1. M. Espinoza
DE LA SCIENCE À LA PHILOSOPHIE
L‘Harmattan, Paris, 2001
L’ŒUVRE DE JEAN LARGEAULT
L'existence d'un penseur est un événement rare, et Jean Largeault en était un. Comment
réunir en une seule personne tant d'exigence — profondeur, culture étendue, finesse
concrète et généralité abstraite dans le raisonnement, indépendance dans le jugement,
distance du bruit de la mode ? Il ne dissimulait pas sa sympathie pour ceux qui pensent
à contre-courant. Comme pour Don Quichotte, pour lui le chemin solitaire était mieux
que l'auberge. L'interprétation des idées de Jean Largeault est une tâche délicate car elles
ne se laissent pas séparer aisément de sa sensibilité, sa pensée glisse entre les doctrines.
Jean Largeault est né en 1930. Les motifs de son orientation philosophique lui ont été
fournis par les écrits d'Albert Lautman qui cherchait le sens des mathématiques dans des
formes intellectuelles, dans des Idées platoniciennes. Jean Largeault pensait que le
programme de Lautman ———— trouver les Idées abstraites dominantes qui expliquent le
déploiement des théories ———— était sans doute prématuré dans les années 1930, période
qui vit de grands développements techniques encore insuffisamment assimilés dans les
fondements logiques des mathématiques. Mais selon Jean Largeault la suite a montré
que la logique était incapable d'engendrer une philosophie des mathématiques.
Jean Largeault espérait trouver dans la logique des indications sur des problèmes tels
que l'existence des entités abstraites et le fonctionnement de la pensée. L'enseignement
de cette discipline dans le Département de Philosophie de l'Université Paris IV à partir
de 1967, puis dans celui de l’Université de Toulouse-le Mirail de 1973 à 1980, laissa en
lui un malaise durable car il ne voyait pas bien la pertinence de la logique ni pour son
propre développement, ni pour celui des étudiants. De cette époque datent sa
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traduction du livre de Stephen C. Kleene, Logique mathématique, A. Colin, 1971, les
deux volumes de sa thèse, Logique et philosophie chez Frege et Enquête sur le
nominalisme, Béatrice-Nauwelaerts, 1970-71, ainsi que la traduction de textes de logique
avec des commentaires, A. Colin, 1971. Pendant ces années-là, il avait pris l'habitude
d'écarter toute question à laquelle le formalisme ne pouvait pas répondre ou qu'il ne
pouvait pas légitimer.
Après cette période logique, vint sa découverte de certains ouvrages de philosophie de la
nature qui réveillèrent en lui des inquiétudes latentes: l'épistémologie contemporaine
s'était fourvoyée car elle était laissée sans contenu. Au lieu d'aborder directement les
choses comme les Anciens, les épistémologues modernes traitent de la connaissance de
la connaissance, de notre façon de voir et de parler. En perdant de vue son objet,
l'épistémologie devient insignifiante, une question de mots, une glose sans fin. Mais pour
Jean Largeault la philosophie n'est ni connaissance sans objet, ni suite de commentaires,
ni logique modale, ni vulgarisation scientifique, ni jonglerie de concepts sans place
précise dans aucune théorie. Elle n'est donc rien de ce qui se pratique communément.
Parmi nos contemporains il voyait rarement, ici et là, une vraie philosophie, comme il
disait: "une chasse aux idées justes, suggestives, et à longue portée."
Ce constat sur la méprise de l'épistémologie contemporaine contribua à son retour aux
problèmes ontologiques de l'époque où il avait lu Lautman. Dans les années 1976 il se
remit à étudier l'induction statistique sur laquelle il avait eu un aperçu quand il passait sa
Licence en Sciences Economiques (1964-1968). La coupure entre ses anciennes
croyances sur la valeur de la logique et sa nouvelle orientation concernant la
métaphysique et la philosophie de la nature est marquée par trois livres de critique
négative qui s'échelonnent de 1978 à 1980: Hasards, probabilités, inductions,
Association des Publications de l'Université de Toulouse-Le Mirail, Enigmes et
controverses, Aubier, et Quine: Questions de mots, questions de faits, Privat.
Jean Largeault a souvent réfléchi en réaction à la pensée d'autrui: Frege, Popper,
Wittgenstein, Quine, Thom, Brouwer, Weyl entre bien d’autres. Parfois ses réflexions
sont organisées en monographies, ou bien elles servent de notes à ses traductions, ou
encore elles sont fixées dans des comptes rendus. Jean Largeault est passé maître dans
cet art difficile de donner, en quelques lignes, la substance d'une pensée, et de prendre
ensuite du recul ———— condition de la philosophie et de la liberté ———— pour donner des
éléments d'évaluation. L'académisme, la banalité, la complaisance ne faisaient
aucunement partie de son style. Ses textes sont beaux, écrits dans une langue exacte et
transparente.
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Sa nouvelle orientation vers la philosophie de la nature est esquissée dans deux volumes
publiés à l'Université Paris XII-Val de Marne, Leçons de métaphysique et Philosophie
de la nature 1984; elle est développée dans Principes de philosophie réaliste,
Klincksieck, 1985, Systèmes de la nature, Vrin, 1985 et surtout dans Principes classiques
d'interprétation de la nature, I.I.E.E., Lyon, Vrin, (1988). Les problèmes abordés
concernent la causalité, la nécessité et la contingence, la forme et la matière, l'espace et
le temps, l'explication. La référence à des principes classiques signifie une préférence
axiologique et ontologique pour ce qui est déterminé ou possède le maximum de
détermination. Ce dernier traité restera comme l'une des principales contributions au
renouveau de la philosophie de la nature, ce qui sera reconnu aisément quand les
circonstances intellectuelles seront plus favorables à cette entreprise abandonnée. La
mise en valeur de maint savant ou penseur français aujourd'hui oublié (Boussinesq,
Boutroux, Cournot, Janet, Lachelier, Meyerson, Renouvier, etc.) n'est pas le moindre
des intérêts de ce volume.
Entre 1992 et 1994, avec une perspective de plus de deux décennies, il a publié des
monographies et des traductions qui touchent la logique et les problèmes des
fondements des mathématiques: La logique, P.U.F. (Que sais-je?), L'Intuitionisme,
Ibid., Intuition et intuitionisme, Vrin, les traductions commentées de Intuitionisme et
théorie de la démonstration, Vrin, et H. Weyl, Le continu et autres écrits, Ibid. Les
textes de philosophie de la nature ou de métaphysique développent la thèse que
l'essentiel de la connaissance est apporté par les choses, mais l'intelligible dans les choses
n'est pas identique à l'intelligible dans l'intellect. C'est pourquoi Jean Largeault a vu dans
les intuitionistes une tentative d'associer aux Idées platoniciennes une représentation
mentale, d'ajouter au platonisme une dimension de subjectivité et de vie intérieure.
L'intuitionisme peut devenir un complément épistémologique du platonisme et se poser
comme un pont entre l'étendue et la pensée. Une constante des portraits de Brouwer et
de Weyl tracés par Jean Largeault est de rendre visible la signification humaine,
culturelle et métaphysique de leurs travaux laissée à l'arrière-plan quand on examine
leurs idées abstraites.
Jean Largeault était très exigeant envers lui-même et envers les autres. Quel était le
secret de cette permanente insatisfaction? Une connaissance étendue et une réflexion
profonde le rendaient conscient des insuffisances des doctrines et des théories. Il était
parfois attiré par le scepticisme, l'idée que la science n'explique pas. Mais au-delà de cet
aspect cognitif il vivait un sentiment mystérieux de ne pas trouver ce qu'il cherchait. Il a
poursuivi quelque chose, sans doute une sagesse, que ni la philosophie ni la science ne
pouvaient lui donner. Les énigmes qui l'inspiraient semblaient perdre une partie de leur
fascination une fois qu'il se rendait compte qu'il n'arrivait plus à les approfondir; à la
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place de l'enthousiasme s'installait alors une lucide mélancolie, effacée ensuite par une
nouvelle préoccupation philosophique.
Jean Largeault est décédé le 27 mars 1995. Il fut inhumé à Paris sous la pluie du
printemps.
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