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L’encyclopédieenligneWikipédia,toutlemondel’utilise,toutlemondes’en
inspire,maispersonnenesaitquil’alimente.Vousallezenfinsavoirquisont
ces mystérieux bénévoles.
LES NOUVEAUX E
iche de 23 millions d’ar-
ticles. Quatre fois plus
fournie que la célèbre
Encyclopædia Britanni-
ca. Et numéro un des
résultats sur Google.
Wikipédia a réussi, en
un peu plus d’une dé-
cennie, à s’installer
dans le quotidien de
tous. Son atout décisif? L’encyclopédie
collaborative est actualisée et corrigée
en permanence car tout lecteur est un
rédacteur ou correcteur potentiel. Sur
les 25 millions de personnes qui vi-
sitent le site chaque jour, ils sont
75.000 à mettre la main à la pâte. Qui
sont-ils donc? Le contributeur type est
un geek de 26 ans préservé d’obliga-
tions familiales et qui consacre 4,3
heures par semaine à cette activité. “Il
s’agit pour la plupart d’étudiants, d’en-
seignants ou des personnes dans le
métier de la recherche”, observe Emma-
nuel Wathelet, chercheur à l’UCL Mons
dont la thèse porte sur la gouvernance
de Wikipédia.
Dans les faits, on a plutôt affaire à Mon-
sieur et Madame Tout-le-Monde, des
Wikipédiens de tous âges, aux dadas
éclectiques. “Si mes sujets de prédilec-
tion sont liés au féminisme et aux ques-
tions d’identité sexuelle, j’interviens
aussi dans des articles sur la culture
russe, la cuisine ou mes groupes de
rock préférés”, explique Charlotte, 21
ans, étudiante en traduction, qui contri-
bue plusieurs fois par semaine. Marc,
musicien et papa de deux enfants,
s’intéresse en toute logique à la scène
musicale belge et à l’art contemporain,
tandis que Didier, informaticien et
apôtre du logiciel libre, met, lui, un point
d’honneur à approvisionner Wikipédia
de photos perso prises à des manifes-
tations ou dans des lieux qu’il a visités.
Jean, 66 ans, privilégie les sujets dont
il est spécialiste: la philo, qu’il ensei-
gnait, mais aussi la littérature, la théo-
logie et l’histoire.
AUTEURSETPATROUILLEURS
Rares sont cependant les courageux,
comme ce professeur retraité, qui rédi-
gent des articles entiers. Une tâche qui
peut prendre plusieurs heures. “L’écri-
ture n’est pas un exercice facile”, admet-
il humblement. La plupart se conten-
tent dès lors de jouer les simples - mais
précieux - “patrouilleurs”: ils corrigent
les fautes d’orthographe, vérifient les
ImageGlobe
ACTUALITÉS LES PERSONNAGES
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X ENCYCLOPÉDISTESmodifications d’anonymes, ajoutent les
sources manquantes, traquent le “cy-
bervandalisme”… Grâce à eux, les er-
reurs restent rarement en ligne plus de
quelques heures. Forcément, une telle
ruche nécessite aussi des chefs d’or-
chestre, qui prennent en charge la créa-
tion de règles, la résolution de conflits
ou la fermeture de pages. “Ceux qui
sont actifs dans l’organisation interne
sont des gens bardés de diplômes, ce
qui relativise grandement l’idée d’une
encyclopédie d’amateurs, détaille
Emmanuel Wathelet. Ceux qui contri-
buent sont généralement des experts
dans leur domaine.”
Un gage de qualité renforcé par le pro-
cessus infini de correction mutuelle
entre contributeurs. Et lorsqu’un dé-
saccord intervient entre eux, ils
passent sur la page de discussion
dédiée à l’article pour tenter d’aboutir
à un consensus, après confrontation
des points de vue. “Sur Wikipédia, il y
a un goût certain pour les joutes ver-
bales, l’argumentation, le plaisir rhéto-
rique”, reconnaît Emmanuel Whatelet.
Résultat, les pages de discussion
s’étalent sur des kilomètres d’écran,
dans les tréfonds du web.
STAKHANOVISTES
BÉNÉVOLES
Et si, en dépit de ces palabres, on
échoue à aboutir à un compromis? On
recourt alors au vote, à une médiation,
voire carrément à un comité d’arbitrage.
“Les Wikipédiens sont plutôt procédu-
riers”, reconnaît Charlotte, à qui il arrive
de consacrer plusieurs heures à une
correction. Et si tout se déroule dans
une extrême courtoisie, l’accouche-
ment d’un article peut se faire au for-
ceps. C’est chronophage et forcément
usant. De quoi se demander ce qui
pousse ces Wiki-masos à se montrer
stakhanovistes. Pas l’appât du gain en
tout cas, l’activité étant totalement bé-
névole. Leur réponse, les Wikipédiens
la donnent en chœur: “Apprendre et
partager librement des savoirs”. Un
juste retour des choses, en fait: “J’uti-
lise Wikipédia comme tout le monde,
cela me semble donc normal de retour-
ner aussi, quand je le peux, une partie
de l’information, estime Didier. Mieux:
La vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille sur Wikipé-
dia.Parfois,lesdébatsentrecontributeurstournentauconflit.
On opte alors pour une solution radicale, comme bloquer l’un
ou l’autre Wikipédien rétif. Une mésaventure qu’a subie José,
écarté du Wikipédia francophone pendant trois ans. Sa faute?
Un trop grand enthousiasme à souligner l’autonomie de la
Wallonie. Et un entêtement coupable à utiliser le mot “Wal-
lonie”,pasassezneutrepoursescontradicteurs(desFrançais,
principalement)qui,sebasantsurlaConstitution,préconisent
l’emploi de “Région Wallonne” ou, plus simplement, de la
mention “Belgique”.
“Des gens extrêmement virulents me surveillaient constamment.
Celadevenaitimpossible,aussibienpourmoiquepourWikipédia.
Les conflits étaient trop graves. Un administrateur a fini par me
bloquer.” Après un exil sur le Wikipédia anglophone, José est
revenu à ses premières amours. Sous un autre nom et déter-
miné à ne plus parler d’un sujet trop controversé.
ENTÊTÉ? BLOQUÉ!
j’estime qu’information et connaissance
doivent être partagées. C’est ainsi que
l’on progresse, en voyant d’abord ce
que d’autres ont fait. Histoire de ne pas
avoir à réinventer la roue…”
Tous partagent un même socle de va-
leurs: proche du savoir gratuit, loin de
l’internet marchand. Philanthrope, le
Wikipédien? “Je suis archiconvaincu
que mes vingt ans de scoutisme ont
contribué à mon esprit communau-
taire”, affirme Christophe, qui a d’ail-
leurs pris le pseudo “Moosh” en réfé-
rence à son totem. Et comme dans
toute communauté, le sentiment d’ap-
partenance et la reconnaissance sont
loin d’être futiles. “Ces considérations
priment sur la réputation ou la fierté
d’avoir écrit beaucoup d’articles”,
confirme Emmanuel Wathelet. Même si,
comme le souligne Charlotte, “les
contributeurs les plus actifs, les plus
anciens et les plus diplomates restent
les plus respectés”. Manifestement,
l’encyclopédie collaborative est aussi
celle du savoir-vivre.
hPierre Scheurette (st.)
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