“Typologie des influences étrangères: l’exemple du XVIIe siècle français et l’Espagne”, L’Histoire littéraire: controverses et consensus, Luc Fraisse (ed.), Presses Universitaires de France, 2005, pp. 182-190. ISBN: 2-13-054726-5.
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1. 1
TYPOLOGIE DES INFLUENCES ÉTRANGÈRES:
L’EXEMPLE DU XVIIe
SIÈCLE FRANÇAIS ET L’ESPAGNE
L’Histoire littéraire: controverses et consensus. Congrès International.
(Strasbourg, 12-17 mai 2003). Luc Fraisse (éd.),
Presses Universitaires de France, 2005, p. 182-190.
ISBN: 2-13-054726-5.
L’étude des influences étrangères au sein d’une littérature nationale donne lieu à des enquêtes
étendues et volontiers fouillées, mais qui, comme il arrive fréquemment en histoire littéraire,
accordent une place au fond réduite à la réflexion sur les méthodes mêmes que ces enquêtes mettent
en œuvre. Aussi l’orientation résolument théorique de ce colloque pourrait-elle être l’occasion
d’amorcer un examen des principes qui surplombent, implicitement en fait, les recherches érudites
d’influences. C’est au regard de la Bibliographie critique de la littérature espagnole en France au XVIIe siècle,
que j’ai publiée en 1999 avec pour sous-titre Présence et influence, qu’il m’a été demandé d’examiner si,
à partir des 517 notices présentant autant de cas d’une œuvre française influencée par une œuvre
espagnole, on ne pourrait pas dresser une typologie de ces influences, typologie qui reste pour l’instant
largement à établir. Le débat n’est cependant pas en lui-même neuf, et j’en exposerai pour commencer
les données générales, avant de proposer ensuite plusieurs chemins esquissant des lois d’ensemble
telles qu’elles régissent ces modes d’influences.
Au sein d’un monde plongé dans la globalisation, les frontières s’effacent progressivement à
une vitesse inouïe et les littératures nationales restent à la merci de menaces politiques et culturelles
étrangères. Ce phénomène explique les réticences d’un “patriotisme jaloux”, disait Saint-René
Taillandier, qui réclame une proportion et une défense de la “culture assiégée” (Corbo, 1997: 73). Ce
souhait, compréhensible d’ailleurs, est cependant artificiel et irréalisable par la force des choses, la vie
étant toujours plus forte et vivace que les systèmes. Loin de déplorer cette situation, il vaut mieux
envisager son côté positif. En effet, hier comme aujourd’hui, les frontières linguistiques n’étaient pas
aussi élevées que les frontières géographiques, et les exemples foisonnent qui montrent qu’aucune
littérature ne se développe en vase clos. Dans le cas de la France, Lanson a su voir que les influences
étrangères ont très souvent été un facteur d’enrichissement et de progrès qui, sans brouiller nullement
son identité, l’ont toujours aidé à se retrouver et à se libérer de toutes sortes d’entraves (1965: 90-93).
Les questions d’influence étrangère ont la chance de compter parmi les fondateurs de l’histoire
littéraire un spécialiste d’une littérature non française. Saint-René Taillandier, professeur d’abord à
Montpellier, puis à la Sorbonne, envoie régulièrement ses collaborations à la Revue des Deux Mondes.
Ce germaniste (bon connaisseur également d’autres littératures européennes) accorde une importance
de choix à l’étude des sources et des influences étrangères; il en est de même pour Lanson, qui au
tournant du siècle fait parvenir à la Revue d’Histoire Littéraire de la France ses contributions sur les
influences hispaniques dans la littérature française. Leurs analyses enrichissent également la réflexion
autour des influences étrangères. Ainsi, Saint-René Taillandier dégage trois lois générales que je
nommerai, sous peine de schématisme, principes de synthèse, d’innovation et de contemporanéité;
de son côté, Lanson approfondit des concepts clefs tels la fécondité, la cristallisation et la réflexion
(vid. Fraisse, 2002: 300-302 et 406-409 respectivement).
Ces apports ne suscitent pas toujours l’agrément général, mais ils préparent le terrain favorable
à l’avènement d’une nouvelle discipline qui s’imposera au XXe siècle sous le nom de littérature
comparée (cfr. Fraisse, 2002: 299). Chose curieuse, les années passant, une bonne partie des
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comparatistes récuseront le nom d’influence comme terme fondamental de leur recherche. Pendant
longtemps, l’historiographie comparatiste mettait l’accent sur les métamorphoses d’un auteur hors de
ses frontières nationales, au point que cette approche était qualifiée de “genre français”. Vers la fin
des années 60, Hans Robert Jauss et Wolfgang Iser, parmi d’autres, ont fait basculer progressivement
les études comparatistes de l’influence vers la réception, terme importé de l’allemand
(Rezeptionsästhetik) et qui doit être compris au sens d’une démarche active du récepteur, devenu,
désormais, le principal faiseur de sens du texte (cfr. Chevrel, 1997: 50-51). Ce changement de
perspective répond à la priorité accordée auparavant à l’écrivain premier du point de vue
chronologique, qualité qu’on avait tendance à lire comme une supériorité: la source demeurait
l’élément important par rapport à la cible. Dans la nouvelle optique, la permutation des rôles met en
valeur le récepteur, désormais pris comme point de départ et non plus comme point d’arrivée (ibid.,
1989: 179-180). Cette nouvelle manière d’aborder le sujet est accompagnée de sa propre terminologie
(succès et fortune, notamment) qui traduit le souci factuel et sociologique des études de réception
(cfr. Pageaux, 1994: 52).
La question qui se pose au chercheur est péremptoire: peut-on continuer à utiliser le terme
d’influence? À mon avis la réponse est triple selon les points de vue: anthropologique, linguistique,
scientifique.
1 Toute influence exercée implique une influence subie et, par là même, une instance
supérieure dominante sur une instance inférieure; cette approche n’est pas à l’abri des jugements de
valeur qui, en principe, nuisent à l’objectivité. D’un point de vue anthropologique, cette conception
de l’influence est anti-démocratique et politiquement incorrecte.
2 Le terme d’influence appartient au champ sémantique des fluides, doublé au besoin par
d’autres champs telle l’acoustique, où émetteur s’oppose à récepteur; linguistiquement, l’influence est
ici une métaphore qui peut être utilisée sans problème majeur.
3 L’influence exercée comporte un caractère manifeste, bien plus quantifiable que celui de
l’influence subie: scientifiquement, la méthode empirique de l’histoire littéraire rejoint ici le souci
factuel et sociologique des études de réception.
Somme toute, les réticences d’une partie des théoriciens du comparatisme et de l’esthétique de
la réception auront été constructives; l’histoire littéraire, après avoir purgé certaines impuretés, en sort
rajeunie dans sa terminologie comme dans sa méthode.
Plus grave encore est l’attaque menée par le structuralisme au travers de l’intertextualité.
D’après la linguistique structurale, ce concept “caractérise […] l’engendrement d’un texte à partir d’un
ou de plusieurs autres textes antérieurs” (Nathalie Limat-Letellier, 1998: 17); par conséquent,
l’intertexte ou “l’interaction produite par des énoncés extérieurs et préexistants” demeurerait à l’état
de néologisme typique d’une période entichée d’affectations langagières mais, tout compte fait,
inoffensif.
Il n’en est rien. Les théories du texte visent à substituer l’intertexte à la critique des sources et
aux questions d’influence (et ce, malgré le manque de consensus sur la spécificité du concept). Ainsi,
les principaux théoriciens du structuralisme ont recours à l’intertextualité dans le but de désacraliser
l’autorité de l’auteur (J. Kristeva dans Semiotikè, 1969), ou de récuser les prérogatives de l’œuvre finie
(Barthes, Le Plaisir du texte, 1973, mais aussi A. Compagnon, La Seconde Main, 1979), ou bien d’analyser
les textes indépendamment de l’intention de l’auteur (Genette, Figures III, 1972), ou même d’en
dégager les directions de l’évocation symbolique (Todorov, Mikhaïl Bakhtine, 1981), ou encore de
soutenir que tout texte signifie par rapport à des textes présupposés (Rifatterre, “La trace de
l’intertexte”, 1980), ou, enfin, de saisir, sous une orientation psychanalytique, les rapports constitutifs
du moi et de l’autre dans l’activité de lecture-écriture (M. Schneider, Voleurs de mots, 1985). Ces
3. 3
approches, légitimes sous certaines conditions, ne sont pas à l’abri des abus. Michel Arrivé, pionnier
de l’intertextualité, déplore le foisonnement terminologique autour de l’intertexte: il n’en trouve pas
moins de vingt termes différents –dont inter-intermimotextualité!– adoptant des sens différents selon
les contextes théoriques (“Intertexte et intertextualité chez Ferdinand de Saussure?”, dans Le Plaisir
de l’intertexte, ouvrage collectif, 1985). Cette énorme “topologie” immanente, souligne Nathalie Limat-
Letellier, s’inscrit dans le prolongement direct du structuralisme (1998: 57). Il en est de même, me
semble-t-il, du gigantisme théorique né d’un abus du concept d’intertextualité. Dans ce sens, Francis
Goyet discute la tendance à la généralisation, par exemple chez Riffaterre, qui définit tout texte
comme un intertexte et dont le résultat serait l’imposition d’un autoritarisme épistémologique:
Tout se passe, écrit F. Goyet, comme si la vieille critique de sources, de modeste et utile qu’elle est,
s’était enhardie à passer pour une théorie générale de l’écriture et de la lecture (1987: 320).
Dans deux articles datant de 1983, Marc Angenot annonçait que la notion d’intertextualité
avait entraîné le dépassement critique du structuralisme; il est vrai, cette école a perdu de sa force,
mais ses traces seraient funestes si on continuait à récuser tout attachement historique de la
littérature1.
L’esthétique de la réception et le structuralisme ne seront pas passés dans l’horizon de l’histoire
littéraire sans laisser une empreinte bénéfique. Leur attaque a mis en lumière qu’une partie de la
méthode utilisée, notamment le scientisme qui appliquait sans limites le système des genèses et des
séries causales, ne garantissait pas de rester à la surface de la question; bien au contraire, elle s’entêtait
à expliquer une œuvre littéraire par ce qui lui est, à l’origine, totalement étranger. Dès lors, le simple
constat et la sèche énumération des ressemblances et des analogies sont voués à la disparition. À
présent, la recherche des influences, prémunie contre ces vices, “permet, par la comparaison, de
parvenir à une meilleure compréhension de la nature profonde de deux auteurs grâce à la saisie
immédiate, particulièrement éclairante, des différences et des nuances au sein d’un contexte
commun” (Jeune, 1976: 3).
Après avoir esquissé plusieurs implications théoriques sur les influences étrangères, je voudrais
maintenant faire une percée dans les rapports entre la littérature française et une littérature précise.
Dans ce vaste panorama, deux grandes lignes se dessinent: la littérature française à l’étranger et la
littérature étrangère en France; cette dernière perspective offre un axe bifocal comprenant d’un côté
la présence de traces étrangères parsemées ici et là dans les ouvrages français, de l’autre l’impact des
œuvres venues de l’étranger. Dans le cadre de notre réflexion théorique d’aujourd’hui, je voudrais
proposer une description de quelques catégories générales des influences de la littérature espagnole
sur la littérature française au XVIIe siècle.
En principe, il y a influence dès qu’il a contact (le refus étant déjà une trace d’influence
négative). Cette règle n’exclut pas l’influence médiate, exercée à travers un tiers ouvrage. Un exemple
illustratif en est la nouvelle Le Malheur de la jalousie de Jean Baudoin, empruntée à Diego de Ágreda y
Vargas qui à son tour l’avait empruntée à Bandello. Et voilà toute une histoire, qui reste à faire, de la
littérature italienne en France à travers l’Espagne2.
Pour une bonne partie des Français cultivés, le premier contact se fait par l’étude. Dans les
conditions de culture propres de l’époque, l’enseignement de l’espagnol fait partie d’une sorte de
quadrivium linguistique, mieux placé encore que l’italien, moins exigé que le latin et le grec, sans oublier
1
Pour les citations précises de ce paragraphe, voir l’excellente préface de Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-
Ollagnier à L’Intertextualité, dans Annales Littéraires de l’Université de Franche-Comté, 637 (1998): 17-64.
2
Ou, encore, de la littérature française en Espagne à travers l’Italie: la comedia de Lope de Vega Carlos el perseguido est
tributaire de Bandello, qui, à son tour, était débiteur de Marguerite de Navarre (Labertit, 1989: 52).
4. 4
que pour les contacts pratiques, pour le commerce ou pour les grands voyages, seules les langues
modernes sont suffisantes; c’est l’opinion de Faret dans son Honnête Homme, partagée par Grenaille,
Gilbert, Lancelot et Fleury tout au long du siècle. Les enseignants de l’époque (d’habitude sans
préparation suffisante) faisaient d’abord une explication grammaticale, lexicale et phonétique. Les
manuels comportaient en appendice des lectures faciles, qui se présentaient le plus souvent sous
forme de dialogue; c’était un usage généralisé grâce aux exemples d’Érasme, Vives et Mathurin
Cordier. Les titres mêmes indiquent le but recherché: Diálogos familiares […]. Dialogues familiers […].
Utiles et profitables pour ceux qui veulent apprendre la langue espagnole. Composés et corrigés par Jean de la Lune
(1619). Après la grammaire et les lectures, on étudiait des textes purement littéraires. Ceux-ci étaient
pour la plupart destinés à l’enseignement, comme le prouve le nombre élevé d’éditions bilingues; en
voici un exemple éloquent: Cárcel de amor. La Prison d’amour. En deux langages, espagnol et français, pour
ceux qui voudront apprendre l’un et l’autre (1616). On pourrait ajouter d’autres ouvrages fort connus
comme Historia de Aurelio e Isabel de Juan de Flores, la Diana de Montemayor, l’anonyme Lazarillo de
Tormes, Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán, El curioso impertinente de Cervantès, etc. (Lanson, 1896:
59-61 et H.-J. Martin, 1969, I: 278, ont publié des listes de textes bilingues). Cela n’exclut pas les livres
publiés uniquement en espagnol, tantôt en Belgique (où Anvers est un important centre de diffusion),
tantôt en France (Paris, Rouen et éventuellement Bordeaux). Le commerce de ces derniers (à la
différence des livres italiens ou latins, souvent imprimés à Lyon) était mal organisé, et les érudits et
amateurs devaient attendre le voyage d’un ami à Rome ou en Belgique, ou s’adresser à un ambassadeur
en Espagne, s’ils voulaient s’en procurer un exemplaire (vid. Cioranescu, 1983: 124-143).
Une dernière donnée concernant les questions de contact. Par rapport à la narration et à la
poésie, le théâtre (à moins qu’on se limite au théâtre lu) subit les inconvénients qui découlent de la
représentation en pays étranger: difficultés de voyage pour une troupe, de connaissance de la langue,
de disposition des tréteaux, etc. Malgré tout, ce contact avec l’ouvrage originaire a parfois eu lieu:
qu’on songe aux représentations de la troupe espagnole de Sebastián de Prado, venue en France lors
du mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche, et dont Loret parle dans sa Gazette rimée du
24 juin 1660.
La critique des sources étant indispensable, elle doit ensuite laisser le chemin ouvert à l’analyse
de l’empreinte espagnole dans l’œuvre française. Les chercheurs empruntent ici plusieurs voies:
confrontation en parallèle de l’organisation textuelle, constatation de ressemblances et de différences,
retranchements et additions, modifications…, tout cela sans jamais oublier la question du style
(Brunetière, 1903: 193). Ces analyses permettent de déceler l’originalité des ouvrages français. Roger
Guichemerre a montré récemment à ce propos la maîtrise de Scarron dont le Jodelet et L’Héritier ridicule
adaptent deux pièces espagnoles (Donde hay agravios no hay celos de Rojas Zorrilla et El mayorazgo figura
de Solórzano, respectivement). Tout en leur empruntant l’intrigue et les personnages, l’auteur français
modifie considérablement ses modèles dans sa recherche de concentration dramatique et dans le rôle
accordé aux éléments burlesques (2001: 534 et 537).
L’adaptation des ouvrages dramatiques espagnols sur la scène française s’est produite sans
peine. Laissant de côté la tragédie, dont la structure ne permettait point de réajustements, les auteurs
n’ont eu aucun mal à adapter sujets et arguments, tantôt sous forme de tragi-comédie, tantôt sous
forme de comédie, selon le caractère des comedias espagnoles. Ici, pas de nouveauté.
Un point revêt cependant une importance spéciale dans les rapports entre deux littératures: le
transfert des genres. La réception d’un ouvrage étranger peut entraîner la modification du genre
original; assez insolite dans la traduction, cette mutation n’est pas inhabituelle dans l’adaptation et,
surtout, dans l’inspiration. La transcendance des changements opérés dans ce domaine réside dans la
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valeur indicative aussi bien de l’originalité du récepteur que de l’horizon d’attente du public à une
époque déterminée.
Dans le cas qui nous occupe, les traducteurs français respectent généralement le genre original
du modèle espagnol. Lorsque Oudin et Rosset traduisent les deux parties de Don Quichotte (en 1614
et en 1618, respectivement), ils ajoutent de leur cru et retranchent des poèmes, mais respectent le
genre choisi par Cervantès. À peine y a-t-il une seule traduction qui ne respecte pas le genre original.
Dans son Sireine (1604), Honoré d’Urfé transpose en vers une bonne partie de l’argument en prose
de La Diana de Montemayor; les raisons de ce remaniement, il faudrait les chercher dans les besoins
propres au genre pastoral français. Or, pas plus que pour le reste de son ouvrage (où les 149 sizains
du départ de Sireine se correspondent avec les 82 quintillas dobles et quatre redondillas du canto de la ninfa
espagnol), le poète français n’avoue nulle part qu’il s’agit d’une traduction. Le malaise que connaît la
traduction au début du XVIIe siècle (Zuber, 1995: 25), ainsi que la fixation des règles de la traduction
–selon lesquelles toute modification sur l’original risque d’être prise en mauvaise part–, semblent être
à la base de ce silence (Losada, 1999: n 270).
Le domaine de choix pour le transfert des genres est celui des adaptations. Les textes de
référence sont ordinairement des ouvrages narratifs et des pièces dramatiques. Un cas doit attirer
spécialement l’attention du chercheur: celui des nouvelles françaises. Elles sont, fréquemment, tirées
d’épisodes de romans. Un exemple célèbre est celui du Curioso impertinente, traduit pour la première
fois par Nicolas Baudouin en 1608, retraduit postérieurement par Oudin (1608), Brosse (1645),
Marcel (1672), et devenu proverbial dans les lieux mondains comme l’attestent Tallemant et Cotolendi
(Losada, 1999: nos 121, 126, 145, 149, 131 et 171). Peut-être Scarron a-t-il touché au sublime de ce
type de transfert quand il a savamment inséré, au cours de son Roman comique (1651), quatre nouvelles
espagnoles: Histoire de l’amante invisible (1re partie, chap. IX), À Trompeur, trompeur et demi (1re partie, chap.
XXII), Le Juge de sa propre cause (2e partie, chap. XIV) et Les Deux Frères rivaux (2e partie, chap. XIX). Les
cas foisonnent. La raison de cet engouement, il faut la chercher dans la constatation d’un bien trouvé
ailleurs. Si l’on en croit le conseiller du Roman comique, les “petites histoires” des Espagnols excellent
pour leur utilité et leur accessibilité: elles offrent des “exemples imitables” “plus selon la portée de
l’humanité” (1re partie, chap. XXI, éd. J. Serroy, 1985: 165-166).
Les romans et les nouvelles deviennent des comédies et des tragi-comédies. Excepté l’Amadis
de Quinault et Lulli, je n’ai trouvé aucune tragédie française tirée d’un roman ou d’une nouvelle
espagnols, absence qu’expliqueraient aussi bien la rigidité du genre que le recul progressif de
l’influence espagnole à l’époque de l’épanouissement de la tragédie française. En revanche, les tragi-
comédies issues de nouvelles espagnoles sont très nombreuses. Hardy pense aux Novelas morales de
Diego de Ágreda (1620) pour ses tragi-comédies Le Frère indiscret et Frégonde, ou le Chaste Amour (1624-
1628), Guérin de Bouscal et Beys adaptent El amante liberal de Cervantès (1613) et publient leur tragi-
comédie L’Amant libéral (1637), Georges de Scudéry en fera autant l’année suivante. Le recours à la
tragi-comédie est lié à plusieurs circonstances. Ce genre, dont l’apogée à la fin des années 30 ne
connaît pas de précédent, reproduit fidèlement le déguisement et le trompe-l’œil, motifs préférés des
novelas et des comedias espagnoles. Les dramaturges français puisent aussi à pleines mains dans les
romans espagnols pour en extraire des comédies. On retiendra Don Quichotte, modèle de Guérin de
Bouscal pour trois pièces: Don Quichotte de la Manche (1639), Don Quichotte de la Manche. Seconde partie
(1640) et Le Gouvernement de Sanche Pansa (1642).
Les ouvrages dramatiques espagnols n’ont été adaptés sous forme narrative que rarement, si
tant est qu’ils l’aient jamais été. Outre La Vie n’est qu’un songe de Boisrobert (1657), piètre imitation de
la pièce de Calderón, seul son Heureux Désespoir (même année) paraît combiner plusieurs comedias
espagnoles. Les raisons de cette lacune n’ont pas encore été élucidées. J’en hasarderai deux. La
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première est relative à l’épanouissement du genre. À la différence des genres dramatiques français,
qui s’appropriaient aisément des sujets et des situations des genres romanesques espagnols, peut-être
les genres narratifs français de la première moitié du XVIIe siècle n’avaient-ils encore ni la maturité ni
la souplesse nécessaires pour pétrir dans leur moule les pièces d’outre-Pyrénées. Leur plénitude
viendra plus tard, alors que l’Espagne aura cessé d’exercer sa plus grande influence. La seconde raison
est relative à la résistance propre du genre et au caractère national. Les auteurs espagnols, en général,
dédaignaient les analyses psychologiques des personnages au profit des intrigues surprenantes et des
jeux de hasard qui rendaient une copie conforme de la société espagnole, et dont l’adaptation narrative
selon les règles alors en usage aurait produit des monstres invraisemblables.
Tels sont les chemins qui s’esquissent, au moment de dresser la typologie des influences d’une
littérature étrangère sur la littérature française. Cette ébauche a attiré l’attention sur quelques
domaines fondamentaux: les rapports de contact, l’originalité des auteurs et le cas très intéressant du
transfert des genres, mais on pouvait aussi bien prolonger la réflexion en direction d’autres domaines:
la thématique des ouvrages, les courants littéraires, les débats théoriques, etc. L’important était de
constater que l’histoire littéraire offre toujours les outils théoriques et pratiques nécessaires pour
mener à terme des analyses interculturelles. Elle ne peut que se fortifier en faisant passer dans le
domaine de l’explicite les principes qu’elle n’a cessé d’affiner en les mettant en œuvre.
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