La rigueur du qualitatif jean pierre olivier de sardan
1. LA RIGUEUR DU QUALITATIF Jean Pierre OLIVIER DESARDAN
1. INTRODUCTION:ADÉQUATION EMPIRIQUE, THÉORIE, ANTHROPOLOGIE.
1) L'approximative rigueurde l'anthropologie
Un texte anthropologique ousociologique se doitd'être rigoureux,sinonnous renonçonsàtoute prétention
scientifique,etse situe pourtantdansunregistre de l'approximation,carla véridicitéde nosassertionsne peutse
prétendre véritéetrelèveplutôtde laplausibilité.Cette fatalitéde l'approximationrendle texteanthropologique
d'autant plusvulnérable aux biaisinterprétatifsetaux dérivesidéologiques.
Dans le cas d'une science sociale empirique,larigueurse situe àdeux niveaux.D'une part,elledoitêtre une rigueur
LOGIQUE (onne peutdire une chose etson contraire),argumentative (ils'agitde convaincre),etthéorique(les
énoncésprennentplace dansundébatérudit).Maisd'autre part,il s'agiten outre d'une rigueurEMPIRIQUE,qui
porte sur le rapport entre lesvirtuositésinterprétativesetleurancrage empirique,entre lesthéoriesproduiteset
leur« réel de référence »,c'estàdire le petit« morceau» d'espace social etde tempssocial dontle chercheurveut
rendre compte etqu'il se donne comme tâche de comprendre.Leschercheurssupposenttousprati quement,même
si aucun ne peutle prouverthéoriquement,qu'une réalité sociale de référence,extérieure ànotre conscience età
notre expérience individuelle,existebel etbien.Lessciencessocialesse fondentdoncsurce qu'on a appelé parfois«
l'hypothèse réaliste»,selonlaquellelaréalité desautresdoitêtre considérée comme existantperse,nonréductible
à la subjectivité de celui qui enparle,etpouvantêtre l'objetd'intelligibilitéspartageables,soumisesàdesdébats
scientifiques,qui portententre autressurl'adéquationempiriquedesénoncés,c'est-à-dire surl'adéquationentre le
réel de référence priscomme objetetlesinterprétationsetthéorisationsqu'enpropose le chercheur.Cette
hypothèse réaliste,qui postule l'existence d'unréel de référence relativementetpartiellementconnaissable par
l'enquête,ne doitpasêtre confondueavecl'illusionréaliste,qui croitenunaccès directetobjectif àce réel de
référence,etoublie que ce dernierestune constructionsociale.L'illusionréaliste estl'expressionde laposture
positiviste classique.Larigueurempirique de l'anthropologue,etplusgénéralementduchercheurensciences
sociales,estindexée àundouble rapportd'adéquation:a) le rapportd'adéquationentre l'argumentationetles
donnéesd'enquête;b) le rapportd'adéquationentre lesdonnéesd'enquêteetle « réel de référence ».C'estce
double rapportqui estau centre de l'ouvrage.Un handicapparticulierque rencontre l'anthropologie danscette
quête de rigueurconsiste danslamanière dontelleproduitsesdonnées.Nonseulementl'anthropologie,comme
toute science sociale,se déploie dansunregistre « wébérien» de laplausibilité etnondansunregistre poppériende
la falsifiabilité,maisde surcroitlesformesde laplausibilité empiriqueenanthropologiepassentle plussouventpar
desprocéduresd'enquêtede type « qualitatif»,souslaforme de l'insertionpersonnelle duchercheursurun«
terrain»,où lesinteractionsentre l'anthropologue etceux qu'il étudiesontdécisives.Lesconnaissancesainsi
produitesne sontriend'autre que desapproximationsplausibles.
Elles ne prétendent pas énoncer de lois, et elles ne s'embarrassent guère, le plus souvent, de statistiques
détaillées ou de pourcentages précis. Si l'anthropologie n'est pas une science sociale vraiment distincte des
autres, il y a une certaine « marque » propre au travail anthropologique.
2. 2) Anthropologie et sciences sociales
L'affirmation de l'unité et de la spécificité épistémologique des sciences sociales n'est sans doute pas
nouvelle, mais c'est incontestablement chez Jean-Claude Passeron qu'elle trouve son expression
contemporaine la plus systématique et la plus rigoureuse. Il se focalise plus particulièrement sur
l'anthropologie, l'histoire et la sociologie, comme constituant en quelque sorte le « cœur historique » des
sciences sociales. La thèse centrale de J-C Passeron peut être décomposée en trois énoncés fondamentaux
enchevêtrés: a) il n'y a aucune différence entre les diverses sciences sociales quant à leur régime de
scientificité; b) ce régime commun de scientificité se distingue de celui des sciences de la nature ou des
sciences physiques, autrement dit il ne relève pas d'une épistémologie « poppérienne » de la « falsification »;
c) il s'inscrit cependant dans une visée « scientifique », en ce qu'il tente de produire une connaissance
véridique du monde, empiriquement fondée et soumise à certaines conditions de vigilance. Parler d'un
régime de scientificité commun aux sciences sociales, c'est poser que les procédures interprétatives, les
problèmes théoriques, les postures heuristiques, les paradigmes et les modalités de construction de l'objet
sont pour l'essentiel communs, sécants ou transversaux à celles-ci.
Mais ceci ne signifie pas pour autant être aveugle aux systèmes de différences entre sciences sociales, qui
sont nombreux. Ceux-ci relèvent de différents niveaux, que l'on peut par commodité imputer au
méthodologique, à l'institutionnel et au « culturel ». Au niveau de la méthodologie, anthropologie, histoire et
sociologie ne produisent pas nécessairement leurs données de la même manière. Elles semblent se distinguer
relativement par les formes d'investigation empirique que chacune d'entre elles privilégie. Les archives pour
l'historien, l'enquête par questionnaires pour la sociologie, le « terrain » pour l'anthropologie. Au niveau des
contraintes institutionnelles, on se rend compte que chacune des disciplines a ses cursus et ses diplômes, ses
commissions et ses associations, ses filières de recrutement et ses réseaux, ses labels et ses sociétés savantes,
ses revues et ses salons. Quant aux configurations « culturelles », chaque discipline a sa culture savante, son
système de références théoriques, sa « bibliothèque ».
3) Epistémologie, théorie et terrain
Le cœur de la légitimité anthropologique est le travail d'enquête mais bien évidemment, autour de ce noyau
empirique de la discipline, de nombreux travaux « loin du terrain » prolifèrent, et nombre d'entre eux sont
utiles, voire indispensables. L'épistémologie qui est proposée dans cette ouvrage se veut avant tout d'une
épistémologie du terrain, autrement dit centrée sur les rapports entre les données produites sur le terrain et
les interprétations savantes qui en découlent (= une grounded epistemology, une épistémologie « enracinée
dans le terrain »). Le propos sera ici de tenter de dégager ce que devrait être en anthropologie l'équivalent de
la critique des sources des historiens, autrement ditde « réfléchirsurce qui est loisible d'attendre » desdonnées
anthropologiquesde terrain,etquelles« décisionsépistémologiques» doiventenrésulter.Le terrainestle lieu
central de la productiondesdonnéeset,pourune bonne part,desinterprétationspropresàl'anthropologie.C'est
dans ce rapport au terrainque se joue une part décisive de laconnaissance etde l'intelligibilitéanthropologique.Le
terrainestla forme particulièred'enquête que prendenanthropologiel'exigence de rigueurempiriquequi fonde les
sciencessociales,qui asesavantagesetsesinconvénients,qui ne sontni meilleurs,ni pires,simplementautresque
ceux que l'onrencontre danslesautresdisciplines
3.
4. L' « émicité »,autrementditl'attentionportée aupointde vue desacteurs(le hérosen anthropologie comme en
sociologie ouenhistoire,c'estcelui dontonparle,noncelui qui enparle),etla« descriptivité »,autrementditle
recoursà l'observation,sontdespropriétésfondamentalesdutravail anthropologique.Lesinterprétations
théoriquesenracinéessurle terrainse donnentsimplementplusde contraintesque cellesqui ne le sontpas.Elles
sonttout autant « théoriques»,maisautrement,etloinde ne construire leursthéoriesque surdeslivresetdes
réflexions,ellesles construisentaussi etparfoissurtoutsurdesenquêtes.Il estvrai que cesthéoriesenracinéessur
le terrainsontsouvent(maispastoujours) d'unmoindre niveaude généralitéque lesthéoriesqui s'affranchissentde
toute rigueurempirique.Maisellesn'ensontpaspourautant moins« théoriques»,oumoinsintéressantes. Le
mérite de lagroundedtheoryestde relierterrainetthéorie,nonde lesopposer,etd'insistersurlagénérationde
théoriesàpartirdesdonnéesde terrain.Cette démarche sembleraplutôtinductive,maisil ne faudraitpasen
déduire que lasocio-anthropologiene faitaucunrecoursau registre déductif.Toute sciencesocialecombine les
deux démarches,maisdansdesproportionsvariables.Le terrainn'estpasnonplusun terraincloset l'anthropologue
n'y estpas assigné àrésidence.L'exercice monographique oul'enquêtefocalisée,s'ilssontnécessaires,sontloin
d'être suffisants.Lacomparaisonraisonnée estpratiquée enanthropologie comme enhistoire etensociologie,voire
plus.Il n'estpas de science sociale sanscomparaisons.Toutle problème estde savoirlesquelles!
4) Epistémologie morale?
Il faut évoquerquelquesconnotationsmoralesparrapportà ce qu'il vientd'être ditprécédemment.Onpeutcertes
frauder,enanthropologie,comme dansd'autressciencessociales,et,souvent,comme pourtouteslesfraudes,àson
corps défendantetentoute bonne conscience.Celane signifiepasqu'elle doitêtre acceptée,tolérée.Le problème
estdouble:d'une part,il estdifficile de détecterle manque de vigilance(danslaproductionetl'interprétationde
donnéesparexemple),voire lafraude caractérisée,etceci entre autresparce que,d'autre part,il n'y a pas de
normesprécises,clairesetreconnuesde larigueuranthropologique.Onestbienobligéle plussouventde croire
l'anthropologue surparole,ce qui n'estjamaissain.L'anthropologie ne disposepasd'une méthodologie standardisée
donton pourraitexaminersi lamise enœuvre estounonconforme.Le métierd'anthropologuerelèvesurtoutdu«
métier» de l'anthropologue lui-même,autrementditd'unsavoir-faire apprissurle tas,qui faitsans doute de
l'anthropologielaplusartisanale etlaplusbricoléedessciencessociales.Cependant,celane signifie paspuret
simple renoncementàtout contrôle,àtoute évaluationméthodologique,àtoute vigilance épistémologique.D'autre
part, etc'est là que nousenvenonsà lanotiond' « épistémologie morale»,descontre-feux éthiquesfonctionnent«
quandmême ».Certes,chaque chercheurasesbiaismaispeu« biaisent» systématiquementetdélibérément.Il
fauten toutcas reconnaitre que laplausibilité enanthropologierepose pourune partnonnégligeablesurune
étrange alchimie entre le regardcritiqueaveclequel il convientd'accueillirtoute œuvre anthropologiqueetla
confiance que l'onaccorde cependantàl'anthropologue quantaurespectd'uncontrat moral latentpassé parlui
avecses pairsetseslecteurs.Le « pacte ethnographique » estaussi unpacte éthique.
5) Le pacte ethnographique 3
5. Dans leurstextes,lesanthropologuesutilisenttousetsanscesse,pourlégitimerleurdiscours,un« effetde réalité»
qui estau principe même de toute entreprise ethnographique:lesautresexistent,je lesai rencontrés, etje vous
demande de croire à ce que j'en dis.Le « réel desautres» existe indépendammentde l'anthropologue,etc'estla
référence àce réel « extérieur» qui fonde toute l'écritureanthropologique.Autrementdit,si le texte
anthropologique ne peutjamais« refléter» laréalité,etne peutdoncpas« parlerenson nom», il « parle de la
réalité » ets'efforce de ladécrire etde la comprendre de lamanière lamoinsinfidèlepossible.D'une certainefaçon,
l'anthropologue scelleavecsonlecteurce qu'onpourraitappelerun« pacte ethnographique » qui assure de notre
sérieux etde notre professionnalisme(« ce que je vousdécrisestréellementarrivé »).Ce pacte estune
conséquence dufaitque lesdonnéesethnographiquessontpourune grande partie produitesparlesinteractionsdu
chercheuraveclessujetsde sonenquête:seul sontémoignagepersonnelengarantitlavéracité.Onpeutmieux
comprendre ce qu'estle pacte ethnographiquesi l'onconsidère ce genre particulierde produitethnographique
qu'estle filmethnographique/filmdocumentaire:chacunsaitque lesimagesontété construites,que chaque
cadrage estun découpage subjectif de laréalité parmi touslesautresplanspossibles,...etpourtantle réalisateur
affirme implicitementetnécessairementque touslesartefactsettouscesartificesdonnentauboutducompte de la
réalité une image néanmoins« vraie » (leschosesse passentbienainsi).Lesdeux opérationscentralesoùs'exprime
le pacte ethnographique danslaproductionécrite de l'anthropologiesontla« description» de scènesobservéespar
l'anthropologue etla« transcription» de proposd' « informateurs» que l'anthropologue aenregistrés,voire
traduits.Ellessonttoutesdeux auplusprèsdupôle empirique dutravail ethnographique,etveulentse garder
d'effetsinterprétatifsinopportuns.Bienévidemmenttoute descriptionethnographique incorporeuncertainnombre
de posturesinterprétatives,avecleursinévitablesrisquesde biaisinterprétatifs.Latraductionpose le même
problème que ladescription:c'estuncompromiscomplexe etinstable entre une viséeempirique impérative etdes
projectionsinterprétativesinéluctables.Même entre langues« proches»,associéesàdesculturesvoisinesou
similaires,une « traduction» ne peutjamaisêtre complètement« fidèle» ou« vraie »,car leschampssémantiques
ne se recouvrentjamaisexactement.Néanmoins,l'entreprisetraductrice enanthropologiese fonde aussi surle
pacte ethnographique:le traducteurs'engage « pardéfinition » àrestituerle mieux possible aulecteurle « ditdes
autres». Onpeutaussi prendre l'entreprise traductrice dansune acceptationpluslarge,etestimerque l'essentieldu
travail de l'anthropologieconsisteà« traduire une culture » (celle desgroupessociaux étudiés) dansune autre (celle
de la communauté savante).Salégitimité esttoujoursd'avoirpourobjectif de se rapprocherauplusprèsdu« réel
desautres», sansjamaisavoirlesmoyensd'yarrivertotalement.Toutefois,danslamétaphore de latraduction
d'une culture versune autre,le problème estmoinsducôté de ce qu'on entendpar« traduction» que du côté de ce
qu'onentendpar « culture ».
6) Une socio-anthropologie nonculturaliste
Le culturalisme comme idéologie scientifiqueestdirectementettypiquementassocié à
6. l'anthropologie.Maisle culturalisme est,selonnous,devenudésormaisune desprincipalesmenacesdanslaquête
de rigueuranthropologique.Nonpasque le conceptde « culture » soit à jeteravecl'eaudu bainculturaliste.Son
usage n'estévidemmentpasàproscrire.Dans une définitionminimaliste etmesurée,pourdécrire unensemblede
représentationset/oude comportementssignificativementpartagésparunensemble défini d'acteurssociaux dans
un contexte donné,il resteirremplaçable.Maislaprudence impose,selonnous,de recouriràdesmodulations
nettementcirconscritesetempiriquementvalidéesde ce terme (cultureslocales,professionnelles,logiques
culturellesparticulières,sub-cultures),enévitantrésolumentlesformulationstropgénérales(culture nationale,
ethnique,identité culturelle).Eneffet,si ons'éloignede cetusage pragmatique etinévitable de « culture »,on
dérive vite versunusage idéologique,qui le charge de malentendus,de facilitésetde sur-interprétations,etprojette
une série de préconceptionssurl'objetétudié.Avecle culturalisme:−touteslesreprésentations/comportements
importants(pertinents)d'ungroupe social deviendraientnécessairementpartagés:c'estpourtantunproblème de
recherche empirique que de savoirquelsreprésentations/comportementssontpartagésetlesquelsne le sontpas.
lesreprésentations/comportementspartagésle seraiententoutescirconstancesetnonenfonctiondescontextes:
c'est pourtantun problème de recherche empiriqueque de savoirquelsreprésentations/comportementssont
partagésdans untel contexte,etlesquelsne le sontpasdansuntel autre.lesreprésentations/comportements
partagésrelèveraientde « valeurs» communes:ce sontlàdesassertionsqu'aucune recherche empiriquene peut
actuellementgarantirouvalider,tantl'universconceptuel des« valeurs» estflou,ambivalentetsaturé d'idéologie.
Mais le culturalisme règne encore,une partie dessociologuesetanthropologuesysuccombe encore.