1. Zola et l'écriture de l'histoire
Autour de La Fortune des Rougon
Ostinato
Lorsqu'à la fin des années 1860, Zola entreprend d'écrire l'histoire du Second Empire, ce régime dont
il est un farouche opposant, il ignore que le dénouement est si proche et qu'il fera en fait, dans la série
de romans qu'il programme, le « tableau d'un règne mort », selon l'expression qu'il emploie dans la
Préface de La Fortune des Rougon1
, préface écrite après la parution en feuilleton et aussi après la
débâcle et la Commune2
. Mais qu'il s'inscrive dans la persdpective contemporaine du satiriste ou dans
celle censément plus distante de l'historien, il n'écrit l'histoire que déplacée ou transposée en recourant à
diverses figures la métaphore, la métonymie, la synecdoque particulièrement dans une vaste
construction allégorique , où les tropes occupent des rôles de subordonnés. C'est que se pose au
poéticien et au théoricien de la littérature qu'il est devenu durant ses années de journaliste et de
chroniqueur, une série de problèmes : le premier de ses questionnements porte sans doute sur l'histoire
ellemême, qu'il envisage d'abord comme une histoire des mœurs suivant le modèle balzacien, mais
qu'il tend en fait à naturaliser, à lire à travers des représentations naturelles. Le second tient à la finalité
de l'écriture ellemême : l'histoire n'est peutêtre que secondaire et seulement en apparence à l'origine
du projet des RougonMacquart. C'est donc sur ce projet qu'il faut en premier lieu revenir à travers
l'étude des textes préparatoires que sont les « Différences entre Balzac et moi », les « Notes générales
sur la marche de l'œuvre » et les « Notes générales sur la nature de l'œuvre »3
.
Projets
Dans ces trois textes fondamentaux sont posés un certain nombre de principes :
Je ne veux pas peindre la société contemporaine, mais une seule famille, en montrant le
jeu de la race modifiée par les milieux. Si j'accepte un cadre historique, c'est uniquement
pour avoir un milieu qui réagisse4
; de. même le métier, le lieu de résidence sont des
milieux. Ma grande affaire est d'être purement naturaliste, purement physiologiste. [...] Je
ne veux pas comme Balzac avoir une décision sur les affaires des hommes, être politique,
philosophe, moraliste. Je me contenterai d'être savant, de dire ce qui est en en cherchant les
raisons intimes. Point de conclusion d'ailleurs. Un simple exposé des faits d'une famille, en
montrant le mécanisme intérieur qui la fait agir. (« Différences... », V, p. 1737)
1 Je renvoie à ce propos aux remarques de P. Pellini dans son article : « "Si je triche un peu" : Zola et le roman historique », Les
Cahiers naturalistes, n° 75, 2001, p. 728.
2 Voir sur ce point les hypothèses de David Charles dans l'article : « La Fortune des Rougon, roman de la Commune », à paraître dans
Romantisme, 1er
semestre 2005.
3 Ils figurent dans le tome V de l'édition de la Pléiade des RougonMacquart (Gallimard, « coll. de la Pléiade », 1967, p. 1736 et sq.).
Ce sera notre édition de référence pour Les RougonMacquart, dont les titres, suivis du numéro de tome et de la page, seront
désormais indiqués dans le corps du texte.
4 C'est Zola qui souligne.
1
2. Ce texte capital expose nettement le dédain du romancier pour l'histoire : l'histoire est accessoire, elle
constitue, à l'égal d'autres facteurs contingents (« métier », « lieu de résidence »), une simple caisse de
résonance, ce qu'il nomme, par référence à Taine, un « milieu » avec lequel le personnage ou la
situation romanesque entrera en réaction. Zola y souligne en outre ce glissement de « l'histoire
contemporaine » à « une seule famille », laissant de la sorte entendre ce qu'il énoncera beaucoup plus
nettement dans d'autres textes le paradigme (en même temps que le champ d'expérimentations
privilégié) qu'est la famille au regard de la société dans son ensemble. Autrement dit, le groupe familial
offre une vision de la société en réduction, il la reflète et contient toutes ses tendances les plus
profondes. En cela la famille offre de la société une représentation tout à la fois analogique et
synecdochique, ce que confirment les « Notes générales sur la marche de l'œuvre » :
La caractéristique du mouvement moderne est la bousculade de toutes les ambitions, l'élan
démocratique, l'avènement de toutes les classes [...]. Mon roman eût été impossible avant
89. Je le base/donc sur une vérité du temps : la bousculade des ambitions et des appétits.
J'étudie les ambitions et les appétits d'une famille lancée à travers le monde moderne,
faisant des efforts surhumains, n'arrivant pas à cause de sa propre nature et des influences,
touchant au succès pour retomber, finissant par produire de véritables monstruosités
morales (le prêtre, le meurtrier, l'artiste). Le moment est trouble. C'est le trouble du moment
que je peins. (ibid., p. 1738)
C'est encore d'une observation générale (« La caractéristique du mouvement moderne est la
bousculade de toutes les ambitions », « Le moment est trouble ») que part le romancier. La famille est
donc étudiée en relation avec ce constat, dont elle va servir à illustrer la validité. Partant, son
exemplarité est à la fois historique (la référence à 1789 l'atteste), politique (« l'élan démocratique »),
sociale et morale. L'écrivain poursuit en effet en insistant sur les influences conjuguées de l'époque et
du milieu : « C'est dire que cette famille née dans un autre temps, un autre milieu, ne se serait pas
comportée de cette façon » (ibid., p. 17391740). La détermination sociohistorique est ainsi réaffirmée.
C'est la démocratie qu'analyse très bien Zola, démocratie qu'il assimile à un élan, qui est dynamique,
poussée, mais aussi, sous le règne de Napoléon III, déchaînement :
L'empire a déchaîné les appétits et les ambitions. Orgie d'appétits et d'ambitions. Soif de
jouir, et de jouir par la pensée surmenée, et par le corps surmené. Pour le corps, poussée du
commerce, folie de l'agio et de la spéculation ; pour l'esprit, éréthisme de la pensée conduite
près de la folie [...]. Fatigue et chute : la famille brûlera comme une matière se dévorant
ellemême, elle s'épuisera presque dans une génération parce qu'elle vivra trop vite. (ibid.,
p. 17401741)
La métaphore du corps social se combine avec la conception énergétique de l'être humain et la thèse
organiciste, que Balzac a illustrées tout au long de La Comédie humaine. Dans Physiologie du mariage,
en 1829 il affirme ainsi, suivant en cela Bichat, que « l'homme a une somme donnée d'énergie »5
et le
5 Physiologie du mariage, La Comédie humaine, Gallimard, « coll. de la Pléiade », éd. de P. G. Castex, t. IX, p. 1027. Je renvoie sur
la question de l'organicisme de Balzac au livre de J.L. Cabanès : Le Corps et la maladie dans les récits réalistes (18561893),
2
5. situations dans lesquelles ils sont plongés, comme à des éléments de démonstration. C'est donc un
paradigme de composition et d'écriture que constitue l'allégorie, qui ressortit à ce projet de transparence
propre au naturalisme du moins au naturalisme théorique. Car c'est aussi un mode de lecture
qu'impose l'allégorie qui ne vaut que si le lecteur va audelà du sens littéral et dépasse la fable pour en
extraire le sens. À ce titre, c'est un pari éthique que formule le romancier, affirmant à la fois la nécessité
de « raconter » et sa volonté d'expliquer et de démonter les rouages. La vocation explicative du roman
zolien qui explore les dessous, se penche sur « la bête humaine » et suit les combinaisons de l'hérédité
(suivant les théories de la médecine et du temps, et notamment le livre de Prosper Lucas) trouve dans
l'allégorie et la batterie de tropes qu'elle emploie la forme susceptible de servir son dessein.
C'est une véritable grammaire du récit, grammaire au sens où chaque trope occupe une fonction, que
met en place l'allégorie. Dans le vaste déplacement qu'elle opère, elle se doit en effet de recourir aux
figures de la contiguïté et de l'inclusion, qui peuvent permettre d'établir des rapports de ressemblance
ou d'inclusion qui n'exclut d'ailleurs pas la métaphore. C'est ainsi, pour évoquer la synecdoque,
doublée en fait d'une analogie, que le romancier raconte la grande histoire en petit, en la déplaçant dans
l'espace (de Paris à Plassans) et en la rabaissant (le coup d'État y devient la conquête d'une mairie et
d'une place de receveur particulier). Ce double transfert relève d'un propos satirique et burlesque, qui
consiste, aisément, à dénier toute grandeur et tout héroïsme à l'entreprise de LouisNapoléon Bonaparte.
Les avanttextes de La Fortune des Rougon posent très clairement la volonté de raconter, sur le mode
analogique, le coup d'État de LouisNapoléon Bonaparte. Ainsi Zola notetil dans le troisième plan
détaillé :
À la fin dire : Le coup d'État venant décidément de fonder la fortune des Rougon. Ce fut
leur fortune. À l'heure où la race des Napoléon, [affamée], <avide> de puissance, remontait
brutalement sur le trône, [les] <la race des> Rougon se fondait, commençait à pouvoir
satisfaire ses appétits. Sans doute, il y avait dans l'air quelque chose, qui appelait les
affamés, le règne allait être le règne de l'assouvissance, etc., etc. (f° 24).
Ou encore : « Au réveil, Plassans est sauvé, comme Paris le 4 décembre. Il y a du sang dans les rues.
Deux ou trois hommes tués. Les sceptiques ont tremblé Rougon est un libérateur. L/a/'esprit infernal
de Félicité s'est rencontré avec Napoléon »13
. Et il s'enjoint enfin : « Finir par une comparaison avec les
Bonaparte, et par les trois taches de sang » (f° 2914
). Il s'agit bien de parler à Plassans de ce qui se passe
ailleurs, de transférer et de concentrer en petit les grands événements parisiens15
.
La loi de l'universelle répétition
La Fortune des Rougon raconte en effet comment se fonde un empire, dans le sang, celui de
quelques insurgés et idéalistes républicains, mais du point de vue familial : le sang, chez Zola, est avant
tout celui des ancêtres et des descendants, autant que celui de l'hérédité qui lui permet d'inventer une
13 F° 27 du manuscrit de La Fortune des Rougon, éd. critique de Gina Gourdin Servenière, Genève, Strategic Communications SA,
1990, p. 528.
14 Ibid., resp. p. 526 et 529.
15 Je renvoie à ce propos à mon article : « La Fortune des Rougon : genèse des Origines » (Zola à l'œuvre, G. Séginger éd., PUS, 2004,
p. 109119)
5
7. Fortune des Rougon, le miroir sert d'emblème à la relation des deux frères et à l'exercice de la politique.
La glace brisée dit l'irrémédiable fracture entre la branche légitime et la branche bâtarde et fonde
l'épopée glorieuse de la famille Rougon :
Le malheur arrivé à la glace balança dans la sympathie de ces messieurs l'héroïsme de
Rougon. Cette glace devenait une personne, et l'on parla d'elle pendant un quart d'heure
avec des exclamations, des apitoiements, des effusions de regret, comme si elle eût été
blessée au cœur. C'était le bouquet tel que Pierre l'avait ménagé, le dénouement de cette
odyssée prodigieuse. [...] On refaisait entre soi le récit qu'on venait d'entendre, et, de temps
à autre, un monsieur se détachait d'un groupe pour aller demander aux trois héros la version
exacte de quelque fait contesté. Les héros rectifiaient le fait avec une minutie
scrupuleuse ; ils sentaient qu'ils parlaient pour l'histoire. (Fortune, I, p. 239)
Cette personnification de la glace, seule victime retenue par « l'histoire » du combat fratricide, suffit
en effet à signifier et l'universelle répétition et la déréalisation globale des faits historiques. Le lecteur a
vu peu auparavant les deux frères se carrer successivement dans le même fauteuil, celui du maire, et
Rougon aller jusqu'à reprendre la déclaration que son frère, républicain, avait rédigée22
, démonstration
probante de l'équivalence entre propos et postures politiques. L'ironie zolienne gît dans le parallélisme
des attitudes et des discours : il suffit que quelques mots dans la déclaration soient modifiés, pour qu'on
bascule du républicanisme au bonapartisme autoritaire23
. Il suffit également qu'un couard fasse la
preuve d'une audace infime pour devenir un « héros ». L'emblème du miroir se charge d'énoncer
l'identité, d'autant que viennent aussi s'y refléter d'autres figures historiques (César, Brutus, Napoléon
Ier
), au point que la répétition en devient infinie et que toutes les époques et tous les césarismes en
viennent à se superposer : il n'y a pas d'issue possible, comme dans ces brasseries où les glaces se font
face et multiplient leurs reflets. Rougon « saluait à gauche, à droite, avec des allures de prince
prétendant dont un coup d'État va faire un empereur » (I, p. 231) : la leçon est claire.
L'emblème24
du miroir sert donc à dire l'inanité des faits et dénonce l'insignifiance globale de
l'histoire. Le conflit n'est que celui de deux individus dominés par des « appétits », en fait jumeaux et
unis par la loi de la similarité : le biologique énonce ainsi la règle de répétition, commune en somme à
la nature et à l'histoire. Le miroir est, dans l'œuvre, l'emblème qui signifie cette règle et qui devient
actant dans la scène de la mairie. Il inaugure en outre toutes les représentations de l'imitation, dont le
22 La Fortune des Rougon, t. I, p. 225230.
23 « Habitants de Plassans, l'heure de l'indépendance a sonné, le règne de la justice est venu... » devient : « Habitants de Plassans,
l'heure de la résistance a sonné, le règne de l'ordre est revenu... » (resp. p. 226 et 230).
24 J'entends ici l'emblème comme une image où se concentre le sens et qui est donc à à la fois plus éloquente et plus aisément
déchiffrable par le lecteur. Je rappellerais à ce propos l'analyse d'A. Compagnon qui établit un parallèle entre l'emblème et l'allégorie
(il s'agit plutôt ici de placer l'emblème parmi les armes de l'allégorie) : « Toute la problématique de l'allégorie était celle de son
déchiffrement, comme d'un mystère dont la lecture aurait eu la faculté de pénétrer le sens [...] Le signifiant allégorique se donnait à
voir tout en cachant du signifié en réserve et en désignant son existence, le signifiant emblématique sera tout vu, il n'aura de signifié
que virtuel » (La Seconde main ou le travail de la citation, Le Seuil, « coll. Poétique », 1979, p. 259). Dans la terminologie que
j'utilise ici maladroitement sans doute, l'emblème implique un processus de signification dense, aisé et en même temps épuisable : il
ne garde rien en réserve, lorsque l'allégorie au contraire ne se résout jamais totalement. Je me place ainsi bien sûr, et dans la lignée de
la réflexion d'A. Compagnon, aux antipodes de la critique romantique de l'allégorie comme conventionnelle, claire et finie.
7
9. à deux groupes de personnages distincts, les Faujas et les Trouche, qui occupent la même maison.
Il s'agit d'un procédé de redoublement à valeur didactique : le romancier redit la loi du désir, la quête
du pouvoir à travers plusieurs histoires, en les concentrant dans plusieurs objets, euxmêmes
hiérarchisés. La loi de la répétition sera réaffirmée deux romans plus loin, dans Son Excellence Eugène
Rougon, qui dira les inlassables séances de l'Assemblée et verra le ministre en disgrâce faire sans fin
des réussites28
... De même le désir de pouvoir et l'appétit matériel sera réparti entre le ministre et sa
« bande » de clients, tous unis cependant par le même déchaînement des appétits.
Variations donc sur le même thème. Le lecteur des RougonMacquart a ainsi souvent l'impression
que c'est toujours la même fable qui lui est racontée. L'histoire en effet est accessoire, puisque le
romancier nous parle avant tout de l'humain dans ce que Jean Borie a bien nommé une « anthropologie
mythique »29
. C'est ainsi que la nature fait toujours retour, comme la pulsion de meurtre dans le corps
du criminel Lantier : les poiriers monstrueux du cimetière sont là, aux premières pages du cycle, pour
dire la vigueur naturelle. Plus loin, ce seront les crises de Tante Dide et ses malédictions contre sa
« portée de loups », la folie de Mouret qui, comme un animal furieux, met le feu à sa maison, toutes ces
marques de la fêlure30
et des irrépressibles irruptions de la bête qui mettent à nu les mensonges de
l'histoire et les illusions de son écriture. La causalité historique ne peut tenir face à la voix de la
sauvagerie, qui renie toute causalité et dénie toute explication. Les milliers de pages des Rougon
Macquart ne sont écrites que pour oblitérer cette voixlà. La naturalisation de l'histoire témoigne de la
prévalence du modèle biologique sur tout autre, et par là même énonce une rationalité problématique.
Zola qui affirme en 1866 que « tout a une cause » se confronte à l'inintelligible. C'est peutêtre ce que
son écriture de l'histoire, qui empile et superpose des faits dans un prodigieux jeu de reflets, à la fois
masque et dévoile.
Éléonore REVERZY
Université Marc BlochStrasbourg II
28 Le romancier avait ainsi prévu dans l'Ébauche un roman qui pourrait « continuer encore », à l'image du fonctionnement de la vie
parlementaire : « Le livre ne se dénouera pas par un drame. Il s'arrêtera quand j'aurai fini. Mais il pourrait continuer encore. J'y
mettrai plus de souplesse encore que dans les autres. Je chercherai moins que jamais à raconter une histoire. J'étalerai une simple
peinture de caractère et de faits » (Son Excellence, t. II, p. 1498).
29 J. Borie, Zola et les mythes, ou de la nausée au salut, Le Seuil, « coll. Pierres vives », 1971.
30 Je pense à la belle étude de G. Deleuze : « Zola et la fêlure » (Logique du sens, Minuit, 1969).
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