“Langues européennes d’une période mouvementée”, Langues et identités culturelles dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, Marie-Sol Ortola y Marie Miranda Roig (eds.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2005, pp. 91-102. ISBN: 978-2-9515883-6-3.
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LANGUES ET LITTÉRATURES EUROPÉENNES
D’UNE PÉRIODE MOUVEMENTÉE
Langues et identités culturelles dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles.
Marie-Sol Ortola & Marie Miranda Roig (éds.), Université de Nancy, 2005, p. 91-102.
ISBN: 978-2-9515883-6-3.
Les flux et les reflux entre les différentes zones linguistiques de l’Europe méridionale sont
relativement peu remarquables jusqu’au XIVe siècle. Le latin cohabite avec les langues vernaculaires
selon des modèles connus: depuis le VIIe siècle les divergences apparues dans le latin selon les régions
s’agrandissent; entre les VIIIe et IXe siècles le latin classique et le latin vulgaire sont entièrement
distingués et, parallèlement, la réforme carolingienne accélère le divorce entre le latin littéraire et la
langue parlée. La langue latine demeurant pendant longtemps le moyen de communication des
savants, les langues romanes se répandront, grâce aux clercs et aux jongleurs, jusqu’à devenir des
langues de culture. Cependant, à proprement parler, à l’époque elles n’existaient pas encore telles que
nous les connaissons aujourd’hui: les contemporains semblent avoir eu longtemps le sentiment qu’il
n’y avait qu’une seule langue romane et que toutes les variations étaient dialectales. Face à cette force
centrifuge la langue en oppose une centripète: soit qu’un dialecte l’emporte sur les autres, soit qu’elle
efface ou combine les marques dialectales dans un souci globalisateur. C’est ce dernier qui est à la
naissance des langues romanes: l’italien, la langue d’oïl, la langue d’oc, l’espagnol ou castillan, le
portugais, le catalan, le galicien ou le roumain. Plus tard, au XVIe siècle, on assiste à l’émancipation de
ces langues par rapport au latin, tantôt grâce à des érudits qui veulent, en nombre, tirer leur “vulgaire”
de l’obscurité, tantôt grâce à l’influence favorable de la monarchie (vid. Brunot, t. II: 1-32, Cohen:
159-163 et Zink: 10-19).
Aux XVe et XVIe siècles, les échanges linguistiques connaissent, et c’est donc une nouveauté,
une accélération du fait, surtout, de l’amélioration des communications et des contacts résultant des
guerres, notamment dans l’Europe méridionale. Ainsi, les onze guerres d’Italie (1494-1559) ont
confronté de manière intermittente plusieurs nations (la France, l’Espagne, l’Angleterre) qui se sont
battues avec l’aide de mercenaires (Allemands et Suisses) et des habitants mêmes de la péninsule
italienne (Vénitiens, Milanais, Génois, Napolitains, sans oublier les soldats du pape). Ces
affrontements, entraînant des déplacements de soldats sur des milliers de kilomètres, rappellent ceux
des légionnaires romains contre les tribus peuplant les marches de l’Europe: tout comme les
combattants antiques et leurs accompagnateurs, les armées victorieuses en Italie fixaient les nouvelles
démarcations territoriales, instauraient leur système administratif et parfois imposaient leur modèle
socio-économique. Il existe cependant une différence importante dans le domaine linguistique entre
les époques: les Romains apportaient un latin parlé qui, inévitablement déformé par les gosiers
autochtones, deviendrait un jour ou l’autre la langue des futures configurations nationales; les armées
victorieuses du XVIe siècle, en revanche, n’ont entraîné la naissance d’aucune langue. Il y eut à cela
plusieurs raisons: outre la résistance des langues autochtones, le peu de durée des occupations et les
motifs ultimes de celles-ci. Il n’empêche que ces glissements humains n’ont pas été sans conséquence
dans les domaines linguistique et littéraire, selon les pays. C’est cela que nous voudrions montrer dans
les lignes qui suivent.
Venons premièrement aux rapports franco-italiens. La Ligue de Cambrai (1508), créée sur
l’initiative de Jules II, réunit la France, l’Empire, l’Aragon, Ferrare et Mantoue contre Venise; mais le
tournant de 1511 modifie considérablement les données: la Sainte-Ligue (le Pape, Milan, Venise,
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l’Aragon, dont Naples, l’Angleterre et la Suisse) s’allie contre Louis XII sur le sol italien. Apparaît alors
La Concorde des deux langages (1511), prosimètre où Jean Lemaire entend réconcilier le français et l’italien
(plus précisément le toscan) et, à travers eux, la France et l’Italie. C’est le sens du pèlerinage allégorique
de l’“Acteur”, qui prend le chemin du temple de Minerve où ces deux langages vivent dans l’union et
la paix. Plus important encore, lors d’un détour par le temple de Vénus, situé à Lyon, cette pastorale
rend hommage à Pétrarque et à Jean de Meung, et mêle aux dieux et demi-dieux de Boccace plusieurs
personnages du Roman de la Rose; inutile de rappeler que Lyon était alors la porte de l’Italie et la
passerelle entre les deux cultures (Lestringant: 58). Une lecture superficielle de ce récit idyllique
induirait en erreur: en réalité la Concorde cherche à gommer les différends entre Italiens et Français au
sujet de leurs langues. On sait que le Trésor de Brunetto Latini (1220-95), hommage à la langue
française, était resté sans lendemain et que les hommes de Louis XI et de Charles VIII se sont vus
traiter de “barbares”, injure qui, concernant la langue, deviendra courante aussi bien dans la poésie
que dans la prose des humanistes. Le temps aidant, Claude de Seyssel atteste dans le Proème de sa
traduction de Justin (1509), que les Italiens se sont mis à parler français avec leurs dominateurs, mais
les Illustrations de Gaule, histoire poétisée de la monarchie française (1511-13), protestent contre cette
épithète infamante qui reste vivante pendant plusieurs décennies, au point de motiver deux chapitres
de la Défense de Joachim du Bellay: “Que la langue française ne doit être nommée barbare” et “Réponse à quelques
objections”.
À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, les choses changent de manière importante:
l’engouement de la nouvelle mode d’outre-Alpes explique l’invasion –pacifique– du français par
l’italien. Cette contamination déclenchera un patriotisme belliqueux, très marqué notamment chez
Henri Estienne, dont les ouvrages cherchent à prouver, par le recours à la philologie et à la grammaire,
la supériorité de la langue française. Qu’on songe aux Dialogues du nouveau français italianisé (1578) et
notamment à leur complément, la Précellence du langage français (1579; vid. François, I: 122).
Mais deux nouvelles puissances font irruption dans le paysage de ces rapports linguistiques,
avec la poussée internationale du Portugal et de l’Espagne, aux XVe-XVIe siècles. Par ses expéditions
coloniales au-delà de l’Équateur (jusqu’au Cap en 1486, aux Indes en 1497, au Japon en 1543), le
Portugal a montré, non seulement la supériorité de ses marins, mais aussi le caractère illimité de ses
ambitions. Des relations de voyage portugaises sont publiées en Italie, dont voici trois exemples: les
Navigazioni e Viaggi, où Giovanni Battista Ramusio insère le Libro de Odoardo Barbosa (rédigé vers
1517-18), première description systématique des terres connues par les Portugais sur l’Océan Indien,
deux lettres d’Andrea Corsali adressées à Jules et à Laurent de Médicis (rédigées en 1517 et vers 1518-
19 respectivement) lors de son voyage en Inde dans un vaisseau portugais, et la Verdadeira Informaçam
das terras do Preste Joam das Indias de Francisco Álvares (publiée à Lisbonne en 1540 et que Ramusio
traduit sous le titre Viaggio in Etiopia). L’impact lexicologique des termes portugais à cette occasion
est une preuve du poids universel de ce pays à l’époque où les États européens étaient en train de se
configurer. Ainsi, dès 1432 des termes maritimes sont attestés dans les relations vénitiennes de voyage
(sorgere dans le sens d’ancrer, “ancorare”; vid. Lanciani: 180). Cette expansion linguistique est doublée
d’une floraison des études humanistes au Portugal; les langues classiques et bibliques sont
attentivement étudiées aux universités d’Évora et de Coïmbre sous l’impulsion des rois (João III
surtout); des professeurs espagnols, français et italiens y vont faire des cours, et de jeunes Portugais
apprennent dans des universités étrangères prestigieuses, Salamanque ou Paris. Inversement, ce pays
de navigateurs ne manqua pas d’érudits qui se firent connaître en Europe: ainsi le Père Manuel Álvares
(mort en 1583), professeur de latin, grec et hébreu, qui publia sa célèbre De institutione grammatica libri
tres, reproduite au moins une centaine de fois dans plusieurs pays européens (dont Espagne, France,
Italie, Pologne et Pays-Bas; vid. Almeida: 633-653).
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D’autres puissances de la péninsule ibérique prennent à la même époque une importance
croissante. Très tôt les Catalans maîtrisent la navigation méditerranéenne et font sentir le poids de
leurs lois politiques, militaires et commerciales sur la péninsule italienne, sur les îles de la Méditerranée
et même sur le Portugal, qui lui impose à son tour son lexique maritime (en l’occurrence, le surgidero
italien de Vespuccio vient du portugais surgidoiro à travers le catalan sorgidor; Lanciani: 181). Il en va de
même avec les Castillans, dont la poussée ne connaîtra pas de limites jusqu’au milieu du XVIIe siècle.
Contrairement à ce qui arrive généralement entre nations voisines, les rapports hispano-portugais
sont alors assez bons (à l’exception de batailles ponctuelles). En fait, ces deux pays sont devenus
largement interdépendants. Les commerçants portugais servent souvent d’intermédiaires entre
l’Espagne et d’autres parts de l’Europe, tandis que les Espagnols contrôlent une bonne partie du trafic
portugais. Les uns et les autres ont des ennemis communs: la combinaison de leurs flottes se montre
utile contre les pirates anglais, français ou hollandais et contre la menace mauresque et turque. Sur le
plan culturel, la pratique de la langue castillane devient une véritable mode à la cour portugaise (qui,
dès 1491, gravite presque sans interruption autour d’un pôle castillan représenté par une reine), au
point que les plus grands écrivains du pays –comme Gil Vicente et Luis de Camõens– rédigent une
partie considérable de leur production en espagnol (Oliveira: 308-09).
Cette influence hispanique s’étend aux autres langues. À l’Est d’abord, où les monarques
aragonais parviennent à maîtriser, non sans un mélange d’heurs et malheurs, de grands territoires de
la péninsule italique et de ses îles: Pedro III est acclamé roi en Sicile (1282), Jaime II conquiert la
Sardaigne (1324) et Alfonso V reçoit la couronne de Naples (1442). Ces événements, auxquels on doit
ajouter l’ascension de deux Espagnols (Calisto III et Alexandre VI) au trône de Pierre, expliquent la
présence d’écrivains espagnols en Italie tout au long du XIVe siècle (Juan de Mena, Alfonso de
Palencia, Juan de Lucena, Rodrigo Sánchez de Arévalo, Juan de Torquemada et Nuño Guzmán, parmi
d’autres). Le XVIe siècle connaît, comme conséquence de l’autorité des Rois Catholiques, une large
diffusion de la langue et de la littérature espagnoles (pour la langue, on lira avec profit le travail de
Beccaria). C’est à Rome que paraît la première traduction de La Célestine hors des frontières ibériques
(1506), et c’est aussi dans la ville papale que les deux pionniers les plus représentatifs du théâtre
espagnol de la Renaissance (Juan del Encina et Bartolomé de Torres Naharro) font jouer leurs pièces.
On peut en dire autant d’autres villes italiennes: Ferrare, où Lucrèce Borgia, admiratrice de la poésie
des cancioneros, attire un grand nombre d’Espagnols; Mantoue, où Isabelle d’Este Gonzaga, entichée
du roman catalan Tirant lo Blanc, se met à la recherche d’un exemplaire de la Cárcel de amor de Diego
de San Pedro; Urbino encore, dont Il Cortegiano témoigne la familiarité de ses courtisans avec les
personnages d’Amadis.
Ce rayonnement de la culture espagnole n’est pas synonyme d’assimilation totale, et l’on
perçoit à son égard, en Italie, une réaction de mépris similaire à celle qu’éprouvent les écrivains italiens
à l’égard du français. Vincenzo Querini, ambassadeur vénitien auprès des Rois Catholiques, écrit en
1506 dans son rapport au Sénat que les Espagnols “ont du génie naturel, mais ne l’appliquent ni dans
leurs doctrines ni dans leurs études” (“hanno naturalmente ingegno, ma non l’adoperano né in
dottrina né in studio alcuno”; et Francesco Guicciardini, ambassadeur florentin auprès des mêmes
rois, dit qu’ils “ne sont pas voués aux lettres, et [qu’] on ne trouve ni dans la noblesse ni chez les
autres aucune trace, ni grande ni petite, de la langue latine” (“non sono volti alle lettere, e non si trova
né nella nobiltà né negli altri notizia alcuna, o molto piccola ed in pochi, di lingua latina”; cité par
Meregalli: 15). L’admiration agit plutôt dans l’autre sens, ce que confirme le style italianisant de l’élite
des écrivains espagnols pendant la première moitié du XVIe siècle: Juan Boscán (surtout après sa
rencontre avec Andrea Navagero en 1526), Garcilaso de la Vega (ami de Luigi Tansillo à Naples),
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Juan de Valdés (courtisan de Charles V à Rome et longtemps archiviste à Naples), Diego Hurtado de
Mendoza (ambassadeur de l’empereur à Venise et à Rome, puis gouverneur à Sienne) et tant d’autres.
Les années passant, les influences évoluent et l’Italie connaît un foisonnement spectaculaire de
la culture espagnole, laquelle entraîne la culture portugaise dans son sillage. Quoique l’espagnol
n’apparaisse pas dès la première édition du Vochabuolista ou Introductio quœdam utilissima sive Vocabularius
quattuor linguarum latinœ, italicœ, gallicœ et alamanicœ (Rome, 1510), il y est inclus dès la deuxième édition
(Venise, 1513) et demeure présent dans la plupart des éditions (57 fois sur 74 jusqu’à 1652; vid. Bingen,
1987: 249-264). Suivent les ouvrages destinés à l’apprentissage de la langue, comme par exemple Il
paragone della lingua toscana e castigliana, de Giovanni Mario Alessandri (1560), les célèbres Osservazioni
della lingua castigliana de Juan Miranda (Venise, 1566, 4 rééditions) et le vocabulaire bilingue italo-
espagnol de Cristóbal de las Casas (Séville, 1570, puis Venise où il connut jusqu’à douze rééditions).
Cet intérêt pour la culture espagnole s’élargit à d’autres domaines, ce qui explique une affluence dont
les chiffres suffisent à donner l’idée: 795 éditions au total entre 1551 et 1600, dont 71 en espagnol et
724 traductions (vid. Meregalli: 17). Parmi les facteurs de cet important développement, il faut
mentionner la vogue des romans de chevalerie (avivée par l’Amadigi de Bernardo Tasso, 1560), les
titres célèbres de Fernando de Rojas (La Celestina) et d’Antonio de Guevara (Rejox de príncipes, dont
les traces sont visibles dans Il mondo savio e pazzo de Doni et dans La città felice de Patrizi) et toute la
littérature moraliste espagnole (Examen de ingenios de Huarte de San Juan, Venise, 1582; le Giardino di
fiori curiosi d’Antonio de Torquemada, Venise 1590; les traductions de Silva de varia lección et de Vidas
de los emperadores de Pedro de Mexía, en 1544 et 1561 respectivement). De nombreux écrivains italiens
et de Sardaigne se mettent à écrire en espagnol: Francesco Balbi da Correggio (Historia de los amores de
Abinde Araez), Antonio Lofrasso (Diez libros de Fortuna de amor), Gerolamo Araolla (Rimas diversas
espirituales). On pourrait multiplier les noms témoignant, dans la littérature spirituelle comme dans les
récits de voyages, de l’influence des lettres espagnoles en Italie au XVIe siècle (vid. Meregalli: 26-28);
l’important ici est de constater un accueil très favorable, qui correspondait à la position politique et
sociale que l’Espagne prenait au fil des années.
Or, tôt ou tard, l’Espagne devait rencontrer la France. Depuis la Ligue de Venise (1495) et
jusqu’au traité de Cateau-Cambrésis (1559), tous les rois français (Charles VIII, Louis XII, François Ier,
Henri II) se sont battus contre elle. Suivent les guerres de Religion (1562-98); ces temps mouvementés
ne sont pas propices aux rapports culturels hispano-français. De fait, on sait qu’il y avait peu
d’Espagnols à la cour des Valois, surtout si on les compare avec les Italiens.
Cependant la langue espagnole parvient à se frayer un passage en France, d’abord à travers
l’italien précisément: qu’on songe au mot “cantonade”, ce côté de la scène du théâtre qu’on réservait
pour les spectateurs privilégiés: vient-il de l’italien cantonata ou plutôt de l’espagnol cantonada? Qu’on
songe encore à “corridor”, vient-il de l’italien corridore (forme rare, normalement corridoio) ou mieux
de l’espagnol corredor? (Cioranescu: 152-153). Le commerce avec l’Amérique est l’occasion de
nombreux emprunts: il suffit de mentionner le “hamac”, le “tabac” et le “chocolat”. La proximité des
Pays-Bas (plus que celle de l’Espagne) jouait également son rôle. On se souviendra qu’en 1477, lors
du mariage de Marie (fille de Charles le Téméraire et d’Isabelle) avec Maximilien Ier d’Autriche, les
Pays-Bas sont séparés de la Bourgogne et devront passer par héritage à la maison de Habsbourg;
quand, en 1496, Philippe Ier le Beau (fils de Marie), épouse Jeanne la Folle (fille des Rois Catholiques),
il ouvre la porte à l’annexion espagnole des Pays-Bas, devenue une réalité sous Charles V entre 1523
et 1528.
Cette présence espagnole explique l’engouement pour le castillan. Le plus ancien outil pour
apprendre la langue espagnole qui nous soit connu est publié à Anvers en 1520; il s’agit d’un manuel
de vocabulaire qui met côte à côte, sur des colonnes, les mots français, flamands et espagnols. Suivent
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le Vocabulaire en quatre langues de Noël de Berlaimont, dont la première édition comprenant l’espagnol
(avec le flamand, le français et le latin) date de 1551 (Nicole Bingen en a répertorié jusqu’à 81 éditions
jusqu’à 1692), et le Dictionnaire des huit langages: c’est à savoir grec, latin, flamand, français, espagnol, italien,
anglais et allemand (1552); le succès de l’ouvrage de Berlaimont est seulement comparable à celui des
calepini ou lexiques polyglottes confectionnés par Ambrogio da Caleppio depuis 1502 et dont la
première édition, où figurent le latin, le grec, l’italien et l’espagnol, fut publiée à Lyon en 1559 (N.
Bingen recense 83 éditions jusqu’à 1700). Quoique destiné plutôt à l’enseignement des sciences
naturelles, on doit noter aussi le catalogue du célèbre médecin Hadrien Junius (Nomenclator, omnium
rerum propria nomina variis linguis explicata dicans, Anvers, 1567; N. Bingen, 1987: 136-145).
Un bref traité anonyme (Útil y breve institución para aprender los principios y fundamentos de la lengua
española, Louvain, 1555) représente un pas considérable en avant. Trilingue (latin, français et
espagnol), il offre des indications phoniques, syntaxiques, morphologiques et même lexicales, car ses
“Règles générales pour connaître quelques noms étranges” (“Reglas generales para conocer algunos
nombres peregrinos”) réunissent un groupe de mots espagnols d’origine étrangère, notamment arabe.
Toujours à propos de cette évolution de l’apprentissage, on retiendra les ouvrages rédigés par
les linguistes français, espagnols et flamands qui ont collaboré à l’apprentissage de la langue espagnole
en France. Juan Martín Cordero, probablement flamand d’adoption, est connu pour ses Quejas de
llanto de Pompeyo (Anvers, 1556), dont un chapitre aborde la prononciation et l’orthographe de
l’espagnol. Gabriel Meurier, professeur de cette langue en Flandres, publie une vingtaine de livres
consacrés à l’enseignement des langues étrangères, dont cinq ont un rapport plus ou moins direct
avec l’espagnol; tous offrent une approche pratique plus que théorique: Conjugaisons, règles et instructions
[…] pour ceux qui désirent apprendre français, italien, espagnol et flamand, suivi de Brève instruction contenant la
manière de bien prononcer et lire le français, italien, espagnol et flamand (Anvers, 1558), Recueil de sentences notables
(Anvers, 1568; vid. N. Bingen, 1987: 177-178), Coloquios familiares (Anvers, 1568) et Trésor de sentences
dorées (Lyon, 1568). Jacques Bourgoing, érudit français versé dans les langues classiques, s’adonne à
l’étude comparée des langues et à la recherche étymologique; on citera son ouvrage comparatif De
Origine, usu et ratione vulgarium vocum linguæ gallicæ, italicæ et hispanicæ (Paris, 1583). Antonio de Corro,
précepteur d’Henri IV pendant deux ans, est l’auteur d’un ouvrage essentiel pour la reconstitution de
l’ancienne prononciation de l’espagnol: Reglas gramaticales para aprender la lengua española y francesa
confiriendo la una con la otra según el orden de las partes de la oración latina (Oxford, 1586). N. Charpentier,
l’un des premiers hispanistes français, rédige un livre méthodique où il a recours aux maximes figurant
dans les chefs-d’œuvre du patrimoine littéraire espagnol pour mieux comprendre la structure et le
fonctionnement de la langue: La Parfaite méthode pour entendre, escrire et parler la langue espagnole (Paris,
1596). Enfin, l’année suivante, César Oudin publie, également à Paris, sa Grammaire et observations de la
langue espagnole (S. Collet Sedola: passim).
Cette fièvre pour l’espagnol explique le foisonnement d’œuvres littéraires traduites en français
tout au long du XVIe siècle. Parmi les romans de chevalerie, les livres d’Amadís occupent une place
privilégiée. Le succès d’Amadís en France fut immense, au point de pouvoir affirmer qu’aucun autre
ouvrage espagnol n’a connu une telle fortune. La première traduction française d’Amadís de Gaula est
celle de Nicolas d’Herberay, seigneur des Essarts, de 1540 à 1548, qui traduisit les huit premiers livres;
suivent celles de G. Boileau, J. Gohory, A. Tyron et celles de G. Chappuys (du 16e au 21e livres); les
22e-24e livres paraîtront au XVIIe siècle.
Dans le domaine des livres de civilité on trouve Du Mépris de la cour et de la louange de la vie rustique
(1542, vingt-quatre éditions au XVIe siècle), traduction à grand succès par Antoine Allègre du
Menosprecio de corte y alabanza de aldea, d’Antonio de Guevara (1539). Dans celui des livres d’érudition
didactique, Les Diverses Leçons de Pierre Messie (1552, quinze éditions au XVIe siècle), traduction par
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Claude Gruget de la Silva de varia lección de Pedro Mexía (1540). Dans celui de la vulgarisation médicale
l’Anacrise, ou Parfait Jugement et examen des esprits propres et nés aux sciences (Lyon, 1580, quatre éditions au
XVIe siècle), traduction due à Gabriel Chappuys de l’Examen de ingenios para las ciencias, de Huarte de
San Juan (1575).
Les romans développant les “questions d’amour” connaissent une diffusion inouïe en France
au XVIe siècle. Voici, brièvement développé, l’exemple d’un ouvrage dont vingt éditions françaises
quadruplèrent l’original espagnol qui, lui, ne connut que cinq éditions dans son pays d’origine. Le
Jugement d’amour (Paris, sans date), mieux connu comme Histoire d’Aurélio et Isabelle, traduction que
Gilles Corrozet fit d’un anonyme italien (Lelio de Manfredi?), Aurelio e Isabella (1521) ou Amorosa
historia de Isabella et Aurelio (1526), qui était quant à lui une traduction du Tratado où Juan de Flores
raconte el triste fin de los amores de Grisel y Mirabella (1495?). Quoique la version française prétende
presque toujours être “translatée d’espagnol en français”, elle a été faite sur l’italienne (sauf les éditions
de 1560 et 1596, qui présentent le texte français en regard). On compte jusqu’à douze rééditions où
les versions française et italienne apparaissent côte à côte.
Les traductions des principaux romans pastoraux espagnols sont habituellement réunies dans
un livre intitulé La Diane qui contient à lui seul La Diana de Jorge de Montemayor (ca 1559), la Segunda
parte de la Diana d’Alonso Pérez (1563) et La Diana enamorada de Gaspar Gil Polo (1564). Les
responsables des versions sont Nicolas Colin pour le texte de Montemayor et Gabriel Chappuys pour
ceux de Pérez et Polo. Sylvie Cantrelle attire l’attention sur cette fusion des trois sources: “Il est
étonnant de les trouver réunies sous le même titre et dans le même livre en France alors qu’en
Espagne elles n’ont été publiées ensemble qu’une seule fois (jusqu’en 1610) sous l’intitulé suivant:
Adición de los siete libros de la Diana de Georg. de Montemayor, Pamplona, T. Porralis, 1578” (t. I: 182). Les
cinq réimpressions de la traduction de Colin donnent une idée suffisante du succès de la pastorale
espagnole en France au XVIe siècle.
On peut en dire autant du roman picaresque: le Lazarillo espagnol (1554), qui ne fut pas bien
accueilli dans la première traduction de 1560, trouva en revanche un énorme succès dans celle de
Lambert 1561, avec huit réimpressions jusqu’à 1598.
On pourrait continuer cette revue avec les voyages en Espagne, et les récits qu’en tirèrent
Laurent Vital, 1517, et Brantôme, 1564; ou encore avec les traités d’histoire de l’Espagne (comme
celui de Louis Turquet, sieur de Mayerne, en 1587). Elle pourrait être largement complétée, et
augmentée d’exemples concernant les échanges avec d’autres langues romanes (le sarde, l’occitan et
le roumain); il n’en est pas besoin pour montrer que les tensions politiques et militaires ne sont jamais
parvenues, dans ce XVIe siècle pourtant si mouvementé, à éviter les déplacements linguistiques et
littéraires en Europe méridionale.
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