Chapitre V- Vers une réalisation de l'art-3- La grande utopie
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“ CHAPITRE V
Vers une réalisation de l’art
2- Un art au service de l’industrie
- Naissance de l’esthétique fonctionnelle
- D’un siècle à l’autre
3- La grande utopie
- Le mythe du Bauhaus
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fondée par le Werkbund, et qui va être développée par le Bauhaus et le
constructivisme russe. Toutefois, on doit voir ses débuts avec l’Ecole de
Chicago, et même ses origines, avant le siècle des lumières, pour saisir ses
tâtonnements, sa conception et sa nécessité dans l’ère industrielle.
Naissance de l’esthétique fonctionnelle
Dans l’Exposition Universelle de 1889, tenue à Paris, à travers la production
étalée au public, on assiste encore à ces rapports tendus entre l’artisanat et
l’industrie. Une production issue du travail manuel dans un renouvellement
conçu par les protagonistes du mouvement Arts and Grafts est exposée à
côté d’une production mécanisée en série conçue par les industriels. Une
tour de fer, fraîchement érigée pour cette exposition par l’ingénieur Gustave
Eiffel, domine la ville de Paris, par son allure gigantesque, proclamant, avec
la grande audace de son auteur, le grand élan de l’esthétique fonctionnelle
et du progrès.
Pour certains, les origines de cette esthétique nouvelle qui s’épanouit avec la
fondation du design, remontent à la révolution industrielle et à la naissance
de la production mécanisée. Le design, en lui-même, comme art, comme
discipline et comme produit, est issu de la tentative des réformateurs, tels
William Morris, d’imaginer à l’artisanat un nouvel élan dans la création des
produits. Ce fut un échec à cause du caractère artisanal de la fabrication
qui l’entravait. Mais avec ces promoteurs, le design artisanal est né.
Néanmoins, les conceptions de Morris et de Ruskin ont eu des conséquences
fondamentales sur le développement de cette vision.
Toutefois, on doit souligner l’étendue de cet art né avec la machine. Le mot
anglais « design » signifie à la fois conception et mise en forme, c’est-à-dire
le dessin d’un objet et sa réalisation.
Dans un sens plus profond, les conceptions artistiques assimilées à ceux
de la science et de l’industrie, se synthétisent dans la réalisation de l’objet
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moderne. En optant pour une science utile et appliquée à l’industrie, la
bourgeaisie opte aussi pour un art utile appliqué à sa machine. Ainsi, sont
mis en évidence les arts mineurs, les arts décoratifs et les arts appliqués,
avant même l’Art nouveau.
Dans leur ouvrage, « Design du XX° siècle», Charlotte et Peter Fiell écrivent:
« Défini dans son sens le plus large comme la conception et la réalisation de
tous les produits fabriqués par l’homme, le design se veut essentiellement
un instrument d’amélioration de la qualité de la vie ».
Comme on voit, en marginalisant la poésie et la peinture qui n’ont pas suivi
son système, des arts pourtant précurseurs dans la création du goût et dans
l’expression de la vie, la bourgeoisie européenne a récupéré les moyens
pratiqués par Morris, et en les adaptant à la machine, elle crée un nouveau
art, le design, qui, estime-t-elle, va révolutionner tout un mode de vie. Le
designer, qui supplante le poète et le peintre indociles et provoquants,
surtout après la révolution romantique, devient le maître incontesté du
style et de la mode, même nouvellement recruté dans cette vie industrielle,
comme instrument efficace de l’essor économique. Son travail n’a plus de
limite, il peut être aussi bien le concepteur d’un avion que le dessinateur
d’un bijou ou d’un jouet.
La société contemporaine devant laquelle tant de produits du design
s’offrent à elle et s’étalent, dans un trouble sans précédent, oublie que ces
objets sont le résultat d’une longue histoire, débutant avant le siècle des
Lumières. Déjà, en 1528, Baltassare Castiylione écrit dans le « Courtisan
» : «Quelques que soient les choses que vous étudiez, vous découvrirez
toujours que celles qui sont bonnes et utiles sont aussi douées de beauté ».
En 1779, on assiste au premier pont métallique, sur le Severn, en Angleterre.
James Walt invente sa machine à vapeur en 1782. Le mètre et le Kilogramme
sont choisis comme étalons universels en 1799, et la commercialisation des
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boîtes de conserve en fer blanc est devenue courante en 1812. Le design est
déjà né, sans un nom précis, mais à travers des inventions utiles.
Je continue cette chronologie brève mais très utile au développement du
design et de sa commercialisation. En 1835, Samuel Colt invente le revolver
à pièces interchangeables ; en 1851, Isaac Singer commercialise la première
machine à coudre. En même temps, Sir Joseph Paxton construit le Crystal
Palace pour la première Exposition Universelle, à Londres, annonçant par-là
l’introduction des charpentes métalliques et du verre dans l’architecture. En
1852, et à New York, Emile Loubat met en usage le premier tramway avec
rails encastrés. En même temps, à Paris, le baron Hausmann entreprend
les travaux de transformation, et une année après, Louis Pierre Baltard
commence la construction des Halles à Paris, une gigantesque construction
à charpentes métalliques, à l’instar de Crystal Palace, et que Zola va éterniser
dans son roman « Le Ventre de Paris ». En 1855, comme pour satisfaire
aux besoins de l’industrie, de l’architecture et du design, Henry Bessemer
invente le procédé pour la production en masse d’un métal recherché pour
sa résistance : l’acier. En même temps, s’inaugurent la deuxième Exposition
Universelle, et la construction du Palais de l’Industrie, à Paris.
Plus tard, en 1873, Remington réalise et commercialise la machine à écrire,
et deux ans plus tard, Thomas Edison met au point le microphone, le
photographe et la lampe à incandescence. Quant à Alexandre Graham Bell,
il invente le téléphone en 1876.
Il paraît normal qu’en canalisant la chaîne de production, la révolution
industrielle se heurte, dans un conflit violent, aux traditions. C’est pourquoi,
à la première Exposition Universelle, tenue à Londres, en 1851, le divorce
entre l’artisanat et l’industrie semble inéluctable, surtout que le siège
de cette exposition gigantesque, le Crystal Palace, réalisé par Paxton, est
vraiment une audace inédite : des éléments modulables, standardisés
et préfabriqués en verre et en fer, forment ce grand palais de l’industrie,
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réduisant ainsi l’architecture à une simplicité et à une sobriété jamais
atteintes.
Dans cette production nouvelle issue de la machine, dont nous avons cité
les premiers exemples, on peut distinguer trois catégories :
1. Tout d’abord, les objets nouveaux réalisés, pour la plupart, non pas
par des designers, mais par des mécaniciens inventifs, formés sur le
tas, comme Samuel Colt, inventeur du révoluer à pièces interchan-
geables, Elisha K. Roth qui a fabriqué la première machine à coudre,
Henry Leland, inventeur de la machine à écrire, et Henry Ford qui a
réalisé et commercialisé la première voiture, la Ford T. Cette élite va
jouer un rôle fondamental dans le design naissant et sera à l’origine
de la production en série.
2. Ensuite, on remarque les ouvrages d’art, comme les ponts suspendus
métalliques et les barrages, réalisés par des ingénieurs du génie civil.
3. Enfin, on voit les objets déjà existants, issus de l’artisanat mais voués
à une modification structurelle pour la production en série, comme
le mobilier domestique et la quincaillerie.
Ainsi, avec l’ingénieur, l’architecte et le designer, s’élabore un nouveau
système économique et social orienté par l’industrie, dès la première moitié
du XIX° siècle, malgré les réticences des maîtres d’art, des artisans, de
certains artistes et intellectuels. A l’opposé de ceux-ci qui s’attachent encore
au travail manuel, les promoteurs de l’essor scientifique et de l’industrie se
réclament des Lumières et croient au remplacement de l’unité symbolique
du monde par un univers physique, ordonné et soumis à un déterminisme
dont l’homme est appelé à découvrir les lois. Le marquis Pierre Simon de
Laplace écrit en 1796 : « L’univers est un automate dont les mouvements
sont déterminés mécaniquement ».
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Ainsi est né le déterminisme qui va légitimer plus tard le fonctionnalisme.
S’opposant à l’évolutionnisme et au diffusionnisme, le fonctionnalisme, initié
tout d’abord par les anthropologues Bronislaw Malinowski et Readeliffe
Brown, est un courant qui pense que chaque élément de la culture est doté
d’une fonction distincte et harmonieuse avec les autres éléments, s’activant
comme un corps humain, ainsi que comme un corps social.
Alimenté par les idées et les méthodes de trois disciplines, l’anthropologie,
la psychanalyse et les sciences naturelles, ce courant de pensée est appliqué
par la sociologie, dont les prémisses se sont apparues dans les études
d’Emile Durkheim et Herbert Spencer : tout organe de la société a une
fonction précise, à travers laquelle s’établit la cohésion entre les individus.
Appliqué à l’architecture au début du XX° siècle, par l’Ecole de Chicago, le
fonctionnalisme pense que si les aspects fonctionnels d’un bâtiment sont
respectés, à savoir sa taille, sa masse et la résistance de ses matériaux,
l’ensemble sera automatiquement beau. Louis Sullivan, chef de file des
architectes de cette école, écrit en 1896, alors que l’Art nouveau est à
son apogée : « Toutes les choses ont dans la nature une forme, un aspect
extérieur, qui nous indiquent ce qu’elles sont, ce qui les distingue par
rapport à nous et entre elles (…)Il semble que la vie et la forme soient
un tout inséparable et que le sens de l’accomplissement soit dans cette
correspondance mutuelle (…) La forme suit la fonction ».
D’un siècle à l’autre
Avec la vision de Louis Sullivan, l’art risque d’être recalé en arrière. D’ailleurs,
les premières créations du design n’étaient que des tâtonnements; dans les
premières machines inventées et mises en circulation, on se préoccupait
particulièrement de la notion de la fonction, sans aucun souci pour la forme,
et elles étaient vraiment laides, comme des petits monstres.
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En refusant cette direction mécanique et industrielle de la forme, les
promoteurs de l’Arts and Crafts pensaient retourner à l’âge médiéval, où la
vie était humaine et homogène, où l’artiste et l’artisan vivaient en fidèles
compagnons. C’est cette relation intrinsèque entre l’art et l’artisanat qui
va être appréciée par le Werkbund, très attaché, lui aussi, à la culture et
à l’ambiance du travail multidisciplinaire et manuel au sein de l’atelier.
Ces deux grandes associations, anglaise et allemande, ont ainsi posé les
fondements du design rationnel, en unissant l’art et l’artisanat, en analysant
les possibilités de ces deux activités, tout en les orientant vers la production.
Toutefois, l’Arts and Grafs reste utopique dans sa vision et sa philosophie, ne
pouvant toucher la masse populaire, puisque ses produits étaient coûteux
et exclusifs. En travaillant avec l’industrie, en utilisant ses machines, le
Werkbund a pu résoudre certains des problèmes posés par l’architecture
et le design. Unissant dans la même sphère, architectes, artistes, artisans,
industriels et écrivains, il concevait et réalisait ses produits, selon des
méthodes rationnelles, visant le perfectionnement du travail de production.
Il est vrai que les idées nouvelles du XX° siècle étaient préparées au siècle
précédent, mais dans cette évolution, il y a une rupture inaperçue en cette
époque tourmentée par les agissements extérieurs.
Dans la continuité d’un siècle à l’autre, il y a la discontinuité dans les
destinées et les objectifs. De ce fait, on peut dire que l’Arts and crafts
appartient au XIX° siècle; il est resté attaché à la vision classique et à ses
valeurs, confronté en même temps aux grandes innovations de l’industrie.
Mal à l’aise, encore inadaptée aux audaces des inventeurs et au machinisme,
la société de cette époque restait troublée dans ses choix et dans son
mode de vie, mêlant le traditionnel, l’exotique et les nouveautés dans
un éclectisme étouffant, sans pouvoir trouver son identité et ses élans
dans ce bric-à-brac, surtout à la fin du siècle. Ce bric-à-brac multiforme et
indescriptible fut remarqué déjà dans la Grande Exposition Universelle de
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Londres, en 1851; le Crystal Palace, cette gigantesque serre de fer et de
verre, dernier cri de la modernité, n’avait abrité que des « curiosités », des
produits d’antiquité et de l’artisanat.
Le Werkbund, par contre, appartient au XX° siècle, à cette efferverscence
de l’art et de technique, voulant créer un équilibre conforme à son époque.
Optant pour une intégration dans la vie industrielle, les architectes et
les designers, et parmi eux, ceux du Werkbound, se sont orientés vers la
synthèse des activités qui concernent l’architecture et les produits de design,
vers la conception de la notion d’équipe, selon une formulation moderne. En
unissant les efforts et les tempéraments, dans une dynamique de groupe,
les promoteurs de Werkbund, ont pu unir les activités et les projets, non
selon une hiérarchie classique, mais selon une égalité moderne.
Grâce à cette association, la synthèse des arts fut orientée au service de
la vie industrielle. Développer cette synthèse, en créant un mode de vie
propre à la vie industrielle, tout en valorisant toutes les activités humaines
qui œuvrent pour l’avenir sera effectué par le Bauhaus.
Les promoteurs de cette école ont rêvé d’un monde utopique basé sur
l’équilibre entre l’art, l’artisanat et l’industrie. Sous le poids terrible des
agitations politiques et sociales du moment, les concepteurs russes, comme
les Allemands, rêvent de ce monde; ils rêvent surtout d’un monde construc-
tiviste au service de la révolution prolétarienne. En embrassant l’idéologie,
l’art perd, ainsi, son autonomie.
Tout comme les Russes, les concepteurs américains ont rêvé d’un monde
dynamique, aérodynamique même, mais au service d’une autre idéologie,
tout à fait différente, antagonique même, malgré le rétablissement du
Bauhaus, en Amérique, sous le nom du new-Bauhaus.
Le point commun entre ces concepteurs de l’architecture et du design,
qu’ils soient fonctionnalistes allemands, constructivistes russes ou
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«aérodynamiques» américains, est le rêve. La grande utopie. Un monde
idéal pour une société idéale. Ne s’agit-il pas ici, aussi d’une sublimation de
cette angoisse métaphysique qui agite le XX° siècle ?
3- La grande utopie
L’art entre les deux guerres, et même au-delà, jusqu’aux années 1950, que
se soit en Europe ou aux Etats-Unis, est caractérisé par son délire. Dada,
surréalisme, abstraction lyrique et expressionnisme abstrait, tous ces
mouvements artistiques ont été agités par les passions du monde intérieur,
par une révolte culturelle contre les conflits armés et l’absurdité de la guerre.
Pour les artistes européens, le monde est à refaire avec une nouvelle vision,
de nouvelles valeurs et une nouvelle esthétique. Un art tendu de plus en
plus vers l’expression du nihilisme, du monde intérieur, de l’automatisme
et du lyrisme abstrait.
Pour les Américains qui viennent de découvrir l’art européen avec ses
novateurs avant-gardistes, il s’agit de faire « n’importe quoi », mais chercher
surtout un art américain fait par des artistes américains. Cette aventure
artistique s’est orientéevers l’abstraction lyrique et expressive, vers une
«fureur de vivre».
Entre les deux guerres aussi et même au-delà, jusqu’aux années 1950,
l’architecture et le design vivent eux aussi leur mutation. Pour les architectes
et les designers européens, il s’agit aussi, d’un monde à refaire, puisque la
première guerre a détruit des villes et n’a laissé que des décombres. Tout
un programme et tant de travaux d’urbanisme et d’architecture attendent
les commanditaires.
Pour ce monde à refaire, il s’agit pour l’architecte et le designer de trouver le
cadre convenable. Les promoteurs français, que ce soit avec l’Art nouveau ou
avec l’Art déco, sont restés très attachés aux traditions, tout en se penchant
sur la modernité. Ils sont restés, en outre, superficiels, sans grande théorie ni
10. 213
conception, axés surtout sur une mode et un style de vie de la haute classe,
voulant éluder les misères de la guerre et de la crise.
Les arts décoratifs et la grande ornementation qui caractérisent cette vision
nostalgique, ne sont plus en vigueur. Une nouvelle esthétique s’articule,
depuis le début du XX° siècle, et même avant, dans l’Art nouveau lui-même,
voulant épurerles formes. Né la même année que le cubisme, et engendré
par l’Art nouveau, le Werkbund s’est orienté, dès 1907, non seulement
vers l’épuration des formes et des volumes, mais aussi vers la fondation
de l’esthétique fonctionnelle. Cette nouvelle esthétique sera développée
amplement par le Bauhaus.
Le mythe du Bauhaus
Il est difficile de concevoir un tel contraste : dans une période de débâcle,
naît la subversion dans un pays neutre, et un art d’intégration dans un pays
assommé par la guerre. Dans sa destinée, l’art a toujours besoin d’un sang
nouveau pour évoluer, et ce ne sont que les grands élans qui produisent les
grandes créations. Ces élans peuvent être provoqués par des agissements
extérieurs, et c’est justement dans les périodes de trouble que ces élans
peuvent s’exalter et extérioriser toutes les énergies possibles.
La période de l’entre-deux guerres, dans sa débâcle et le défi de la relève,
a provoqué la naissance de deux visions, dont les germes sont semés
par l’industrie et le romantisme dans leur révolution éclatante et qui
dominent encore la vie artistique contemporaine, avec moins de nettelé, car
même cette subversion va être récupérée par la société de consommation.
La grande révolution de l’art contemporain jaillit de ces deux visions
antagoniques, l’une propre à la culture dans son élan contestataire, l’autre
propre à la civilisation dans son rationalisme constructiviste, vouées à la
cohabitation et même au dialigue au sein d’une atmosphère favorable.
11. 214
C’est ce que le Bauhaus est appelé à élaborer. Fondé en 1919 par l’architecte
Walter Gropius, issu de la fusion d’une Ecole des métiers d’art et d’une
Académie des Beaux-Arts, le Bauhaus est motivé, dès le début, par un idéal
artistique et social, opposé à l’académisme. Dans cette fusion même, Gropius
voulait égaliser l’artiste et l’artisan, d’une part, et préparer les élèves à un
enseignement rigoureux basé sur l’analyse systématique des formes, des
couleurs et des objets, d’autre part.
Dans la première proclamation publiée à Weimar en 1919, Gropius lança
l’appel pour une synthèse de tous les arts et tous les métiers d’art, autour
du bâtiment : « Architectes, peintres et sculpteurs doivent reconnaitre à
nouveau le caractère composite de cette entité qu’est le bâtiment. C’est
alors seulement que leur œuvre sera pénétrée de cet esprit architec-
tetonique qu’elle a perdu en devenant un « art de Salon ». Architectes,
sculpteurs, peintres : nous devons tous nous tourner vers les métiers…
créons une nouvelle guilde des artisans, débarrassée des distinctions
de classe qui élèvent une barrière arrogante entre l’artisan et l’artiste.
Ensemble, concevons et créons le nouveau bâtiment de l’avenir »…
Après la guerre, l’Allemagne avait besoin d’être reconstruite; l’architecture,
dans ce délabrement, reprit son importance fondamentale. Seulement,
Gropius, avec sa vision originale, voulait, avec cette organisation de l’espace,
créer « la structure de l’avenir », dans une grande dynamique de groupe. Il
voulait que l’art s’intègre dans l’industrie, mais aussi, que l’industrie s’intègre
dans l’art, dans un dialogue conforme au courant fonctionnaliste.
Pour donner l’élan à cette école révolutionnaire, Gropius fit appel à certaines
figures de l’avant-garde artistique européenne, des artistes de toutes
disciplines, comme enseignants. Jusqu’à 1928, le groupe du Bauhaus
comprenait : Albers, Bayer, Breuer, Feininger, Kandinsky, Klee, Moholy-Nagy,
Muche, Scheper, Schlemmer, Stoelzl, Schmidlt et Gropius.
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Avec le Bauhaus, l’artiste créateur a acquis un statut professionnel et
des moyens d’existence, et pour la première fois, un enseignement
artistique moderne se répand, où la théorie et la pratique se conjuguent
mutuellement, où les cours passent en atelier comme en usine, dans une
multidisciplinarité enrichissante.
La révolution positive du Bauhaus réside, tout d’abord, dans la multidisci-
plinarité qui ne connaît ni hiérarchie, ni nationalité, confiée à des artistes
novateurs en tant que concepteurs et pédagogues, que Gropius insiste à
les appeler « maîtres » (Meister). Kandinsky, Klee et Albers sont connus en
tant que théoriciens de la forme et de la couleur, Marcel Breuer, Ludwing
Hiberseimer et Mies van der Rohe ont des conceptions novatrices dans
l’architecture et le design, tandis que Johannes Itten, responsable des cours
préliminaires, a posé les assises d’une pédagogie artistique fondamentale.
Mais il y a aussi des créateurs polymorphes, comme Schlemmer, peintre,
scénographe pour le théâtre et la danse, qui s’occupait des fêtes et des
spectacles.
Sous la responsabilité de deux maîtres, l’un artiste, l’autre artisan ou
ingénieur, les cours se passaient en atelier et en usine; ils concernaient
les arts du métal, du verre, du bois, du textile, mais aussi d’architecture,
de photographie, de danse… Ces ateliers étaient de véritables ruches
de recherches conformes à l’amélioration des conditions de vie de la
population, tout en s’ouvrant aux réformes artistiques et techniques, de
telle sorte que le Bauhaus, dans son organisation multiforme, et dans un
contexte politique en pleine mutation, devient un espace où s’activent
l’atelier, l’usine et le laboratoire.
A travers ces recherches réalisées en produits sériels par les maîtres et les
élèves, le Bauhaus, dans son défi ambitieux, voulait ramener la paix dans le
monde, en instaurant un art fonctionnel que la société universelle pourrait
acquérir, sans aucune réticence. Les premiers travaux exposés en 1923
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eurent un grand succés, mais les conservateurs de Thuringe rompirent cet
élan ambitieux, ce qui obligea le Bauhaus à changer de ville.
A Dessau, ville industrielle, le Bauhaus vit le jour en 1925, dans une nouvelle
architecture, conçue par Gropius, conforme à la vision des maîtres, des
compagnons et à la sienne, un Bauhaus, toutefois, beaucoup plus politisé,
tourné vers le social, s’intéressant de plus en plus aux avantages de
l’industrie. Dessau manquait de logements, et Gropius, qui prônait l’indus-
trialisation de l’architecture, créa, en même temps, une cité à Dessau-Törten.
Ce penchant vers l’industrie au détriment de l’artisanat est dû sans doute à
l’influence de De Stijl. Dès 1921, Théo van Doeburg, membre fondateur de ce
groupe, établi à Weimar, donnait des conférences au Bauhaus, où il critiquait
son enseignement penché sur l’artisanat, et prônait, dans son élan construc-
tiviste, l’utilisation de la machine et l’industrialisation des produits créés. En
1922, Gropius modifia les objectifs du Bauhaus; «l’art et la technique, une
nouvelle unité», devint le mot d’ordre. Itten, le mystique, opposé à cette
réforme, quitta le Bauhaus en 1923, remplacé par Moholy-Nagy, le construc-
tiviste, qui devint responsable de l’atelier du métal et du cours préliminaire.
La devise du Bauhaus de Dessau cibla dans l’enseignement la productivité,
afin de contribuer au développement d’un habitat conforme à la société,
«de l’appareil électroménager le plus simple au logement complet», et à la
commercialisation des produits.
Pour se consacrer à ses projets d’architecture, Gropius démissionna en
1928, tout en proposant Hannes Meyer pour lui succéder dans la direction
de l’école. Désirant que le Bauhaus soit rentable économiquement et
autonome, Meyer fit progresser cette réforme, en poussant le travail vers des
créations rentables répondant aux besoins populaires, tout en privilégiant
une approche plus scientifique, au détriment de l’art. L’artisanat ne fut plus
qu’un souvenir.
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Seulement accusé de politiser l’école par ses activités procommunistes,
critiqué aussi par les professeurs dans son approche trop sociale de
l’enseignement, Meyer fut remplacé par Mies Van der Rohe, qui interdit
toutes activités politiques au sein de l’école en 1930. Malgré cette initiative,
les nazis restèrent aux abois, obligeant le Bauhaus, deux ans plus tard, de
quitter Dessau.
Berlin fut le dernier choix en Allemagne. L’école fut installée dans une
ancienne usine de téléphone, en tant qu’école privée, sous l’initiative de
son directeur, Mies Van Der Rohe. Elle ne survivra qu’une année. Le 19 juillet
1933, sous la pression de la Gestapo, le Bauhaus, cette ruche de créations,
ferma ses portes, la plupart de ses maîtres s’enfuirent aux Etats-Unis, et
toutes les œuvres furent détruites.
Cette dissolution du Bauhaus lui servira d’être répandu dans le monde.
Laszlo Moholy-Nagy devint le directeur d’un nouveau Bauhaus, à Chicago,
Mies van der Rohe prit la direction de l’Illinois Institute of Technology, et
Gropius, le fondateur du Bauhaus, accepta celle de la Graduate School of
design de Harvard.
Avec ces nouveaux directeurs, la vision du Bauhaus s’épanouira en style
international aux Etats-Unis, et dans le monde, à travers les nouvelles
écoles d’art et de design établies et qui s’inspirent de cet enseignement
révolutionnaire. Wolf on Eckard écrit que le Bauhaus « a créé les schémas et
établi les normes du design industriel actuel, il a contribué à l’invention de
l’architecture moderne, il a modifié l’aspect de tout, de la chaîse sur laquelle
vous êtes assis jusqu’à la page que vous êtes en train de lire ».
Cette ambition grandissante fut étouffée par les basses politiques nazies,
mais le Bauhaus restera par-dessus tout un mythe pour toute révolution
positive et constructive. Il lui suffit de quatorze ans de recherches
laborieuses et intensives, malgré les troubles politiques et policières,
malgré les déménagements d’une ville à l’autre, pour fonder, non seulement
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un enseignement artistique basé sur la théorie et la pratique, sur l’analyse
des formes et la réalisation des produits, mais aussi un courant esthétique
conforme à l’ère industrielle du moment, et même un style international.
L’enseignement du Bauhaus fut repris sous une forme radicale, à partir de
1955, à la Hochschule fur Gestaltung d’Ulm. L’ancien recteur de cette école
supérieure, Thomas Maldonado, formula, enfin, la première définition du
design industriel, acceptée à Londres officiellement en 1969, dans le congrès
du Conseil International des sociétés du Design Industriel (I.C.S.I.D) : «le
design est une activité créatrice qui consiste à déterminer les propriétés
formelles des objets que l’on vent produire industriellement. Par propriétés
formelles des objets, on ne doit pas entendre seulement les caractéris-
tiques extérieures, mais surtout les relations structurelles qui font d’un
objet (ou d’un système d’objets) une unité cohérente, tant du point de vue
du producteur que de celui du consommateur ».
L’utopie soviétique
Dès le début du XX° siècle, la remise en cause culturelle s’ouvre sur
l’épuration des concepts. Le monde de l’art s’est senti bouleversé par la
révolution abstraite. Née en Russie, puis en Allemagne, cette abstraction
moderne s’est disciplinée dès ses débuts, orientée par la rigueur théorique
de l’esprit iconoclaste vers la « construction », comme une manifestation
de la raison, comme une sublimation, en fait, de l’anxiété métaphysique
qui hante les âmes.
Dans cette volonté de « construire » un espace esthétique non-objectif,
l’artiste a compris qu’il est nécessaire d’inventer de nouvelles valeurs, et
qu’il est prêt à assumer cette responsabilité devant l’essor de l’industrie
qui déshumanise la vie, il s’acharne à créer, tout au moins au début, une
nouvelle spiritualité dans le règne de l’objet et de la machine.