont la passion est
douteuse et les transports excessifs – le geek, quant à lui, bénéficie d‟une certaine valorisation
de son statut. Il est aujourd‟hui de plus en plus représenté dans les films, la culture populaire
ou les séries, et fait désormais partie de la réserve des figures populaires. Les objets de sa
passion sont de plus en plus adaptés au cinéma et diffusés auprès du grand public – en
témoignent les multiples adaptations des super-héros de Marvel ou de DC Comics, comme le
tout récent Batman – à tel point que cette hégémonie va jusqu‟à en inquiéter certains39. Mais
qu‟est donc le geek, si ce n‟est un fan ? Pour Maigret, la nouvelle figure du geek réfléchit la
reconnaissance du nouveau statut culturel du fan, et montre que l‟image du fan s‟est déplacée.
Il est valorisant d‟être un geek, il est honteux d‟être un fan. Les fans de My Little Pony nous
semble combiner les deux identités : ils sont à la fois « fans » - selon une définition
traditionnelle du terme, c‟est-à-dire qu‟ils font montre d‟une passion plus poussée que la
moyenne et n‟hésitent pas à se réapproprier l‟objet ainsi adoré – et « geek » - car ils font appel
à tous un tas de références puissant dans cette culture geek, née dans les années 1970, et qui a
pris son essor avec le développement d‟Internet et des nouvelles technologies.
C‟est certainement pourquoi le côté « geek » de la série est constamment mis en avant,
cette dernière allant jusqu‟à être considérée comme la nouvelle coqueluche de cette
communauté de fans bien particulière40. La passion paraît ainsi d‟autant plus justifiée : en plus
d‟une technique d‟animation excellente, la série regorge de références et de clins d‟œil à la
culture dans laquelle les internautes évoluent en ligne. Les animateurs de Studio B, qui ont
eux-mêmes grandi dans les années 70-80, incorporent de leur plein gré et pour leur propre
amusement ces références à une culture qui leur est familière. La série a donc plusieurs
niveaux de compréhensions, et les fans tentent régulièrement de repérer les Easter eggs – œuf
de Pâques – que laissent les animateurs au spectateur attentif. Beaucoup viennent de la culture
populaire, cinéma, blockbuster ou même histoire américaine. La saison 2 en offre un
38
La culture du fan. Vers une nouvelle sociologie des publics ? Journée d’études du vendredi 25 avril 2012 à
Paris organisée par la Sorbonne Nouvelle
39
Technikart, N°106, Octobre 2006, « Le pouvoir Nerd »
40
VON HOFFMAN, Constantine, « My Little Pony: the Hip New Trend Among the Geekerati”, CBS News
[disponible en ligne: http://www.cbsnews.com/8301-505123_162-49640313/my-little-pony-the-hip-new-
trend-among-the-geekerati/?tag=bnetdomain], publié le 31 mai 2011.
Voir aussi MORGAN, Matt, “Could My Little Pony Be Raising the Next Generation of Geeks?”, Wired [disponible
en ligne : http://www.wired.com/geekdad/2011/09/could-my-little-pony-be-raising-the-next-generation-of-
geeks/] publié le 17 septembre 2011
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19. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
échantillon des plus croustillants : à présent conscients de leur nouveau public – les bronies
n‟étant pas, on le rappelle, la cible originelle de la série – les animateurs ont multiplié les clins
d‟œil : des plus évidents comme le James Bond de l‟épisode 24 ou l‟Indiana Jones de
l‟épisode 18, aux plus obscurs, comme la présence des personnages du film The Big
Lebowsky pendant l‟épisode 6 ou la référence à Terminator lors de l‟épisode 2041.
La série contient également des références purement geeks : ainsi, dans l‟épisode 13 de
la première saison, l‟un des personnages principaux, prénommé Twilight Sparkle, porte sur
son flanc pendant une course le numéro 42. Ceci faisant référence à une des œuvres
incontournables de la culture geek, The Hitchhiker‟s Guide To The Galaxy – le Guide du
Voyageur Galactique en français – écrit par Douglas Adam et publié en 1969. Ce guide
révèle la “grande question sur la vie, l‟univers et le reste” : le chiffre 42. Autre grande
référence à la culture geek, un poster de Rainbow Dash, également protagoniste dans la série,
étrangement similaire à celui du fameux NyanCat, le célèbre chat arc-en-ciel. Celui-ci est
visible dans l‟épisode 23 de la saison 242.
A gauche, Rainbow Dash (E23 S02), à droite, le Nyan Cat original
Mais la référence la plus évidente, véritable shout-out aux fans, est celle à la fin du deuxième
épisode de la saison 2 : les 6 protagonistes, une fois avoir rétabli l‟équilibre après la libération
de Discord, esprit du chaos semant le désordre et la destruction, sont récompensées par le
souverain de leur monde. La scène est presque plan par plan identique à la scène finale de
l‟épisode 4 de la saga Star Wars « Un nouvel espoir », finissant par un fondu au noir en forme
de cercle, exactement comme dans la scène originelle – ce que les fans n‟ont pas manqué de
remarquer. Sur Equestria Daily, l‟auteur du post indiquant la vidéo le commente en ces
termes :
41
MATHEWS, Anne, “The 10 Nerdiest Easter Eggs in My Little Pony: Friendship Is Magic”, Topless Robot
[disponible enligne http://bit.ly/JE6cFc], publié le 15 mai 2012
42
Pour toutes les références trouvées et recensées par les fans, voir le site TV-Tropes et le billet qui leur est
consacré / URL : http://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/ShoutOut/MyLittlePonyFriendshipIsMagic
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20. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
“Yes, we all saw it. Yes, we all geeked out. Well, I did, anyway. Probably a lot more
enthusiastically than I should have, if the coughing fit afterward was any indication43.”
La quelque centaine de commentaires qui suit témoigne de l‟enthousiasme et de l‟appréciation
que portent les fans envers ces Easter eggs. Les reconnaître suppose donc une certaine
culture, ainsi qu‟une grande connaissance afin d‟être capable de retrouver la source originelle
et pouvoir en apprécier la référence. On a ici affaire à un mécanisme particulier, que l‟on
explorera plus avant, celui de l‟auteur-fan, chez qui le statut de geek est revendiqué et reconnu
par la communauté de fans, ce qui le rend encore plus appréciable au sein de la communauté,
puisqu‟il est « l‟un des leurs ».
La naissance du formidable engouement autour de la série est en soi singulière,
puisqu'Internet en a été le réceptacle. Née en ligne, la communauté de fans a donc dès le début
mobilisé la culture geek dans lequel baignaient les premiers fans, son vocabulaire, ses espaces
de discussion en ligne, ses codes et ses références. Car les fans sont d'abord et avant tout des
internautes avertis, roués à l'exploration du web et de sa culture underground, et s'ils ne le sont
pas, ils sont vite initiés, du fait des innombrables références culturelles, à la fois dans la série,
mais aussi dans les discussions, les travaux et les échanges entre autres passionnés.
B. La mise en place de la communauté de fans : Internet et bronydom
1. L’identité par la culture
On l‟a vu, la communauté de fans de My Little Pony s‟est formée en ligne, d‟abord sur
4chan, ensuite sur d‟autres plateformes spécialement dédiées à la série. Nous avons donc
affaire à une communauté « virtuelle », qui est née et a grandi en ligne. Revenons sur la
notion de communauté avant d‟aller plus avant. Si l‟on s‟en tient à la définition traditionnelle
formulée par Tönnies44, mentionnée par Serge Proulx dans sa conceptualisation de la
virtualité45, il s‟agirait d‟un collectif fondé sur la proximité géographique et émotionnelle, et
43
Voir la vidéo d’un fan superposant les deux scènes sur « My Little Star Wars », Equestria Daily, posté le 24
septembre 2011 / URL : http://www.equestriadaily.com/2011/09/my-little-star-wars.html
Traduction : « Oui, on l’a tous. Oui, notre âme de geek s’est emballée. Enfin, la mienne, en tout cas.
Probablement bien plus que de raison, à en juger par la série de toux qui s’en est suivie »
44
TÖNNIES, Ferdinand, Communauté et société [éd. orig. 1887], extraits reproduits dans Karl Van Meter (dir.),
La sociologie, Paris : ed. Larousse, coll. Textes essentiels, 1992, p195-211.
45
PROULX, Serge et LATZKO-TOTH, Guillaume, « La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de
la notion de communauté virtuelle » in Sociologie et sociétés, vol. 32, n° 2, 2000, p. 99-122. [disponible en ligne
http://www.erudit.org/revue/socsoc/2000/v32/n2/001598ar.pdf]
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21. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
impliquant des interactions directes, concrètes, authentiques entre ses membres. Pour Proulx,
il est donc a priori paradoxal d‟y associer le qualificatif «virtuel», qui renvoie dans notre
imaginaire à l‟idée d‟abstraction, d‟illusion et de simulation. Il note cependant que ce qui est
définit comme « virtuel » n‟a pas moins de substance que le « réel » :
« Rien ne permet a priori de considérer que parce qu‟elles reposent largement sur la
médiation de la technique, les dynamiques sociales en ligne sont irréelles ou sans
conséquences. (…) Etzioni et Etzioni (1999, p.242)46 notent que «l‟on ne devrait pas
conclure que parce que les agrégats en ligne n‟ont pas tous les attributs des communautés
hors ligne, les communautés virtuelles ne sont pas [...] “réelles”, autrement dit qu‟elles ne
répondent pas aux critères nécessaires pour former des communautés à part entière47. »
Poussant la réflexion plus loin, Proulx considère, dans son ouvrage dédié aux communautés
virtuelles, que l‟on peut les qualifier comme :
« le lien d'appartenance qui se constitue parmi les membres d'un ensemble donné
d'usagers d'un espace de clavardage, d'une liste ou d'un forum de discussion, ces
participants partageant des goûts, des valeurs, des intérêts ou des objectifs communs,
voire dans le meilleur des cas, un authentique projet collectif48. »
Internet n‟est donc que le prolongement des structures sociales existantes, où les internautes
intègrent des groupes partageant les mêmes intérêts. De cette socialisation émerge un
sentiment d‟appartenance au groupe, puisque tous évoluent dans un environnement social et
symbolique similaire, suivant des normes, des règles, des codes de conduite de même que des
sanctions en cas de transgression de « l‟étiquette » de la communauté. Pour Proulx, tout ceci
permet de construire une identité collective – qu‟elle soit communautaire ou sociale – qui
aboutit à un phénomène d‟imagination sociale partagée de l‟entité collective en tant que
« communauté »49.
L‟une des premières initiatives prise par une communauté de fan est de s‟auto-
nommer, afin de se revendiquer en tant que fan et en tant que membre d‟une communauté.
Les fans de Star Trek sont ainsi des trekkies, ceux de Doctor Who sont appelés whovians, les
46
ETZIONI, Amitai et Oren, « Face-to-Face and Computer-Mediated Communities, A Comparative Analysis », in
The Information Society, vol. 15, no 4, 1999, p. 241-248.
47
PROULX, Serge et LATZKO-TOTH, Guillaume, « La virtualité comme catégorie pour penser le social : l’usage de
la notion de communauté virtuelle », art. cit.
48
PROULX, Serge (dir), POISSANT, Louise et SENECAL, Michel, Communautés virtuelles : penser et agir en
réseau, Québec : ed Sainte-Foy, coll. Presses de l’Université Laval, 2006
49
Ibid.
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22. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
passionnés de la série Firefly, browncoats… Ce processus n‟est pas systématique, mais il est
constaté dans de nombreuses communautés de fans, notamment pour les séries télévisées.
Parfois, une même œuvre peut engendrer deux communautés de fans différentes, celle-ci
ayant été adaptée sur différents supports médiatiques. C‟est le cas pour Le Seigneur des
Anneaux : les fans de la trilogie réalisée par Peter Jackson se nomment les ringers, en
référence au titre des films, tandis que les fans des livres de Tolkien s‟appellent les
tolkienites50, ceux-ci étant le plus souvent experts dans toute l‟œuvre de l‟auteur britannique,
et non pas seulement de la trilogie.
C‟est certainement ce que l‟on observe au sein de la communauté de fans de My Little
Pony. Nous l‟avons mentionné plus haut, à l‟origine, la communauté était divisée en deux :
les colts sur /co/ et les bronies sur /b/. Une fois la communauté sur /b/ éparpillée sur Internet,
suite à un ban – bannissement d‟un forum ou d‟un site – de tous les utilisateurs postant du
contenu sur le board ayant trait à la série51, la dénomination « bronie », ou « brony », s‟est
imposée à tous fan de My Little Pony en général.
A partir de ce moment, et conformément à ce qu‟a constaté Proulx, la communauté va
se doter de règles52, de coutumes et de rites. Ceci est particulièrement visible à travers le
langage adopté par les fans : celui-ci ne peut être compris que des personnes qui regardent la
série et en comprennent les références. Il est intéressant de noter que l‟usage d‟un langage
particulier est relativement commun en ligne, notamment à travers l‟usage des mèmes – qui
va faire appel à un parler spécifique et à des expressions connues et utilisées. Cela se traduit
par des abréviations phonétiques, ou par une distorsion complète du mot : de « lol » à « lulz »,
par exemple. Cet argot est également un moyen de mettre à part ceux qui ne font pas partie de
la communauté et qui ne partagent pas les mêmes valeurs, rendant la compréhension du
message difficile, voire impossible.
Dans le cas My Little Pony, cela se traduit par exemple par l‟emploi de termes tels que
« everypony » ou « nopony » à la place de « everybody » ou « nobody » – jeu de mot
intraduisible en français – utilisés dans une conversation entre fans. Ce processus est appelé
« ponify », ou ponifier, et s‟applique à toute transformation de mots courants dans leur
50
Pour les dénominations des différentes communautés de fans, se référer à l’Urban Dictionary *disponible en
ligne : http://www.urbandictionary.com/]
51
Voir Annexe 3
52
Ces règles [disponible en ligne : http://knowyourmeme.com/photos/305641-ponification] sont inspirés des
« 47 rules of the Internet » [disponible en ligne : http://knowyourmeme.com/memes/rules-of-the-internet]
montrant là encore que la communauté de fans manie les références geek avec aisance et les appliquent à la
série
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23. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
équivalents équins. On trouve des dictionnaires compilant les différents termes utilisés dans la
série ou inventés par les fans53, de même que des outils pour « ponifier » automatiquement
une page lors de la navigation, comme peut en témoigner le développement d‟extensions sur
les explorateurs Firefox, Opéra ou Google Chrome54. A ces éléments de langage particuliers
viennent se greffer des expressions nées des échanges entre les fans et des interactions au sein
de la communauté : l‟expression « Welcome to the herd! », par exemple, est régulièrement
utilisée pour accueillir chaque nouveau venu dans la communauté ; le « brohoof » est un
équivalent du highfive anglais, qui sert à marque l‟approbation ou pour célébrer un
accomplissement, quel que soit son importance ; « don’t feed the parasprite » est une
adaptation de l‟expression Internet bien connue « don’t feed the troll » adaptée au contexte de
la série – un des épisodes met en scène le village des protagonistes envahi par des minuscules
insectes appelés parasprites qui se reproduisent constamment et dont il est très difficile de se
débarrasser – etc55. Les fans communiquent et échangent en utilisant ses expressions, un
processus que tout nouveau fan doit assimiler, même s‟il ne les utilise pas : il en a besoin pour
comprendre les interactions sur les différents forums de discussion. Le langage brony – appelé
bronyspeak56 – est donc facteur d‟unité et de cohérence, de même que d‟assimilation et
reconnaissance au sein de la communauté de fans.
Bien sûr, cette communauté de fans est extrêmement hétérogène. Le terme « fan »
englobe de multiples réalités sociales, culturelles, générationnelles, etc., et efface les aspérités,
mais elles sont loin d‟avoir disparues. Christian Le Bart et Jean-Charles Ambroise en faisaient
déjà mention lors de leur étude des membres du fan club français des Beatles57, qui comptait à
l‟époque plus de mille membres. A l‟échelle de la série My Little Pony, ce chiffre explose,
Internet démultipliant les possibilités d‟engagement au sein de la communauté – sur Reddit
seulement, ils sont près de 40 000. Cependant, ils ajoutent :
« Cette pluralité est adoucie par la mise en scène d'un certain nombre de totems
fédérateurs qui soudent la communauté culturelle des fans des Beatles. Elle se retrouve
autour d'anecdotes, d'énigmes, de rumeurs, de plaisanteries, de lieux, de dates...
Références, territoires et objets peuplent le petit monde des Beatles, pour créer une
53
Source : http://shrick.deviantart.com/art/Brony-dictionary-version-2-207157029?q=gallery%3Ashrick&qo=0
54
Source : http://pterocorn.blogspot.fr/
55
Voir Annexe 4
56
Source : http://knowyourmeme.com/memes/bronyspeak#fn2
57
AMBROISE Jean-Charles et LE BART, Christian, « Le fan-club des Beatles : une communauté imaginaire? » in
LE GUERN, Philippe. (dir) Les cultes médiatiques. Culture fan et oeuvres culte, Rennes : ed. PUR, coll Le Sens
Social, 2002, p.163-175
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24. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
communauté certes imaginaire, jamais réunie physiquement, mais suffisamment réelle
tout de même pour produire à l'échelle de chacun de ses membres des effets identitaires
significatifs58. »
Ce phénomène est également observable au sein de la communauté bronie : ses membres sont
éparpillés tout autour du globe – même s‟ils sont majoritairement Américains – et ont peu
d‟occasions de se rencontrer. Dès lors, ce qui va servir de ciment va être les règles, conduites
et valeurs partagées mentionnées plus haut, mais également les différents espaces de
discussions présents sur Internet.
2. L’identité par la discussion
Le fan a besoin de se retrouver dans une communauté où il pourra exprimer sa passion
et partager actualités, rumeurs, enthousiasme et coups de cœur. Sa rencontre avec d‟autres
fans lui permet de confirmer son identité de passionné, mais également de l‟inscrire dans une
identité plus globale, celle de la communauté de fans. Le Bart décrit cette expérience en ces
termes :
« La découverte d‟un autre soi-même (…) accélère la mutation identitaire liée à la
passion en ouvrant sur un jeu d'identifications réciproques : parce que l'image de soi est
d'abord renvoyée par les "autrui significatifs", la rencontre de passionnés semblables
précipite la cristallisation et la diffusion de l'identité Beatles. (…) Entouré de gens qui
savent, qui non seulement tolèrent cette passion mais l'encouragent et la partagent, le
passionné est reconnu comme tel, et peut sans risque se percevoir comme tel. Le regard
des autres l'incite à s'assumer comme passionné, à s'exprimer comme tel là où jadis il lui
fallait composer ou dissimuler59. »
Les plateformes en ligne servent ainsi de lieu de rencontre où les fans peuvent
échanger sans avoir honte de leur passion. Avec le développement de l‟Internet, les espaces
de socialisation des fans sont devenus plus accessibles et plus ouverts : de communautés
autrefois cachées et secrètes, il est aujourd‟hui relativement aisé d‟intégrer un forum ou de
rejoindre un groupe de fans. Henry Jenkins note que beaucoup sont surpris de trouver autant
de passionnés partageant le même enthousiasme envers un objet qu‟ils pensaient ne pas devoir
58
AMBROISE Jean-Charles et LE BART, Christian, « Le fan-club des Beatles : une communauté imaginaire? », op.
cit. p.165-166
59
AMBROISE, Jean-Charles et LE BART, Christian, Les fans des Beatles. Sociologie d'une passion, op.cit, p80-81
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mériter leur attention60. Pour lui, le fait de joindre un forum, un espace de discussion, ou
même un club, révèle une volonté de former une alliance avec une communauté « d‟autres »
afin de défendre des préférences autrement méprisées et sanctionnées : il s‟agit de ne plus être
seul. Le Bart l‟exprime ainsi :
« Le bonheur de "parler" est d'autant plus intense qu'ils sont dépositaires d'une culture
Beatles qui ne demande qu'à s'exprimer. Le partage de la passion rassure, la rencontre
d'un autre soi-même vaut preuve de sa propre normalité61. »
Ce qui s‟applique aux fans des Beatles dans son analyse s‟applique également aux bronies :
les discussions et les réappropriations autour de la série circulent et se diffusent à travers les
différentes plateformes de socialisation créées par les fans. Selon Jenkins, pour la plupart
d‟entre eux, cette production de sens est loin d‟être donc un processus solitaire et privé, mais
bien plutôt un voyage social et public62 :
« Fan reception cannot and does not exist in isolation, but is always shaped through input
from other fans and motivated, at least partially, by a desire for further interaction with a
larger social and cultural community63. »
La communauté de fans My Little Pony est née et s‟est développée en ligne : on a
ainsi assisté à l‟éclosion d‟une fandom au sein même de l‟Internet, plutôt qu‟à un déplacement
de la communauté suite à l‟apparition d‟une nouvelle technologie. On l‟a vu, celle-ci a
assimilé des codes et des règles de conduite issus de la culture Internet et de la culture geek,
pour les réinvestir dans sa propre organisation et ses valeurs. Les différentes plateformes de
discussion ont permis aux fans de se retrouver et d‟échanger autour de leur passion à une
échelle autrefois inconcevable avant le développement du réseau. Et ce que les fans ont
toujours fait – la réappropriation du produit culturel – se déploie et s‟enrichit par l‟expérience
en ligne.
60
JENKINS, Henry, Textual Poachers: TV fans & Participatory Culture, op. cit. p23
61
AMBROISE, Jean-Charles et LE BART, Christian, Les fans des Beatles. Sociologie d'une passion, op.cit. p78
62
JENKINS, Henry, Ibid. p75
63
Ibid. p76
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26. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
II. Internet et la « culture participative » : l’incitation à la
réappropriation du produit culturel
Internet véhicule depuis ses débuts, mais surtout depuis l‟avènement de ce que l‟on a
appelé par la suite le « web 2.064 », un imaginaire de partage et de participation à une
communauté globale d‟internautes. Cette croyance en un idéal communautaire à la
communication horizontale et égalitaire, c‟est également l‟idéal des communautés de fans. Il
s‟agira alors d‟analyser ses imaginaires et d‟évaluer leur impact sur l‟activité et la production
amateure en ligne.
A. De l’appropriation de la culture à la culture de l’appropriation 65
1. Internet comme espace de résistance
Il convient de rappeler les conditions dans lesquelles s‟est développé Internet au début
de son histoire pour bien saisir la prégnance de cet imaginaire aujourd‟hui. S‟il a d‟abord été
pensé et élaboré par l‟armée américaine, à de pures fins militaires et commerciales, il a
ensuite été conceptualisé et construit par le monde universitaire, notamment californien. Ce
milieu, fortement marqué par l‟idéologie hippie – c‟est-à-dire la croyance en l‟émancipation
passant par le changement de soi et non pas le changement de la société – a projeté ses valeurs
et ses attentes dans ces nouvelles technologies, dont l‟idéologie restait encore à construire. Ce
processus, selon Dominique Cardon, s‟est fait petit à petit :
« L‟appropriation personnelle, le bidouillage, le do-it-yourself a défini un cadre nouveau
pour investir les technologies qui étaient si mal aimées à l‟époque en raison de leur
connivence avec les pouvoirs militaire et marchand. Cette personnalisation des
technologies a été fortement investie de valeurs politiques et individualistes. Lorsque les
communautés hippies se sont délitées au début des années 70, le nouvel espace qui
s‟ouvrait avec la mise en réseau des ordinateurs a servi d‟utopie de substitution67. »
64
O’REILLY, Tim, “What Is Web 2.0? Design Patterns and Business Models for the Next Generation of
Software“, Network [disponible en ligne : http://oreilly.com/web2/archive/what-is-web-20.html], publié le 30
septembre 2005
65
GUNTHERT, André, "L'œuvre d'art à l'ère de son appropriabilité numérique", Les Carnets du BAL, n° 2,
octobre 2011, p. 135-147 [disponible en ligne : http://owni.fr/2011/11/19/internet-ravit-la-culture-meme-
justin-bieber/]
66
Ibid.
67
CARDON, Dominique, interview pour le site Internet Actu, publiée le 7 octobre 2010 [disponible en ligne :
http://www.internetactu.net/2010/10/07/dominique-cardon-pourquoi-linternet-na-t-il-pas-change-la-politique/]
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Ces « bidouilleurs » sont devenus des hackers, et ont investi ces technologies de leurs
valeurs - information libre et gratuite, organisation des échanges décentralisée et sans
autorité, partage, coopération, esprit communautaire, ouverture… Se met alors en place une
philosophie de la transgression et du détournement, les hackers n‟hésitant pas à tordre et à
contourner les technologies qu‟ils utilisent afin qu‟elles répondent à leurs besoins et soient
conformes à leurs croyances. Cette idéologie est toujours présente aujourd‟hui, malgré l‟essor
du web commercial, et façonne notre utilisation de l‟Internet et notre façon de le penser.
Internet est ainsi un espace de contre-culture où la transgression – qui se traduit très
souvent en ligne par l‟appropriation – est tolérée, admise, voire encouragée. Le terme
appropriation, s‟il peut renvoyer aux formes légitimes de transfert de propriété que sont
l‟acquisition, le legs ou le don, recouvre de façon plus générale l‟ensemble du champ de la
transmission, et désigne plus particulièrement ses applications irrégulières, forcées ou
secondes, comme la conquête, le vol, le plagiat, le détournement, l‟adaptation, la citation, ou
encore le remix68. André Gunthert, chercheur à l‟EHESS, distingue ainsi deux types
d‟appropriation69. La première est immatérielle, ou symbolique : ce sont les stades les plus
élémentaires de l‟appropriation, comme la cognition, le signalement d‟une ressource en ligne
ou la collecte de souvenirs. Elle est constitutive des pratiques culturelles, et est acceptée
comme telle. La deuxième est matérielle, ou opératoire : elle désigne l‟usage d‟un bien, et
plus encore, sa modification. Celle-ci est plus controversée, car elle brouille les frontières
entre propriété symbolique et propriété opératoire. C‟est cette définition que nous entendons
lorsque nous parlons « d‟appropriation » en ligne : la réutilisation par les internautes d‟un bien
culturel supposé protégé par la propriété intellectuelle, et non reproductible.
Si l‟on observe les pratiques numériques d‟aujourd‟hui, on constate que les échanges
et les contenus postés sont en grande partie constitué de contenus réappropriés, réutilisés,
détournés et modifiés par les utilisateurs. Ces créations sont elles-mêmes reprises et
transformées par d‟autres internautes : l‟appropriation numérique déploie alors à l‟infini une
dynamique de transformation et de retransformation d‟un même bien culturel, à tel point que
ce dernier se perd dans le patrimoine culturel de la communauté globale d‟internautes.
L‟exemple des mèmes est ainsi assez révélateur : facilement réutilisable et adaptable à
l‟infini, le même représente l‟appropriation numérique poussée à son paroxysme. Pour
Gunthert, c‟est un contenu qui comporte tous les ingrédients de sa remixabilité, et qui se
68
GUNTHERT, André, "L'œuvre d'art à l'ère de son appropriabilité numérique", art. cit.
69
Ibid.
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présente non seulement comme un document à rediffuser, mais également comme une
invitation à participer au « jeu », c‟est-à-dire à la réappropriation. Il est en effet très simple de
créer un même – la présence de multiples plateformes permettant la création de nouvelles
images en témoignent70 - et de le partager. Il en vient à la conclusion que les conditions de
l‟appropriabilité numérique ne s‟autorisent que d‟expédients et de tolérances fragiles, tels
que la protection de l‟anonymat ou de l‟expression collective, la nature publicitaire des
contenus, la volatilité ou l‟invisibilité des publications, la méconnaissance de la règle, et
surtout les espaces du jeu, de la satire ou du second degré. L‟Internet est alors similaire au
Carnaval d‟autrefois, où les normes sociales sont bouleversées et toutes les transgressions sont
permises – faisant de lui un des rares espaces publics où l‟appropriation collective est
possible, communément admise, voire encouragée.
Dès lors, il n‟est pas étonnant de voir les communautés de fans l‟investir : ces
pratiques d‟appropriations et de détournement du texte n‟ont pas attendu le développement de
l‟Internet pour exister.
2. L’appropriabilité comme nouveau paradigme
Avec l‟essor de la culture numérique et de l‟Internet, notre appréhension des biens
culturels a profondément évolué : la dématérialisation des contenus a révolutionné la diffusion
et l‟accès aux biens culturels, et a entraîné une mutation en profondeur des modes
d‟appropriation de valeurs. Internet permet une circulation fluide et universelle sur les réseaux
qui déborde ensuite sur tous les canaux existants. Là où pendant des années la circulation
réglée des productions culturelles permettaient d‟en préserver le contrôle, la dématérialisation
favorise l‟appropriation et la remixabilité des contenus en dehors de tout cadre juridique et
commercial71, remettant en question l‟ordre établit par les industries culturelles et alimentant
le débat sur la propriété intellectuelle. André Gunthert l‟explique en ces termes :
« Avant la dématérialisation des supports, le caractère fastidieux de la reproduction d‟une
œuvre audiovisuelle freinait son extension ; sa circulation était nécessairement limité à un
cercle restreint. L‟état numérique balaie ces contraintes et stimule la copie dans des
proportions inconnues72. »
70
URL : http://memegenerator.net/
71
GUNTHERT, André, "L'œuvre d'art à l'ère de son appropriabilité numérique", art. cit.
72
Ibid.
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L‟industrie des contenus voit d‟un mauvais œil la généralisation de l‟appropriation sur les
réseaux – consommation parallèle et irrégulière à ses yeux – qu‟elle désigne sous le nom de
« piratage ». En France, la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des
droits sur Internet (Hadopi) veille à punir les appropriations illégales de contenus sur Internet,
en automatisant la sanction. Les chiffres qu‟elle publie sont éclairants : en juillet 2011, elle
indique avoir reçu en 9 mois plus de 18 millions de constats de la part des sociétés d‟auteurs,
soit 75 000 saisines/jour73. Internet a également donné le jour à des approches qui tentent de
concilier les nouvelles pratiques en ligne, sans réprimer les usages « déviants » : ce sont les
licences Creative Commons, qui permettent à l‟auteur d‟une œuvre de définir le degré
d‟appropriabilité qu‟il souhaite appliquer à l‟œuvre en question. Ces élaborations juridiques
contradictoires – de même que leur diversité – illustrent les tensions occasionnées par les
usages numériques dans le monde culturel, et manifeste l‟existence d‟un rapport de force
entre appropriabilité numérique et propriété intellectuelle classique74.
Cette culture du détournement, cette « insouciance de paternité » en ligne, constitue ce
que nous mentionnions plus haut : la culture internet. Pour Gunther, cette culture internet est
profondément atypique en ce qu‟elle cultive la transgression comme norme sociale :
« L‟appropriation est le ressort fondamental sur lequel repose l‟assimilation de toute
culture, formée par l‟ensemble des pratiques et des biens reconnus par un groupe comme
constitutifs de son identité. Elle fournit depuis des temps immémoriaux la clé de la
viralité des cultures, leur mécanisme de reproduction. (…) Dans le contexte de la
révolution numérique, pour la première fois, cet instrument essentiel de la construction
culturelle apparaît à son tour comme une culture reconnue, un nouveau paradigme
dominant. (…) Cette écologie numérique ne fait pas qu‟encourager la production de
remixes. Elle établit l‟appropriabilité comme un critère et un caractère des biens culturels,
qui ne sont dignes d‟attention que s‟ils sont partageables. Hors-jeu, un contenu non-
appropriable sera exclu des signalements des réseaux sociaux ou des indications des
moteurs de recherche, évincé des circulations éditoriales qui constituent l‟architecture de
cet écosystème. (…) On peut penser que le chemin sera long avant que ces formes soient
reconnues comme les manifestations d‟une nouvelle culture dominante. Mais le plus
frappant aujourd‟hui, c‟est à quel point cette culture est déjà inscrite dans les pratiques, à
73
MARTINS, Michel, « Hadopi, des chiffres et des internautes », Electron Libre [disponible en ligne :
http://www.electronlibre.info/Hadopi-des-chiffres-et-des,01342] publié le 11juillet 2011
74
GUNTHERT, André, Ibid.
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quel point son statut de culture dominante fait figure d‟acquis pour les jeunes
générations75. »
Ce constat est partagé par Nicolas Moreau, qui en vient, par son étude sur les mèmes, à
reconnaître l‟existence d‟une culture internet centrée autour de la réappropriation et du
détournement :
« Les internautes, en braconnant les contenus disponibles sur les réseaux grâce à des
outils spécifiques, ont pu peu à peu créer une nouvelle culture. Un nouvel ensemble de
représentations inédites et propres à internet. Un univers d‟imaginaires nouveaux parlant
aux internautes sensibles à leur élaboration et pouvant jouer sur différents registres
(l‟humour, les références et les centres d‟intérêts communs, les expériences vécues sur les
réseaux ou ailleurs…). Ces représentations ont été portées par différentes communautés
d‟internautes. Ces derniers en braconnant, en modifiant ces contenus et en les diffusant
autour d‟eux ont favorisé l‟émergence d‟une culture différente, propre aux réseaux. Les
réseaux ont joué un rôle premier dans la formation de celle-ci, car ils ont pu fournir à la
fois un lieu, des outils de création et de médiation permettant à cette forme de culture
76
d‟exister et d‟être diffusée .»
Il semble donc que les imaginaires des débuts de l‟Internet soient loin d‟avoir été oubliés au
vu des discours et des croyances circulant aujourd‟hui, à tel point que cette « culture
internet », dont nous faisions mention plus haut, a pu voir le jour et se développer.
Participation, appropriation, braconnage, tels sont les mots d‟ordre aujourd‟hui pour tous ceux
qui plongent dans ces espaces de discussions en ligne, où chacun est enjoint à prendre part.
Les « cultures fan » - fan cultures en anglais – partagent également cette culture de
l‟appropriation relayée par la culture internet, faite de relecture de l‟objet passionnel et de
réécritures de ses diverses significations. Henry Jenkins souligne le parallèle entre les
pratiques collaboratives que l‟on peut trouver chez les fans d‟émission de télévision qui
collaborent pour anticiper les développements des saisons à venir, et les contributeurs de
Wikipédia qui mettent en commun leurs connaissances pour générer une véritable
75
GUNTHERT, André, Ibid.
76
MOREAU, Nicolas, Les mèmes internet : de 4chan aux agences de communication, mémoire de M2, CELSA,
promo 2011 [disponible en ligne : http://www.slideshare.net/nico_dude/memoire-m2-misc-nicolas-moreau]
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31. Marion Nollet / Master 2 MISC / Université Paris IV Sorbonne - CELSA
encyclopédie consultable par tous77. Les fans, cependant, poussent la réappropriation jusqu‟à
ses limites, détournant, déviant, re-signifiant l‟objet passionnel de mille et une façon.
B. Lire, réécrire et s’investir : les multiples paratextes du fan
1. Le fan, maître du braconnage culturel
La vitalité de la création fan au sein de la communauté My Little Pony est assez
saisissante : les fans investissent et explorent la moindre parcelle de narration restée inconnue,
réécrivent les diverses lignes de récits déjà développées par les scénaristes, réalisent eux-
mêmes leurs propres produits par manque d‟offre officielle… Ils produisent et manipulent
diverses couches de sens et transforment l‟expérience télévisuelle – sensée être individuelle –
en une culture participative riche et complexe. Ils affirment leur maîtrise sur des textes
produits en masse et proposent d‟infinies interprétations à travers leurs propres productions.
Ces pratiques d‟appropriation ont déjà été observées par Michel de Certeau78, qui
qualifient ces comportements de lecture active comme des « braconnages textuels ». Un texte
n‟est jamais lu de la même manière : il a autant de sens qu‟il a de lecteurs. Il n‟a de
signification qu‟à travers eux ; ce sont ces derniers qui vont lui donner sens, qui vont
l‟interpréter et le lire à travers leurs propres grilles de lecture79. De Certeau remet donc déjà
en cause l‟idée d‟une lecture passive de la part des publics, et avance l‟idée que chacun se
réapproprie un texte en le faisant signifier au vu de ses propres expériences. Si cette
réappropriation est tolérée chez certains publics – les clercs, par exemple – elle est
formellement interdite à d‟autres – notamment le grand public – car ne devrait prévaloir que
le sens « reçu » et la règle du « ce qu‟il faut penser80.»
Allant plus loin dans l‟analyse commencée par de Certeau, Henry Jenkins affirme que
les textes ainsi réinterprétés et re-signifiés ne perdent pas en sens – bien au contraire – ils
deviennent « quelque chose de plus » : étudiant tout particulièrement les programmes
77
JENKINS, Henry, « Fans, blogueurs, hackers : les activistes du web » in Sciences Humaines, n°229,
août/septembre 2011, p48-51
78
DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris : ed. Gallimard, coll. Folio Essais 146, vol 1,
1990
79
Ibid. p247
80
Ibid. p248
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télévisés et les communautés de fans de l‟univers visuel, Jenkins affirme que les programmes
gagnent en résonnance et en significations à travers les interactions sociales et les réécritures
originales qui en découlent81. De Certeau ne croyait pas en la capacité des téléspectateurs à se
réapproprier le texte – il ne les pensait que comme réceptacles, receveurs, et non pas créateurs
comme pour les livres. Au vu des études de Jenkins, et de notre analyse de la communauté de
fans de My Little Pony, il est évident que les fans de séries télévisés soient aussi actifs que
leurs homologues lecteurs.
« The ongoing process of fan rereading results in a progressive elaboration of the series
“universe” through interferences and speculation that push well beyond its explicit
information; the fans‟ meta-text, whether perpetuated through gossip or embodied within
written criticism, already constitutes a form of rewriting. This process of playful
engagement and active interpretation shifts the program‟s priorities. Fans critics pull
characters and narrative issues from the primary plots but gain significance within the
fans‟ own conception of the series. It blurs the boundaries between readers and writers:
the fan stories build upon assumptions of the fan meta-text respond to the oft-voiced
desires of the fan community, yet move beyond the status of criticism and interpretation;
they are satisfying narratives, eagerly received by a fan readership already primed to
accept and appreciate their particular versions of the program82. »
Les fans écrivent donc leur propres paratextes : les écritures fans ne reproduisent pas le texte
originel mais le retravaille et le réécrivent, réparant ou évadant ses insuffisances, développant
des intérêts non encore explorés. Jenkins établit une typologie des réappropriations de fans83,
que nous avons constaté lors de notre étude et que nous reprendrons ici pour ce panorama de
la créativité des fans de la communauté My Little Pony. Cette typologie s‟applique en priorité
aux fanfictions, mais est également valable pour une très grande partie des créations fannish.
Recontextualisation
Elle consiste en l‟écriture de petites vignettes pensées sur le mode de « scènes manquantes »
qui remplissent les ellipses narratives et fournissent des explications sur les comportements
des personnages. Ce sont généralement des études sur leurs motivations psychologiques ; elles
visent à expliquer des conduites on screen – à l‟écran – par la mise en lumière d‟actions ou de
discussions off screen – hors écran. Les fans de My Little Pony recontextualisent
régulièrement des scènes servant à de telles fins.
81
JENKINS, Henry, Textual Poachers: TV fans & Participatory Culture, op. cit. p.52
82
Ibid. p.155
83
Ibid. p.161-175
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Allongement du temps narratif ou expanding the series timeline
Le texte originel offre des indices ou des suggestions à propos du passé des personnages, mais
ils restent en l‟état de simples évocations au cours des épisodes. Les fans vont reprendre ces
éléments lors de leurs réécritures, et se focaliser sur les événements précédant la série ; le but
étant d‟explorer un moment particulier de la vie des personnages pour ensuite expliquer leurs
actions au cours des épisodes. L‟ouverture de la saison 2 introduit les fans à un nouveau
villain – le « méchant » - que nos 6 protagonistes doivent défaire afin de rétablir l‟ordre au
sein de leur monde. Ce personnage a donné lieu à de nombreuses interprétations quant au
pourquoi de son comportement, en remontant le temps et décrivant son passé.
Planches réalisées par CosmicUnicorn sur DeviantArt explorant le passé du personnage Discord, où la
raison de sa méchanceté est attribuée à un rejet d’un autre personnage de la série84
Cette exploration des fans au cœur d‟un personnage vaut aussi bien pour son futur que pour
son passé.
Refocalisation ou refocalization
Alors que la série – mais également beaucoup de créations de fans – se focalisent
majoritairement sur les protagonistes, on constate très régulièrement un glissement d‟attention
au sein de la création fannish sur les personnages secondaires aperçus au fil des épisodes. En
refocalisant le fil narratif autour de ces personnages, les écritures fans explorent leur
psychologie ou développent des textes leur permettant de révéler leur potentiel. Ce processus
84
Source : http://cosmicunicorn.deviantart.com/gallery/31599429?rnrd=5952#/d4a9wnp
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