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Faut-il avoir peur
de la technique?
Plan
1. La position technophile
a) Technique et humanité
b) Technique et nature
2. La position technophobe
a) Les dangers de la technique
b) La question de la neutralité de la technique
3. Le problème de la peur
a) L’heuristique de la peur
b) Critique des discours de la peur
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Introduction (1)
• De la technique aux systèmes techniques
Le mot « technique » vient du grec τέχνη (technè) qui désigne le savoir-
faire, l’habileté, la capacité à produire un objet en appliquant des règles
déterminées.
Une technique, c’est un moyen ou un ensemble de moyens mis en
œuvre par l’homme pour atteindre les fins qu’il vise.
Le concept de technique a donc une forte extension : il peut désigner
non seulement des procédés, mais aussi des objets plus ou moins
sophistiqués, du simple outil à la machine et au robot.
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Introduction (2)
L’extension du concept est si grande qu’on pourrait dire que « la »
technique n’existe pas. En fait, il y a des techniques. On peut faire trois
remarques préliminaires à ce sujet.
1) Les techniques sont omniprésentes. Quoi que nous fassions, quelle que soit
notre activité, quelles que soient les fins que nous visons, nous utilisons
toujours des techniques. Celles-ci nous accompagnent sans cesse dans
notre vie quotidienne. Elles sont littéralement partout.
NB : la technique ne se réduit pas à l’utilisation d’outils. Il y a des
techniques du corps (par ex., pour s’asseoir, pour nager) et même de
l’esprit (par ex., pour calculer, pour mémoriser).
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Introduction (3)
2) Les techniques évoluent sans cesse. Les techniques les plus anciennes,
supposées moins efficaces, sont généralement délaissées au profit des
techniques les plus récentes. Il y a donc une histoire des techniques,
laquelle détermine, à bien des égards, l’histoire des hommes.
Les sociétés humaines évoluent, en effet, au gré des inventions techniques.
Celles-ci ont un fort impact, en particulier, sur la manière qu’ont les
hommes de travailler. Les archéologues et les historiens s’appuient
d’ailleurs sur ces mêmes inventions pour établir et justifier leurs
périodisations. Notons enfin que c’est une certaine technique – à savoir,
l’écriture – qui a rendu possible l’histoire elle-même, qui marque le début
de l’histoire.
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Introduction (4)
3) Si on considère les techniques disponibles dans une société à un moment
donné, il apparaît qu’elles forment un système. Loin d’être isolées les unes
des autres, elles sont interdépendantes et fonctionnent en réseau. « Une
technique est toujours au carrefour de plusieurs autres. » (Jean-Pierre
Séris, La technique, p. 51)
Cette interdépendance des techniques apparaît en amont, au moment de
l’invention, mais aussi en aval, au moment de l’utilisation. L’invention
technique résulte généralement de la combinaison, voire de l’hybridation,
de techniques plus anciennes. En outre, pour fonctionner, l’objet technique
doit être relié à une multiplicité d’autres objets, lesquels constituent un
réseau. Ainsi, toutes les techniques s’entrecroisent, s’entremêlent.
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« Fardier à vapeur » de Joseph Cugnot (1771), Musée des
Arts et Métiers, Paris.
« En 1769, l’ingénieur militaire Nicolas Cugnot
construit le premier véhicule capable de
s’affranchir de la traction animale. Une chaudière à
vapeur alimente alternativement deux cylindres
installés de part et d’autre d’une unique roue
motrice. L’effort linéaire ainsi généré sur les pistons
est transformé en mouvement de rotation par un
système de roue à rochet (roue dentée qu’un
cliquet impose de faire tourner dans un seul sens).
Ce mécanisme, utilisé alors dans l’horlogerie,
autorise également un fonctionnement en marche
arrière. Les essais prometteurs d’un petit prototype
favorisent la réalisation d’un second fardier
susceptible de transporter 5 tonnes à 4 km/h. »
Source : https://www.arts-et-metiers.net/musee/fardier-vapeur
Le Fardier de Cugnot : la première automobile de l’histoire
« À la fin du 19e siècle, une invention vient
bouleverser la conception des immeubles :
l’ascenseur. Inventé par l’Américain Otis en 1853, le
monte-charge fonctionne d’abord à la vapeur. Il
devient ensuite hydraulique en 1869, à air
comprimé en 1890, et enfin électrique en 1895.
Cette innovation équipe d’abord les grands
magasins et les édifices exceptionnels comme la
tour Eiffel. Quand il s’impose dans les immeubles
d’habitation, il révolutionne la hiérarchie des
étages : les niveaux supérieurs deviennent alors
plus appréciés que les premiers ou deuxièmes. Ces
parties hautes, devenues très demandées, sont
désormais beaucoup plus travaillées et décorées
que dans les immeubles haussmanniens. Des
balcons ouvragés, des galeries, des terrasses,
parfois de style Art Nouveau, s’y imposent
désormais. »
Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr
Elisha Otis et la révolution de l’ascenseur
Démonstration de Elisha Otis au Crystal Palace
de New-York en 1854.
Introduction (5)
• L’histoire des systèmes techniques
Au cours du temps, tel système technique a remplacé tel autre et ainsi
de suite. Depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, on peut distinguer
quatre systèmes techniques :
- Le système technique classique (Renaissance / fin XVIIIe siècle) est fondé sur le système bielle-
manivelle qui exploite l’eau et l’air. Les objets techniques sont en pierre et en bois. Ex : le moulin à
vent.
- Le premier système technique industriel (fin XVIIIe siècle / fin XIXe siècle) est fondé sur la machine à
vapeur qui utilise le charbon. Les objets sont en métal. Ex : la locomotive.
- Le deuxième système technique industriel (fin XIXe siècle / début XXe siècle) est fondé sur le pétrole
et l’électricité. Les objets sont désormais en acier. Ex : l’automobile avec moteur à explosion.
- Le système technique numérique (fin XXe-début XXIe) est fondé sur l’ordinateur.
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Introduction (6)
L’histoire des systèmes techniques, loin d’être absurde, a un sens.
On constate « l’existence d’une hausse tendancielle de la délégation machinique »
(Stéphane Vial, L’être et l’écran, p. 61).
Autrement dit, au cours des siècles, l’homme a eu tendance à déléguer de plus en
plus de tâches aux machines. Il a tout à abord délégué le travail physique. Avec les
technologies numériques, il tend aujourd’hui à déléguer de plus en plus le travail
mental.
Cf. Steve Jobs (1955-2011) : « Pour moi, l’ordinateur est l’outil le plus remarquable
que nous ayons inventé. C’est l’équivalent de la bicyclette pour l’esprit. » (cité par S.
Vial, op. cit., p. 62)
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Introduction (7)
C’est la science qui est le moteur du progrès technique.
Le progrès technique suit le progrès scientifique, ce qui est évident, si on pense aux
nouvelles « technologies » lesquelles sont, avant tout, de la science appliquée.
Il faut noter que la relation entre technique et science va dans les deux sens : si la
science « détermine » la technique, l’inverse est aussi vrai.
Sciences et techniques interagissent et s’influencent mutuellement.
Les inventions techniques ont joué un rôle décisif dans le progrès scientifique. Ex :
la lunette astronomique, le microscope.
Il faut ajouter que ce n’est pas seulement la science qui fait avancer les techniques.
C’est aussi l’industrie, du fait des nombreux enjeux économiques et militaires.
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Introduction (8)
• Problématisation
Notre époque est traversée par deux tendances opposées : une
tendance technophile et une tendance technophobe.
La première tendance, comme son nom l’indique, valorise la technique. Elle pense
que la technique est le remède à tous nos maux. Grâce à la technique, on pourrait,
par exemple, sauver la planète (grâce à des machines qui captent le CO2 dans
l’atmosphère), améliorer les démocraties existantes (grâce à internet), ou encore
améliorer l’homme lui-même (en le dotant de nouvelles capacités).
Cf. le technosolutionnisme et le transhumanisme.
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Introduction (9)
La seconde tendance se méfie des nouvelles technologies. Elle dénonce les périls
qu’elles font courir à l’humanité. Au niveau macro, on s’inquiète du changement
climatique, du déclin de la biodiversité, voire de la disparition de la vie sur terre. Au
niveau micro, on s’inquiète de l’impact qu’ont les nouvelles technologies sur notre
santé (ex : les OGM, les perturbateurs endocriniens, les ondes) et sur notre
intelligence (ex : la télévision, internet, les écrans).
Critiquant la technique, certains font l’éloge d’une vie plus proche de la nature
(selon une tradition qui court de Montaigne à Thoreau en passant par Rousseau).
Entre technique et nature, il faudrait choisir. Mais n’est-ce pas un faux dilemme ?
Quelle attitude faut-il donc adopter face à la technique ? Sans doute convient-il
d’échapper à deux extrêmes : la vénération et la diabolisation.
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Introduction (10)
La peur est, par définition, un sentiment que nous éprouvons lorsque nous sommes
face à quelqu’un ou quelque chose qui nous semble dangereux, c’est-à-dire qui
semble menacer notre vie. Or, la technique est-elle dangereuse ?
Si on pense à ses nombreux effets néfastes, sans doute. Ceci dit, on pourrait
toujours rétorquer que ce n’est pas la technique qui est dangereuse, mais ses
mauvais usages. Par exemple, un couteau n’est pas intrinsèquement dangereux.
Tout dépend dans quelles mains il se trouve. Au fond, la technique n’est-elle pas
neutre ?
Mais, à supposer que nous soyons réellement en danger, on peut se demander
aussi s’il faut avoir peur. La peur est-elle utile pour faire face au danger ? Est-elle
bonne conseillère ? N’est-elle pas irrationnelle ? Peur et raison s’opposent-elles ?
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1. La position technophile (1)
De prime abord, nous n’avons aucune raison d’avoir peur de la
technique. Une telle peur n’est pas fondée. Elle est donc irrationnelle.
Deux arguments :
1) La technique contribue à nous définir en tant qu’êtres humains. Elle est l’un des
éléments constitutifs de notre humanité. Avoir peur d’elle reviendrait à avoir
peur de ce qui nous définit, et donc de nous-mêmes, ce qui est absurde.
2) La technique n’est pas dangereuse. Non seulement nous n’aurions pas survécu
sans elle, mais elle contribue, en outre, à améliorer nos conditions de vie. De
fait, à première vue, c’est la nature, et non la technique, qui est dangereuse et
qui nous fait peur.
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1. La position technophile (2)
a) Technique et humanité
• L’être humain et la technique sont étroitement liés : c’est ce que suggère le mythe
de Prométhée rapporté par Platon dans le Protagoras.
Épiméthée et Prométhée – deux titans – ont été chargés de « répartir les
capacités » entre toutes les espèces, de telle sorte que chacune puisse assurer sa
conservation. Epiméthée – dont le nom signifie celui qui réfléchit « après » – se
charge, seul, de la répartition. Or, par mégarde, il donne tout aux animaux et
oublie l’être humain. Ce dernier est, en effet, « nu, sans chaussures, sans
couverture, sans armes ». Il aurait été condamné à mourir, si Prométhée – le
« prévoyant » – n’était pas venu à son secours.
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1. La position technophile (3)
Du mythe, on peut dégager trois idées :
1) L’homme est naturellement fragile.
2) La technique a sauvé l’homme. Sans la technique, il n’aurait pas survécu.
3) Prométhée a volé le feu et le savoir technique à Athéna et Héphaïstos. La technique serait
donc d’origine divine.
Examinons de plus près le premier point. C’est parce que l’homme est
naturellement fragile qu’il a besoin de la technique. Alors que les animaux
peuvent survivre par leurs propres moyens, l’homme ne peut pas rester tel que
la nature l’a fait : ses organes ne suffisent pas ; il doit fabriquer et utiliser des
outils, lesquels seraient comme des prolongements artificiels de son corps.
Ainsi, d’après le mythe, c’est l’oubli d’Épiméthée, et donc la défaillance de la
nature, qui rend la technique nécessaire.
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1. La position technophile (4)
• Aristote conteste cette interprétation du mythe. Selon lui :
1) La nature fait bien les choses.
2) L’homme n’est ni fragile ni désavantagé par aux autres animaux.
3) La technique est, non pas divine, mais naturelle. Elle découle de deux caractéristiques
naturelles de l’homme, à savoir son intelligence et le fait qu’il possède des mains.
- Aristote part du postulat selon lequel la nature ne fait rien en vain : elle attribue
« chaque organe à qui est capable de s’en servir ». Il constate ensuite que la main
n’est pas un organe comme les autres : elle n’a pas de fonction prédéfinie, elle est
polyvalente. Or, seul un être intelligent peut tirer profit d’un tel organe. La nature
ayant donné à l’homme l’intelligence, du même coup, celui-ci était comme
« prédisposé » à avoir des mains.
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1. La position technophile (5)
- Ayant des mains, l’homme est, en fait, avantagé par rapport aux autres animaux.
La main est un atout considérable : elle est « non pas un outil, mais plusieurs » ;
elle est « l’outil de loin le plus utile ».
D’une part, d’un point de vue morphologique, elle peut prendre différentes
positions. D’autre part, grâce au pouce préhensible, elle peut saisir des choses.
Enfin, elle peut fabriquer et utiliser des outils.
Ainsi, doté de mains, l’homme peut s’adapter à n’importe quelle situation ; il
dispose à chaque fois de l’outil approprié. Selon les besoins, « la main devient
griffe, serre, corne, ou lance, ou épée, ou toute autre arme ou outil ».
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La main est-elle un organe comme les autres ? (1)
Tim Burton, Edward Scissorhands, 1990
La main est-elle un organe comme les autres ? (2)
Paul Valéry : « La main est cet
organe extraordinaire en quoi
réside toute la puissance de
l’humanité, et par quoi elle
s’oppose si curieusement à la
nature, de laquelle cependant
elle procède. » (Discours aux
chirurgiens, 1938)
Michel-Ange, La création d’Adam (1508-1512), Chapelle
Sixtine, Rome (Vatican)
1. La position technophile (6)
- C’est parce que l’homme a des mains qu’il peut fabriquer et utiliser des outils.
Mais s’il peut tirer profit de ses mains, en faire un bon usage, c’est parce qu’il est
intelligent. Mais qu’est-ce que l’intelligence ?
On oppose généralement l’intelligence à l’instinct.
L’instinct permet à l’animal de survivre, en lui faisant adopter tel ou tel
comportement. Il a pour avantage d’être inné (il n’exige aucun apprentissage)
mais pour inconvénient d’être « rigide » : soumis à son instinct, l’animal a
tendance à adopter le même comportement, quelle que soit la situation.
Cf. Pascal : « Le bec du perroquet qu’il essuie, quoiqu’il soit net. » (Pensées, LG n°
98)
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1. La position technophile (7)
L’intelligence ne permet pas d’accomplir d’emblée les bonnes actions : elle
suppose un apprentissage. Mais elle est plus « souple » : elle permet de s’adapter
à n’importe quelle situation. Surtout, elle permet de résoudre des problèmes.
On reconnaît l’être intelligent à sa capacité à choisir et à employer le moyen
adéquat pour atteindre la fin qu’il vise. Deux remarques à ce propos :
1) L’intelligence et la technique s’imbriquent mutuellement. S’il n’y a pas de technique sans intelligence,
inversement, l’intelligence (même si elle ne s’y réduit pas) a toujours une dimension instrumentale ou
technique.
2) L’intelligence (et donc la technique) implique un certain rapport au monde. L’être intelligent se
rapporte à son environnement, de manière intéressée, à la recherche de moyens pour atteindre sa fin.
Aussi voit-il les choses en double. Par exemple, en manipulant un os, il finit par le voir comme un moyen
pour atteindre sa fin (par ex., tuer son ennemi). Ainsi, il voit l’os, non seulement comme un os, mais
aussi comme une arme.
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L’homme se définit-il par la technique ?
Stanley Kubrick, 2001: A Space Odyssey, 1968
1. La position technophile (8)
• Conclusion : parce qu'il est intelligent et possède des mains, l’être humain est
« fait » pour développer des techniques. Il est par nature un être technique. La
technique fait partie de sa nature, c’est-à-dire de son essence.
Cf. Benjamin Franklin (1706-1790, père fondateur des États-Unis) : « Man is a
tool-making animal. »
Cf. Henri Bergson : l’être humain est un « Homo Faber », un être qui fabrique et
utilise des outils.
En appelant l’être humain Homo Sapiens, on a voulu mettre l’accent sur son intelligence
(« sapiens » en latin signifie : intelligent, sage, raisonnable). Mais on a négligé le fait que cette
intelligence est d’abord pratique (et non théorique) et donc technique. Elle se manifeste, avant
tout, dans la fabrication et l’utilisation d’outils.
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1. La position technophile (9)
b) Technique et nature
• C’est la nature, et non la technique, qui fait peur à l’homme. Qu’on pense aux
catastrophes naturelles : séisme, éruption volcanique, tsunami, tempête, etc.
Qu’on pense aux animaux sauvages, aux plantes toxiques, etc.
Non seulement la technique ne fait pas peur, mais elle nous permet d’avoir moins
peur. Elle nous permet de nous protéger de la nature. Mieux : elle devrait nous
permettre, dans un avenir plus ou moins proche, de maîtriser la nature, de la
contrôler complètement.
Tel est l’espoir nourri par la modernité occidentale. Descartes est sans doute le
premier à l’avoir formulé clairement.
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Qu’est-ce que la nature ?
Sean Penn, Into the Wild, 2007.
On peut distinguer cinq sens du mot « nature ».
1) La nature, c’est tout ce qui existe. « Nature » est synonyme
de « monde », d’« univers », ou encore de « matière ».
2) La nature, c’est tout ce qui existe indépendamment de
l’homme. « Nature » s’oppose à « artifice » et à « culture ».
3) La nature, c’est l’ensemble des êtres vivants. Elle comprend
les animaux et les végétaux ainsi que les milieux dans
lesquels ils évoluent.
4) La nature, c’est la puissance qui est à l’œuvre dans le
monde vivant. La nature est ici une sorte de divinité. Cf.
Mère Nature ou encore Dame Nature.
5) La nature, c’est l’ensemble des propriétés qui définissent
un être. « Nature » est synonyme d’« essence ».
1. La position technophile (10)
Cf. Descartes, Discours de la méthode (1637), VI.
Thèse générale : grâce à la science et à la technique, les hommes pourraient
devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature », et ainsi améliorer leurs
conditions de vie.
- Pour comprendre le texte, il n’est pas inutile de rappeler le contexte historique.
En 1633, Galilée a été condamné par le Saint-Office. De peur de connaître le
même sort que Galilée, Descartes a renoncé à publier son livre intitulé Le Monde
ou Traité de la lumière – livre dans lequel il prenait position en faveur du système
héliocentrique. Quatre ans plus tard, il revient sur sa décision. Il publie en même
temps le Discours de la méthode et trois traités scientifiques (La Dioptrique, Les
Météores, et la Géométrie).
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1. La position technophile (11)
- Pour expliquer sa décision, Descartes fait référence à la loi morale et religieuse
qui nous commande de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour promouvoir
« le bien général de tous les hommes ». Ne pas respecter cette loi reviendrait à
pécher. Descartes est donc moralement obligé de publier ses travaux
scientifiques : la « science » à laquelle il travaille n’a pas d’autre but que
d’améliorer le sort de l’humanité.
- La science des Modernes – celle que Descartes promeut – se distingue, en effet,
de la science des Anciens (« la philosophie spéculative ») en ce qu’elle est
tournée, non pas vers la contemplation, mais vers l’action. Elle cherche le savoir,
non pas pour lui-même, mais pour ses applications pratiques et concrètes. Elle
est, avant tout, non pas théorique, mais pratique.
GGP, LCS, 2023-2024
1. La position technophile (12)
- La science « moderne » a, certes, une dimension théorique. Elle cherche à
expliquer les phénomènes naturels, à dégager « les lois » auxquelles ils sont
soumis. Il n’en reste pas moins que sa finalité première est pratique. Dès lors
qu’on connaît « les lois de la nature », on peut en effet les utiliser pour agir sur la
nature, et la modifier conformément à nos désirs, à nos aspirations.
Cf. Francis Bacon (1561-1626) : « On ne triomphe de la nature qu’en lui
obéissant. » (Novum organum, I, §3)
Quoi que nous fassions, nous obéissons toujours à la nature. Ses lois
(contrairement aux lois humaines) sont inviolables. Seulement, nous pouvons
utiliser ces mêmes lois (par ex., la loi de la gravitation) pour faire ce que nous
voulons, pour réaliser nos propres fins (par ex., voler dans les airs).
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1. La position technophile (13)
- Il faut noter que les objets techniques sont, certes, produits par les hommes et
sont, en ce sens, artificiels. Néanmoins, ils sont aussi naturels, au sens où ils
respectent les mêmes lois que les choses naturelles, c’est-à-dire les lois physiques
ou les lois de la nature. Ces lois s’appliquent sans exception à tout être matériel,
qu’il soit naturel ou artificiel. Il y a donc une unité fondamentale de la matière.
Ainsi, selon Descartes, non seulement il n’y a pas de différence essentielle entre
les choses naturelles et les objets techniques, mais la connaissance scientifique
des unes rend possible l’invention technique des autres. Les objets techniques
tirent profit, en effet, des propriétés naturelles des corps, qui ont été
découvertes par la science.
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La nature n’est-elle qu’une machine complexe ?
« Je ne connais aucune différence entre les machines que font les
artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les
effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains
tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque
proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands
que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux
ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement
trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les
règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes
les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par
exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues
dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre
de produire des fruits. »
Descartes, Principes de la philosophie (1644), IV, article 203.
1. La position technophile (14)
- La maîtrise scientifico-technique de la nature est non seulement possible, mais
souhaitable. Descartes espère qu’elle contribuera à améliorer les conditions de
vie des hommes.
1) Le progrès scientifico-technique pourrait, à long terme, libérer l’homme du
fardeau que constitue le travail ou du moins atténuer sa pénibilité.
2) Ce même progrès devrait conduire à un progrès médical. Les hommes
pourraient vivre en meilleure santé et plus longtemps. Descartes entrevoit
qu’on pourrait ralentir le processus du vieillissement, voire l’arrêter.
3) L’esprit étant dépendant du corps, si le corps se porte bien, l’esprit se
portera bien aussi. Descartes suggère finalement que le progrès scientifico-
technique pourrait conduire à un progrès moral.
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L’arbre de la connaissance selon Descartes
Physique
Métaphysique
Médecine
Mécanique
Morale
Descartes : « Ainsi toute la philosophie est
comme un arbre, dont les racines sont la
métaphysique, le tronc est la physique, et les
branches qui sortent de ce tronc sont toutes
les autres sciences, qui se réduisent à trois
principales, à savoir la médecine, la mécanique
et la morale. » (« Lettre-préface » aux Principes
de la philosophie)
1. La position technophile (15)
- « Comme maîtres et possesseurs de la nature » : cette formule célèbre a fait
couler beaucoup d’encre. Elle soulève deux problèmes, en particulier.
1) Du point de vue de la religion, la formule est problématique, car elle
suggère que l’homme pourrait prendre la place de Dieu. Si tel était le
propos de Descartes, ce dernier serait, à juste titre, accusé d’hérésie.
Cependant, sa formule n’est pas aussi choquante qu’on pourrait le croire.
Deux arguments :
① Il ne faut pas oublier le « comme ». L’homme n’est pas Dieu, et ne le sera jamais.
Mais il peut, à son échelle, et à certains égards, ressembler à Dieu, en particulier,
grâce à sa puissance technique.
② La formule cartésienne fait écho au texte même de la Bible. C’est Dieu lui-même
qui a ordonné à l’homme de se rendre maître de la nature. Cf. Genèse, 1. 28.
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La domination de la nature par l'homme
« Dieu créa l'être humain comme une image de lui-même ;
il le créa à l'image de Dieu, il les créa homme et femme.
Puis il les bénit en leur disant : "Ayez des enfants, devenez
nombreux, peuplez toute la terre et dominez-la ; soyez les
maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans les
cieux et de tous les animaux qui vont et viennent sur la
terre." »
Genèse, 1. 27-28.
« Christianity, in absolute contrast to ancient paganism
and Asia's religions (...), not only established a dualism
of man and nature but also insisted that is God's will
that man exploit nature for his proper ends. (...) »
Lynn White Jr. (historien américain), « The Historical
Roots of Our Ecologic Crisis », Science, 1967.
1. La position technophile (16)
2) La formule cartésienne pose aussi le problème du rapport entre l’homme
et la nature.
Si l’homme occidental a tendance à exploiter la nature, quitte à l’épuiser et à la détruire,
n’est-ce pas parce qu’il pense, sous l’influence du christianisme, que la nature est à sa
disposition ? On a ainsi souvent fait, à la lumière des problèmes contemporains (la menace
nucléaire, la crise écologique), une lecture rétrospective de la formule cartésienne pour en
souligner le caractère dangereux. Ceci dit, cette lecture n’est pas tout à fait correcte.
① Si l’homme doit se rendre « maître » de la nature, ce n’est pas pour la dominer et
l’exploiter : c’est plutôt pour s’en libérer, c’est-à-dire ne plus en être l’esclave.
L’objectif premier de Descartes est « la conservation de la santé ».
② La nature ne nous appartient pas. Nous en sommes les « possesseurs » et non les
propriétaires. Nous n’avons pas tous les droits sur elle. Nous avons le droit de l’utiliser
(usus), de profiter de ses fruits (fructus), mais pas de la détruire (abusus).
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1. La position technophile (17)
• Si les transhumanistes des XXe et XXIe siècles partagent
l’enthousiasme de Descartes pour la science et la technique, ils vont
néanmoins beaucoup plus loin que lui.
Ils reprennent à leur compte la formule cartésienne mais enlèvent sans scrupule
le « comme ». Selon eux, grâce à la science et à aux nouvelles technologies,
l’homme peut et même doit devenir « maître et possesseur » de la nature, de la
nature extérieure comme de sa propre nature, c’est-à-dire de son propre corps.
Quelques noms : Ray Kurzweil (États-Unis), Nick Bostrom (Suède), Max More
(Royaume-Uni), Laurent Alexandre (France).
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1. La position technophile (18)
Trois propriétés du transhumanisme :
1) La technophilie : les transhumanistes croient au progrès technique et à ses vertus.
À noter que le rapport entre technique et nature change : la technique ne doit
plus pallier les insuffisances de la nature (comme dans le mythe de Prométhée) ;
elle doit finir par la remplacer !
2) L’anti-naturalisme : la nature n’est plus une valeur ou une norme à respecter. Ce
qui est artificiel est considéré comme supérieur – et donc préférable – à ce qui est
naturel.
3) L’eudémonisme : les transhumanistes font du bonheur leur priorité. Si
eudémonisme il y a, attention, il n’a strictement rien à voir avec l’eudémonisme
antique. Il tend, en outre, vers le pur et simple hédonisme, puisque le bonheur se
réduit au fait de jouir sans entrave, sans limite, en satisfaisant tous ses désirs.
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1. La position technophile (19)
Avec les transhumanistes, la technique change de finalité et de statut. D’une part, elle
n’a plus pour but de réparer l’homme, mais de l’améliorer en augmentant ses capacités
physiques et intellectuelles (enhancement). En outre, elle n’est plus extérieure à
l’homme. Elle fait désormais partie de lui. Elle est intégrée à son corps.
Les transhumanistes appellent de leurs voeux l’avènement d’une nouvelle humanité :
l’humanité 2.0 ou humanité augmentée. Il faut dépasser, selon eux, l’homme actuel –
naturel – vers un homme nouveau, un être posthumain – en grande partie, voire
complètement artificiel.
Le vieillissement et la mort sont, à leurs yeux, des « maladies » qu’il faut éradiquer. Il ne
faut pas s’y accommoder ou les accepter, mais utiliser le progrès scientifique et
technologique pour les abolir, les supprimer.
GGP, LCS, 2023-2024
Contre la nature
« Mother Nature, truly we are grateful for
what you have made us. No doubt you did
the best you could. However, with all due
respect, we must say that you have in many
ways done a poor job with the human
constitution. You have made us vulnerable
to disease and damage. You compel us to
age and die — just as we’re beginning to
attain wisdom. »
Max More, A letter to Mother Nature,
1999.
Contre la mort
« Le mouvement transhumaniste s’est construit par opposition
à l’idéologie de résignation face à la Nature et à la mort. (...)
Les philosophes transhumanistes se battent contre les
oppressions morales, religieuses et politiques, dans le but de
faire progresser l’Humanité. À l’image des philosophes des
Lumières, ils s’opposent aux superstitions, à l’arbitraire et aux
manifestations irrationnelles des bioconservateurs, néo-luddites
et intégristes de tous bords.
À leurs yeux, l’Humanité n’a aucun scrupule à avoir dans
l’utilisation de toutes les possibilités de transformation de
l’Humain offertes aujourd’hui par la science. Jetés par le hasard
sur un sentier qui ne mène nulle part, les hommes reprennent
finalement en main leur destin en cassant pour de bon une
sélection darwinienne déjà fort mise à mal par la civilisation.
Cette mort que la Nature nous a imposée, nous allons
continuer à chercher à la combattre par les NBIC et,
probablement, avec plus de succès que jamais. »
Laurent Alexandre, La mort de la mort (2016).
Vivre, c’est mourir
« On a longtemps pensé que la disparition de nos cellules – comme notre propre
disparition en tant qu’individu – ne pouvait résulter que d’accidents et de destructions,
d’une incapacité fondamentale à résister à l’usure, aux passage du temps et aux
agressions permanentes de l’environnement.
Mais nous savons aujourd’hui que la réalité est de nature plus complexe. Une vision
radicalement nouvelle de la mort s’est révélée, comme un mystère au cœur du vivant.
Aujourd’hui, nous savons que toutes nos cellules possèdent le pouvoir, à tout moment,
de s’autodétruire en quelques heures. C’est à partir d’informations contenues dans leurs
gènes – dans nos gènes – que nos cellules fabriquent en permanence les "exécuteurs"
capables de précipiter leur, et les "protecteurs" capables de les neutraliser. (...) Pour
chacune de nos cellules, vivre, c'est avoir réussi à empêcher, pour un temps, le suicide.
(...)
Dès les premiers jours qui suivent notre conception – au moment même où débute notre
existence – le suicide cellulaire (i.e. : l’apoptose) joue un rôle essentiel dans notre corps
en train de se construire, sculptant les métamorphoses successives de notre forme en
devenir. (...) Chaque jour, plusieurs dizaines de milliards de nos cellules s'autodétruisent,
et sont remplacées par des cellules nouvelles. Nous sommes, à tout moment, pour
partie en train de mourir et pour partie en train de renaître. »
Jean-Claude AMEISEN, La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice,
1999, Points Seuil, p. 15-17.
L’Antiquité L’époque moderne
La conception du
monde
Le monde comme cosmos Le monde comme univers infini
(Cf. Alexandre Koyré)
La conception de la
nature
La nature comme puissance bienfaitrice
Aristote : « La nature ne fait rien en vain. »
Les Épicuriens et les Stoïciens : « Il faut vivre en
accord avec la nature. »
Ensemble des corps matériels soumis à des lois
Galilée : « La Nature est un livre écrit en langage
mathématique. » (L’Essayeur, 1623)
Descartes : «... par la Nature je n’entends point ici
quelque Déesse, ou quelque autre puissance
imaginaire, mais je me sers de ce mot pour
signifier la Matière. » (Traité du monde, 1633)
Le rapport entre
nature et technique
• Relève de la nature (phusis) tout ce qui croît et
se développe par soi-même.
• Relève de la technique (technè) tout ce qui
existe, non pas par soi-même, mais grâce à
l’action de l’homme.
Entre nature et technique, il n’y a pas de différence
essentielle.
Les êtres naturels et les êtres artificiels obéissent
aux mêmes lois physiques.
Le rapport à la nature La nature fait bien les choses.
Il faut la respecter.
La nature est mal faite.
Il faut la transformer.
Le rapport aux
maladies et à la mort
Il faut laisser faire la nature et accepter.
Hippocrate : « La Nature est le médecin des
maladies : elle trouve elle-même les voies et les
moyens ; sans instruction et sans savoir, elle fait ce
qu’il convient. » (Épidémies, livre VI, 5)
Les maladies et la mort ne sont pas une fatalité.
Grâce à la science et aux nouvelles technologies, il
est possible d’en venir à bout. Cf. Nick Bostrom,
« La fable du dragon » (2005).
2. La position technophobe (1)
a) Les dangers de la technique
Au lieu de vénérer la technique, comme le font les transhumanistes, il
serait raisonnable de s’en méfier. La technique représente de nombreux
dangers, à la fois pour l’homme et pour la nature.
• Les dangers pour l’homme
- Grâce à la technique, l’homme est-il plus puissant et plus libre ?
Selon le mythe de Prométhée, c’est la technique qui a « sauvé » l’homme. On
pourrait se demander si elle ne contribue pas plutôt à sa perte. C’est l’une des
leçons qu’on peut tirer d’ailleurs du mythe d’Icare.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (2)
On pourrait se demander aussi si le mythe de Prométhée ne tient pas pour naturel
ce qui est, en fait, acquis. Sommes-nous naturellement faibles et fragiles ? N’est-ce
pas la technique qui nous affaiblit ? En nous évitant de fournir des efforts, et donc
de travailler, la technique nous prive de la possibilité de développer nos facultés.
Notons qu’on retrouve cet argument chez Platon à propos de l’écriture : « cette
invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans
l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance » (Phèdre 275a).
Que l’homme moderne ne se vante pas trop : à peine est-il devenu maître de la
nature qu’il est devenu aussitôt esclave de la technique. Il a perdu ses anciennes
chaînes pour en acquérir des nouvelles. Il a tellement l’habitude d’utiliser la
technique dans sa vie quotidienne qu’il ne peut désormais plus rien faire sans elle.
GGP, LCS, 2023-2024
La technique change-t-elle les hommes ?
Andrew Stanton, Wall-E, 2008
2. La position technophobe (3)
Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
parmi les hommes (1755).
La comparaison entre l’homme sauvage et l’homme civilisé tourne à l’avantage du
premier. L’homme sauvage a, certes, une puissance limitée. Il ne peut pas tout
faire. Il ne peut faire que ce que son corps lui permet de faire. Mais il est autonome
: dans n’importe quelle situation, comme il a toujours « toutes ses forces à
disposition », il peut se débrouiller seul.
Sans doute l’homme civilisé avec ses machines peut-il faire davantage de choses
que l’homme sauvage : sa puissance semble illimitée. Mais, loin d’être autonome, il
est dépendant. Privé de ses machines, il apparaît impuissant. Il ne peut quasiment
plus rien faire.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (4)
Deux remarques supplémentaires :
1) Attention, le propos de Rousseau ne consiste pas à condamner la technique en général. Il ne
consiste pas non plus à faire l’éloge d’un éventuel retour à l’état naturel. Et pour cause : un tel
retour est impossible. L’homme est par nature un être de culture. L’homme dit sauvage est un
être de culture, comme n’importe quel être humain. Il utilise lui aussi des techniques, à savoir
des techniques du corps.
2) Rousseau ne critique pas la technique, mais le progrès technique. Selon lui, rien ne garantit
que le progrès technique conduise à un progrès humain. Alors que les transhumanistes
espèrent aujourd’hui « améliorer » l’homme, Rousseau redoutait déjà une possible régression.
L’homme se définit par ce que Rousseau appelle la perfectibilité. En tant qu’individu et en tant
qu’espèce, il ne cesse d’évoluer ; il n’a pas de nature prédéterminée et fixe (Rousseau annonce
Sartre). Mais c’est pour le meilleur comme pour le pire : il peut s’élever au-dessus de l’animal
comme déchoir. Seul l’homme, remarque Rousseau, est « sujet à devenir imbécile ».
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (5)
- Grâce à la technique, l’homme est-il plus heureux ?
Le progrès scientifico-technique a indéniablement amélioré les conditions de vie
des hommes, comme Descartes l’avait espéré. Cependant, dans l’ensemble, « tout
cela ne les a pas rendus heureux », constate Freud (Malaise dans la culture, 1930).
Pourquoi ? On peut avancer plusieurs hypothèses.
1) La technique facilite sans doute la vie. Mais une vie plus facile n’est pas
nécessairement une vie plus heureuse. 2) La technique permet, certes, de satisfaire
certains besoins et désirs. Mais, dans le même mouvement, elle en crée de
nouveaux. Par exemple, c’est l’utilisation de moyens de locomotion (comme le
bateau et le train) qui a rendu nécessaire l’invention de moyens de communication
(comme le téléphone).
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2. La position technophobe (6)
3) Le plaisir à utiliser les nouvelles technologies ne dure pas.
Cf. l’économiste Albert O. Hirschman : « S’il est vrai (…) que le confort est l’ennemi du plaisir,
alors tout produit capable d’assurer un confort ou d’écarter un inconfort, par exemple, un système
automatique de chauffage ou un réfrigérateur, ne procurera qu’une quantité de plaisir relativement
faible. » (Bonheur privé, action publique, 1983)
La consommation et l’accès aux biens matériels, loin de rendre heureux, suscitent
toujours, à long terme, une certaine déception.
4) Ajoutons que le progrès technique aurait dû donner aux hommes davantage de
temps libre. Or ce n’est pas le cas : au lieu de profiter du temps libre offert par le
progrès technique, on a augmenté le nombre d’actions. Nous sommes toujours
surchargés et débordés, en manque de temps.
Cf. le sociologue Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, 2005.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (7)
5) On peut enfin critiquer le projet cartésien de maîtrise de la nature.
D’une part, ce projet a échoué : la nature échappe toujours à l’homme – et la peur
qu’elle inspire est toujours aussi grande, si on pense au changement climatique et
aux catastrophes naturelles qu’il provoque.
D’autre part, à supposer même que la nature puisse être complètement
maîtrisée, ce ne serait pas souhaitable. Sans doute n’aurions-nous plus peur. Mais
nous ne serions pas heureux pour autant. Maîtriser la nature, c’est la contrôler, la
mettre à notre disposition, la rendre disponible. Mais un monde disponible et sous
contrôle ne peut pas nous rendre heureux. Il n’y a de bonheur, selon Hartmut
Rosa, que dans la rencontre avec l’indisponible. Ex : voir la neige tomber ;
rencontrer un animal sauvage par hasard.
GGP, LCS, 2023-2024
À rebours du projet cartésien : rendre le monde « indisponible »
« Vous rappelez-vous encore cette fin d’automne ou cet hiver de votre enfance où vous avez vu pour la
première fois la neige tomber ? C’était comme l’irruption d’une autre réalité. Quelque chose de farouche,
de rare, qui vient nous visiter, qui ploie et transforme le monde autour de nous, sans que nous y soyons
pour quoi que ce soit, comme un cadeau inattendu. La neige est littéralement la forme pure de la
manifestation de l’indisponible : nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la
planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons
pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. Quand nous la prenons en main, elle nous glisse
entre les doigts, quand nous la rapportons à la maison, elle fond et, si nous la plaçons dans le congélateur,
elle cesse d’être de la neige. C’est peut-être pour cette raison que tant de personnes – pas seulement les
enfants – éprouvent l’ardent désir de la voir tomber, en particulier à Noël. De nombreuses semaines à
l’avance, on harcèle les météorologues jusqu’à ce qu’ils nous répondent : y aura-t-il des flocons cette
année ? Quelle en est la probabilité ? Et, bien entendu, les tentatives de rendre la neige disponible ne
manquent pas : les stations de sports d’hiver font leur publicité en promettant des pistes blanches et
certifient leur domaine "enneigement garanti". Elles y contribuent à l’aide de canons à neige et mettent
au point de la neige artificielle qui tient encore à 15 °C au-dessus de zéro.
Le drame du rapport moderne au monde se reflète dans notre rapport à la neige comme dans une boule
de cristal : l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le
vœu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent
de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait
un monde mort. Ce n’est pas une découverte métaphysique, mais une expérience quotidienne : la vie
s’accomplit dans l’interaction entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible pour nous,
nous "regarde" pourtant. Elle se produit en quelque sorte sur cette ligne frontière. »
Hartmut ROSA, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020, p. 5-6.
2. La position technophobe (8)
- Grâce à la technique, l’homme travaille-t-il mieux ?
Tout dépend ce qu’on entend par « mieux ». Si par « mieux » on entend « de
manière plus efficace », la réponse est sans doute oui. Il est difficile de contester
que le progrès technique a permis une hausse de la productivité. Mais ceci est le
point de vue des employeurs. Le point de vue des travailleurs peut être différent.
Cf. le mouvement des luddites dans l’Angleterre du début du XIXe siècle.
Le progrès technique a été accusé, en particulier :
① de créer du chômage ;
② de rendre le travail aliénant.
Cf. Marx et Engels : « L’extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des
prolétaires tout caractère d’indépendance et tout attrait. » (Manifeste du parti communiste, 1848)
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (9)
- La technique améliore-t-elle les relations humaines ?
La communication est, certes, facilitée. La technique nous libère des contraintes
spatiales et temporelles : nous pouvons désormais communiquer immédiatement
avec n’importe qui dans le monde.
Néanmoins, si les échanges augmentent en quantité, ils peuvent perdre en qualité.
En outre, les nouvelles technologies divisent autant qu’elles rassemblent. Elles
favorisent le biais de confirmation, l’effet bulle (ou homophilie) ainsi que la
polarisation. Enfin, les relations virtuelles (sur internet) tendent à remplacer les
relations réelles (de face-à-face).
Selon Horkheimer et Adorno, « le progrès sépare littéralement les hommes » (Dialectique
de la raison, 1947). Ex : la voiture, la télévision.
GGP, LCS, 2023-2024
La télévision est « la négation de la table familiale »
La télévision est « la négation de la table familiale. [Elle] ne fournit plus un
point de convergence à la famille mais le remplace par un point de fuite
commun. Alors que la table rendait la famille centripète, invitait ceux qui
étaient assis autour d’elle à faire circuler la navette des préoccupations,
des regards et des conversations pour continuer ainsi à tramer le tissu
familial, l’écran, lui, oriente la famille d’une manière centrifuge.
Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face
des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran. C’est
seulement par mégarde qu’ils peuvent encore se voir, se regarder ; c’est
seulement par hasard qu’ils peuvent encore se parler (à condition qu’ils le
veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à
côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de
simples spectateurs. »
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la
deuxième révolution industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris,
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 124.
Le téléphone modifie-t-il notre perception d’autrui ?
« Dans un premier temps, le téléphone est envisagé comme simple "machine à délivrer des
informations à distance plutôt qu’à transmettre des conversations". Personne n’imagine s’en
servir pour travailler : "Objet de loisir pour une classe aisée, le téléphone est ainsi considéré
comme un de ses apanages frivoles". Néanmoins, dès les premiers usages, ce qui frappe les
esprits – et cela ne nous surprendra pas –, c’est précisément une innovation ontophanique :
"Être entendu sans être vu, voilà une nouveauté excitante : source prolifique de quiproquos
burlesques et libertins, la situation inspire largement les humoristes de l’époque." (Robert
Vignola, Allô! La merveilleuse aventure du téléphone, 2000)
Que cela signifie-t-il en termes philosophiques ? Très précisément, que la phénoménalité
même de la relation avec autrui (l’ontophanie d’autrui) est bouleversée par ce nouvel
objet. Jamais dans l’Histoire il n’avait été possible d’entendre le son de la voix humaine
sans avoir simultanément le visage d’un humain devant les yeux. Vertige ontophanique,
révolution phénoménologique. Une telle expérience perceptive n’a tout simplement jamais
été possible auparavant. Qu’autrui puisse se donner à moi dans une présence auditive
concrète tout en demeurant dans une absence visuelle tout aussi concrète, voilà une
radicale nouveauté pour mes sens et ma conscience, une nouveauté pour laquelle il n’existe
aucune culture perceptive de référence. Cette nouvelle ontophanie d'autrui, inouïe (si l'on
ose dire), est rendue possible par un simple objet technique, une boîte de bois électrifiée,
un appareil. »
Stéphane VIAL, L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception, PUF, 2013, p.
106-107.
Technique et ontophanie
Dans son livre L'être et l'écran (2013), Stéphane Vial défend la thèse selon laquelle la
technique a un impact sur notre perception du réel. Notre accès au réel est toujours
médiatisé par des objets techniques ou technologiques. Ainsi, à chaque système
technique correspondrait une certaine perception du réel – ce que Vial appelle, dans
son vocabulaire, une ontophanie.
Selon Vial, l'avènement du système technique numérique a contribué à bouleverser
notre rapport au monde et aux autres. Mais ce n'est pas une nouveauté propre à ce
système. Au cours de l'histoire, chaque système technique a eu un impact sur la
perception humaine.
Vial prend l’exemple du téléphone (pour le système technique antérieur). Avec le
téléphone, à la fin du XIXe, c’est notre rapport à autrui qui est altéré. Pour la première
fois dans l'histoire, on a pu parler à autrui sans le voir, ce qui est une nouveauté «
phénoménologique ».
De même, notre rapport à autrui a changé avec internet et les réseaux sociaux. Autrui
n'a plus la même « aura phénoménologique » : il ne nous apparaît plus de la même
manière.
Vial se tient néanmoins à distance des technophobes. Il refuse, en particulier, de
considérer le numérique comme le règne du virtuel. Selon lui, le numérique nous
donne accès à une autre réalité – une réalité qui n’est pas une réalité inférieure ou
amoindrie.
2. La position technophobe (10)
• Les dangers pour la nature
Les conséquences néfastes du progrès technique sur la nature sont multiples (et
bien connues) : pollution, réchauffement climatique, extinction des espèces, déclin
de la biodiversité, etc.
Cf. Hans Jonas : « Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que
celle-ci ne l’était autrefois pour nous. » (Une éthique pour la nature, 1993)
Paradoxe : aujourd’hui, alors que le progrès technique n’a jamais été aussi important, la peur de la
nature n’a jamais été aussi grande. Cette peur de la nature est, en fait, une peur pour la nature.
Mais elle renvoie in fine à la même peur ancestrale : la peur de mourir. À ceci près que l’homme du
XXIe siècle n’a pas seulement peur de mourir en tant qu’individu : il a peur de mourir en tant
qu’espèce – peur que nos ancêtres ne connaissaient pas !
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (11)
b) La question de la neutralité de la technique
Les technophiles pourraient toujours rétorquer que, si la technique est
dangereuse, c’est parce qu’on en fait un mauvais usage. La technique
est neutre, disent-ils. Elle n’est ni bonne ni mauvaise.
S’il faut avoir peur, ce n’est pas de la technique per se, mais de ceux qui l’utilisent
pour atteindre de mauvaises fins. Par exemple, une arme peut être considérée
comme bonne (lorsqu’elle est utilisée pour protéger des innocents) ou mauvaise
(lorsqu’elle est utilisée, au contraire, pour tuer des innocents).
L’argument de la neutralité de la technique est utilisé, en particulier, par Gorgias
(dans le Gorgias de Platon) pour défendre la rhétorique.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (12)
Objections :
1) La thèse de la neutralité de la technique consiste à voir dans les objets
techniques (outils, instruments, machines, etc.) de simples moyens, lesquels
pourraient être mis au service de n’importe quelle fin. En fait, cette thèse
repose sur une séparation abstraite des moyens et des fins. Or, les moyens
n’existent pas indépendamment des fins. C’est la recherche des fins qui
oriente la recherche et la conception des moyens.
Ainsi, si on a conçu tel ou tel objet technique (par exemple, une bombe), c’est
pour atteindre certaines fins (pour détruire). L’objet technique est donc, dès sa
conception, orienté, et lié à certaines fins qui sont prédéfinies.
GGP, LCS, 2023-2024
La technique n’est-elle qu’un ensemble de moyens ?
« Un "moyen" est par définition quelque chose de secondaire par rapport à la libre
détermination d’une fin, quelque chose que l’on met en œuvre après coup comme
"médiation" en vue de cette fin.
Ces instruments [du monde moderne : la télévision, la radio, la bombe atomique,
etc.], ne sont pas des moyens, mais des "décisions prises à l’avance " : ces
décisions, précisément, qui sont prises avant même qu’on nous offre la possibilité
de décider. Ou, plus exactement, ils sont la décision prise à l’avance.
Je dis bien : la. Au singulier. Car il n’existe pas d’instrument isolé. Le Vrai, c’est le
Tout. Chaque instrument isolé n’est qu’une partie d’instrument. Il n’est qu’un
rouage, un simple morceau du système, un morceau qui répond aux besoins
d’autres instruments et leur impose, à son tour, par son existence même, le besoin
de nouveaux instruments. Affirmer que ce système d’instruments, le macro-
instrument, ne serait qu’un "moyen" et qu’il serait donc à notre disposition pour
réaliser des fins que nous aurions d’abord librement définies, est complètement
absurde. Ce système des instruments est notre "monde". Et un "monde" est tout
autre chose qu’un moyen. Il relève d’une autre catégorie. »
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième
révolution industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris, Éditions de
l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 16-17.
L'exemple de la bombe atomique
« Pourquoi la bombe n'est-elle pas un moyen ?
Selon son concept, le propre du "moyen" est de passer intégralement dans sa fin pendant qu'il
la "médiatise", de s'abolir en elle comme le chemin s'abolit dans le but et donc de disparaître
en tant que "grandeur" propre quand le but est atteint. Est-ce pertinent dans le cas de la
bombe ?
Non.
Pourquoi non ?
Parce qu'elle ne disparaît pas en tant que grandeur propre. Et pourquoi ne disparaît-elle pas en
tant que grandeur propre ?
Parce qu'elle est absolument trop grande.
Que signifie : elle est "absolument trop grande" ?
Cela signifie que le plus petit de ses effets – si on l'utilisait – serait plus grand que n'importe
quelle fin (politique ou militaire), quelle que soit sa grandeur, définie par les hommes ; que
son effet transcende toute fin ; et qu'il ne serait pas seulement plus grand que la prétendue fin
mais qu'il remettrait même très probablement en question toute nouvelle définition de fins
et, partant, toute toute nouvelle utilisation de moyens. C'en serait fait du principe moyen-fin
comme tel.
Dire d'un tel objet qu'il est un "moyen" serait donc absurde. »
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution
industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des
Nuisances, 2002, p. 277-278.
2. La position technophobe (13)
2) La technique, loin d’être neutre, contient implicitement des jugements de
valeur. Or, ces jugements de valeur ne vont pas de soi, et peuvent être remis
en question. Deux exemples :
① Les technophiles (et en particulier, les transhumanistes) présupposent toujours que
la nature est mauvaise ou défectueuse, et qu’il faut donc la modifier. On peut
interroger ce présupposé. Ce qui est naturel est-il toujours inférieur à ce qui est
artificiel ? Ne faut-il pas revaloriser ce qui est naturel ?
② Tout choix technique obéit implicitement à une valeur suprême : l’efficacité. On
cherche toujours la solution la plus efficace, celle qui nous fait gagner du temps et
qui exige de nous le moins d’efforts. Or, ce dogme de l’efficacité mérite d’être
interrogé.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (14)
3) Du point de vue de la technique, le monde entier est réduit à un ensemble de
moyens. Sans en avoir nécessairement conscience, l’homme moderne finit par
adopter le même point de vue sur le monde : il voit partout des moyens.
Comme l’écrit Bertrand Russell : « L’homme moderne pense que toute activité
doit servir à autre chose, qu’aucune activité ne doit être une fin en soi » (Éloge
de l’oisiveté, 1932). C’est qu’il est influencé par la technique : il voit désormais
le monde à travers son prisme.
Ainsi, loin d’être neutre, la technique (comme le langage) véhicule une certaine
vision du monde.
On retrouve cette idée, bien que sous une forme différente, chez le philosophe
allemand Martin Heidegger (1889-1976).
GGP, LCS, 2023-2024
« L’essence de la technique n’est absolument rien de technique. »
« La technique n'est pas la même chose que l'essence de la technique.
Quand nous recherchons l'essence de l'arbre, nous devons comprendre
que ce qui régit tout arbre en tant qu'arbre n'est pas lui-même un arbre
qu'on puisse rencontrer parmi les autres arbres.
De même l'essence de la technique n'est absolument rien de
technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre rapport à l'essence
de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous
représenter la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à
la fuir. Nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de
liberté, que nous l'affirmions avec passion ou que nous la niions
pareillement. Quand cependant nous considérons la technique comme
quelque chose de neutre, c'est alors que nous lui sommes livrés de la
pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd'hui d'une faveur
toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de
l'essence de la technique. »
Martin HEIDEGGER, « La question de la technique » (1953) dans Essais et
conférences.
2. La position technophobe (15)
Cf. Martin Heidegger, « La question de la technique » (1953).
- Trois thèses :
1) On peut, certes, définir la technique comme un ensemble de moyens, ou
encore comme une activité humaine. C’est la conception ordinaire de la
technique. Mais, selon Heidegger, cette conception est insuffisante, car elle
laisse dans l’ombre l’essence véritable de la technique. Mais quelle est donc
cette essence ?
Heidegger nous avertit : « l’essence de la technique n’est absolument rien de
technique » (p. 9). Implicitement, il faut comprendre qu’elle est d’un autre
ordre. L’essence de la technique n’est pas technique, mais... métaphysique.
C’est-à-dire ?
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (16)
2) Selon Heidegger, « la technique n’est pas seulement un moyen : elle est un
mode du dévoilement » (p. 18). C’est-à-dire ? La technique est, avant tout, un
rapport au monde, une manière de se rapporter au monde et de considérer ce
qui est. Nous avons déjà rencontré cette idée plus haut. On reconnaît le
technicien (tel l’australopithèque de 2001 : L’odyssée de l’espace) à sa manière
de se rapporter au monde, de considérer les choses, non pas pour elles-mêmes,
mais comme des moyens pour atteindre les fins qu’il vise.
Or, selon Heidegger, la technique est un mode de dévoilement parmi tant
d’autres. Il y a d’autres manières de se rapporter au monde, comme la religion,
l’art, et en particulier, la poésie.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (17)
3) Si la technique est, en général, un mode du dévoilement, Heidegger établit
pourtant une différence entre les techniques anciennes et la technique
moderne. Ces techniques ne se rapportent pas au monde (ou à la nature) de la
même manière.
Heidegger cherche à préciser ces deux manières techniques – et pourtant
différentes – de se rapporter au monde. Il donne à chacune un nom. Les
techniques anciennes sont, dit-il, des pro-ductions. La technique moderne est
une pro-vocation. C’est-à-dire ?
L’étymologie aide. Les techniques anciennes pro-duisent, c’est-à-dire qu’elles conduisent
(ducere) quelque chose devant (pro) nous. La technique moderne pro-voque, c’est-à qu’elle
appelle (vocare) quelque chose devant (pro) nous.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (18)
- Explicitation du mode de dévoilement propre à la technique moderne
Heureusement, pour illustrer son propos, Heidegger prend des exemples.
① Le moulin à vent
② L’extraction de charbon et de minerais
③ L’agriculture ancienne et l’agriculture moderne
④ La centrale électrique sur le Rhin et le pont en bois
Les techniques anciennes ne commandent pas la nature, elles ne la forcent pas à
donner ses ressources. Elles la laissent agir. Elles se contentent de l’accompagner,
de favoriser son action.
La technique moderne est beaucoup plus agressive. Elle n’attend pas que la nature
donne : elle prend. Elle commande la nature, elle arrache à la nature ses propres
ressources et les accumule.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (19)
Ainsi, la technique moderne, loin d’être neutre, véhicule une certaine conception
de la nature. Elle considère la nature comme un ensemble de ressources à
exploiter et à accumuler. La terre n’est plus considérée pour elle-même, mais
comme « bassin houiller » ou « entrepôt de minerais ». De même, l’air est réduit à
sa qualité de « fournisseur d’azote », et le Rhin à sa qualité de « fournisseur de
pression hydraulique ». La nature n’est plus une divinité (à respecter) : elle est un
« fonds » (à exploiter).
Désormais, ce n’est plus à la technique de s’adapter à la nature (comme le pont en
bois qui doit s’adapter au fleuve), mais c’est à la nature de s’adapter à la technique,
et donc aux désirs de l’homme (le fleuve est ainsi « muré dans la centrale »). La
conception de la nature véhiculée par la technique moderne est donc
anthropocentriste.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (20)
Cette soumission de la nature, propre à la technique moderne, Heidegger l’appelle
en allemand Gestell. On traduit généralement ce mot en français par
« arraisonnement » ou encore par « dispositif ».
« Ainsi appelons-nous le mode de dévoilement qui régit l'essence de la technique
moderne et n'est lui-même rien de technique. » (p. 27-28)
« Il est le mode suivant lequel le réel se dévoile comme fonds. » (p. 32)
Ce qui inquiète Heidegger, c’est que ce mode de dévoilement non seulement
devient dominant dans le monde occidental (au détriment des autres modes
comme l’art et la religion), mais qu’il tend à s’appliquer, non pas seulement à la
nature, mais au réel dans son intégralité. Ainsi, l’être humain tend à devenir lui-
même – et pour lui-même – « un fonds », un ensemble de ressources (humaines)
à exploiter.
GGP, LCS, 2023-2024
2. La position technophobe (21)
Transition : que la technique soit dangereuse implique-t-il pourtant qu'il faille en
avoir peur ?
D'une part, avoir peur de « la » technique en général est absurde, car en toute
rigueur, comme nous l'avons déjà remarqué, « la» technique n'existe pas. Il y a des
techniques, lesquelles comportent des dangers variables. S’il faut avoir peur, c’est,
à la limite et seulement, de la technique moderne. C’est elle qui a sans doute un
côté « monstrueux », pour reprendre l’adjectif utilisé par Heidegger.
D’autre part, à supposer même que le danger soit réel et éminent, on peut se
demander s’il faut avoir peur. La peur est, à première vue, un sentiment naturel.
Peut-elle faire l’objet d’un devoir ? Devons-nous avoir peur ?
GGP, LCS, 2023-2024
3. Le problème de la peur (1)
a) L’heuristique de la peur
Cf. Hans Jonas, Le principe responsabilité (1979).
• La technique moderne donne à l'homme un pouvoir tel qu'il peut désormais
détruire la planète. C'est une situation inédite dans l'histoire de l'humanité. Pour
y faire, selon Jonas, nous avons besoin d'une nouvelle éthique.
Les éthiques traditionnelles sont aujourd'hui dépassées. Elles ont été conçues
pour encadrer les actions humaines, alors même que l'homme, en agissant, ne
pouvait nuire qu'à d'autres hommes. Elles sont anthropocentristes by design,
pourrait-on dire : elles ont été conçues pour l'homme, et seulement pour lui, à
une époque où il était impensable que la nature puisse être vulnérable.
GGP, LCS, 2023-2024
3. Le problème de la peur (2)
Or, la technique moderne a transformé « l’essence de l’agir humain ». Elle a
considérablement augmenté la portée de nos actions, dans l’espace comme dans
le temps. Celles-ci peuvent avoir un impact sur l’ensemble des êtres vivants
présents et à venir. Leurs conséquences peuvent, en outre, être irréversibles.
Avec cet immense pouvoir que la technique moderne nous confère, viennent une
nouvelle responsabilité et de nouveaux devoirs.
Selon Jonas, nous sommes désormais responsables de l’avenir. Nous avons des
devoirs non seulement envers nos contemporains, mais aussi envers les
générations futures. Nous avons aussi des devoirs envers la nature.
« Kant disait : "Tu dois, donc tu peux". Nous devons dire aujourd’hui : "Tu dois,
car tu fais, car tu peux." » (Le principe responsabilité, p. 247)
GGP, LCS, 2023-2024
Un nouvel impératif catégorique
« Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui
s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à
peu près ainsi : "Agis de façon que les effets de ton action
soient compatibles avec la Permanence d'une vie
authentiquement humaine sur terre" ; ou pour l'exprimer
négativement : "Agis de façon que les effets de ton action ne
soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle
vie" ; ou simplement : "Ne compromets pas les conditions
pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre" ; ou encore,
formulé de nouveau positivement: "Inclus dans ton choix
actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire
de ton vouloir". »
Hans JONAS, Le Principe responsabilité [1979], p. 40
3. Le problème de la peur (3)
• S'inspirant de Kant, Hans Jonas propose un nouvel impératif catégorique, lequel
combine, à bien y regarder, des éléments déontologistes et conséquentialistes.
- Pour savoir si mon action est morale, je ne dois pas me demander (abstraitement) si la
maxime de mon action est universalisable sans contradiction (indépendamment de ses
conséquences). Je dois agir de manière responsable, c’est-à-dire en pensant aux conséquences
(concrètes) de mes actions. L’éthique de Jonas est une éthique de la responsabilité, et non
pas une éthique de la conviction (cf. Max Weber). Elle est donc conséquentialiste.
- Il y a pourtant une dimension déontologiste, car il y a des valeurs absolues à respecter
inconditionnellement : la vie humaine et la vie tout court. L’extinction de l’espèce humaine et
la disparition de la vie sur terre sont des maux absolus. L’éthique de Jonas est biocentriste (et
non pas anthropocentriste). C’est la vie qui est, en dernière instance, la valeur suprême. Mais
c’est un biocentrisme « humaniste » (qui se tient à distance de toute tentation écofasciste) :
en aucun cas, il ne s’agit de sacrifier les êtres humains au profit des êtres vivants.
GGP, LCS, 2023-2024
3. Le problème de la peur (4)
• Problème : pouvons-nous prévoir les conséquences de nos actions ? Les
conséquences sont d’autant plus imprévisibles que la technique nous échappe :
nous ne maîtrisons pas complètement tous ses effets. Notre pouvoir tend à
dépasser notre savoir : nous ne savons pas toujours ce que nous faisons. Dans
l’incertitude, et face aux risques qu’elles nous font courir, ne faudrait-il pas
interdire tout simplement certaines nouvelles technologies ?
Jonas ne va pas jusque-là. Ceci dit, il nous invite à agir de manière responsable,
en anticipant au mieux les conséquences de nos actions. Soit. Mais comment
faire ? Selon Jonas, la peur peut nous aider à prendre les bonnes décisions.
Paradoxe : face au progrès technique, nous avons le devoir d’avoir peur. Peur et
raison ne s’opposent pas, selon Jonas, mais sont complémentaires.
GGP, LCS, 2023-2024
3. Le problème de la peur (5)
• Jonas développe ainsi une théorie qu’il appelle « l’heuristique de la peur ». Le
mot « heuristique » veut dire : « ce qui sert à la découverte ». Il faut comprendre
que la peur nous permet de découvrir les dangers qui nous menacent, elle nous
permet d’en prendre conscience. Seulement, la peur dont Jonas fait l’éloge n’est
pas tout à fait une peur comme les autres :
- Ce n’est pas une peur spontanée et naturelle, mais une peur provoquée. Il faut vouloir éprouver
la peur, il faut se faire peur – ce qui suppose d’avoir recours à l’imagination.
- Ce n’est pas une peur égoïste, mais altruiste : c’est une peur, non pas pour soi, pour les autres,
et en particulier, pour les générations futures.
- C’est une peur qui doit, non pas nous paralyser, mais nous pousser à agir. C’est peut-être parce
que nos contemporains n’ont pas assez peur qu’ils n’agissent pas (par ex., pour « sauver » le
climat). S’ils avaient véritablement peur, sans doute ils agiraient, davantage et surtout plus
efficacement.
GGP, LCS, 2023-2024
La peur est-elle un devoir ?
«[C]’est peut-être l’avertissement de la peur qui peut nous conduire vers la raison.
La peur ne constitue peut-être pas en elle-même une position très noble, mais elle
est tout à fait légitime. Et s’il y a quelque chose à redouter, la prédisposition à une
peur justifiée est en elle-même un commandement éthique. »
Hans Jonas, Éthique pour la nature, Arthaud Poche, p. 169.
« [Q]uand nous serons face à la catastrophe, il ne s’agira plus de peur, mais d’une
véritable panique. C’est pour éviter la panique que je propose de réhabiliter la peur.
La peur que j’appelle de mes vœux ne paralyse pas. Il s’agit d’une peur intellectuelle,
simulée, qui consiste à anticiper sur la peur que nous éprouverons certainement
lorsque la catastrophe se produira. Il s’agit de stimuler notre imagination de façon à
nous représenter ce que nous sommes incapables d’éprouver aujourd’hui parce que
c’est beaucoup trop abstrait. C’est ce que le philosophe Hans Jonas, un des
inspirateurs de ma pensée, appelle l’heuristique de la peur, une peur préventive et
contrôlée, une peur utile à l’action. »
Jean-Pierre Dupuy, « Dominique Lecourt / Jean-Pierre Dupuy : Apocalypse now ? »,
Philosophie Magazine, n° 34, nov. 2009.
3. Le problème de la peur (6)
b) Critique des discours de la peur
• La thèse de la Singularité technologique
Le progrès technologique est tel qu’on approcherait un point de rupture dans
l’histoire de l’humanité – point qu’on appelle la « Singularité ». Une nouvelle ère
pourrait commencer et aucun retour en arrière ne serait possible. L’humanité
pourrait finir par disparaître au profit des robots. Ce discours catastrophiste qui
relève de la science-fiction est relayé par certains scientifiques eux-mêmes (dont
Stephen Hawking).
Arguments : 1) la loi de Gordon Moore ; 2) le développement des technologies
dites NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives).
GGP, LCS, 2023-2024
La Singularité technologique
«Cet évènement inéluctable [...] a un nom : la Singularité́ technologique. C'est en
référence à lui qu'on fait tant d'annonces inquiètes. Avant d'en examiner les risques et
les conséquences, rappelons-en les sources.
Le scénario originaire vient de la science-fiction. Vernor Vinge l'a popularisé dans ses
romans, au cours des années 1980, avant de le théoriser dans un essai intitulé « The
coming technological singularity » paru en 1993. Selon lui, à un terme de moins de
trente ans, les progrès des technologies de l'information doteront des entités
artificielles d'une intelligence surhumaine. Le statut de l'homme dans la nature s'en
trouvera bouleversé ; son rang en sera changé ; son autonomie aussi. Ses connexions
aux machines l'aideront à augmenter considérablement son intelligence, ses facultés
cognitives (raisonnement, mémoire, perception, etc.) et sa vie. Il deviendra alors un
hybride de vivant et de technologie, un organisme cybernétique, autrement dit un
cyborg. Cela tiendra à l'accélération inouïe des progrès des technologies qui
modifieront rapidement, du fait de leur amplification brusque, incontrôlable et
irréversible, le régime de production des connaissances jusqu'à un stade difficile à
appréhender pour l'entendement humain. L'essai écrit en 1993 plaçait cet événement
d'ici à 2023. »
Jean-Gabriel GANASCIA, Le mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence
artificielle ?, Seuil, 2017, p. 17-18.
La loi de Moore
« Cette loi émise en 1965 par Gordon
Moore, l'un des fondateurs de la
société́ Intel, partait du constat selon
lequel le nombre de composants des
microprocesseurs doublait tous les
dix-huit mois depuis 1959. À partir de
ce moment-là et jusqu'à aujourd'hui,
on observe que les capacités de
stockage d'information et la vitesse de
calcul des processeurs croissent
toujours sur un rythme à peu près
exponentiel, et donc que la loi se
vérifie plus ou moins, avec un
doublement tous les deux ans. »
(Ganascia, op. cit., p. 20)
3. Le problème de la peur (7)
• Faut-il avoir peur ?
Jean-Gabriel Ganascia (informaticien et philosophe français, né en 1955) considère
que cette peur n’est pas justifiée.
Contre la thèse de la Singularité, il avance plusieurs arguments :
1) Un argument logique. Ceux qui croient à la thèse de la Singularité croient que, parce que la loi
de Moore a été vérifiée pendant un certain nombre d’années, elle sera toujours vérifiée. C’est
une généralisation hâtive. En outre, les défenseurs de la Singularité s’autocontredisent. D’un
côté, ils croient à la régularité du progrès technologique (le futur devrait ressembler au passé),
et d’un autre côté, ils croient à son irrégularité (la Singularité étant précisément une nouveauté
: le futur ne devrait pas ressembler au passé).
GGP, LCS, 2023-2024
3. Le problème de la peur (8)
2) Un argument physique. Le progrès technologique ne devrait pas se poursuivre indéfiniment, car
il y a des limites physiques à la miniaturisation des composants électroniques. Pour l’instant, il
n’est pas possible de « descendre au-dessous de la dizaine de nanomètres, un nanomètre
correspondant à 10-9 mètre, autrement dit à un milliardième de mètre » (Ganascia, op. cit., p.
37). C’est ce qu’on appelle le « mur du silicium ».
3) Un argument philosophique. L’intelligence ne se réduit pas à la puissance de calcul. Aussi, à
supposer même que le progrès technologique se poursuive indéfiniment, il est peu probable
que des machines soient, un jour, plus intelligentes que les êtres humains.
Ganascia va plus loin et s’interroge sur les discours qui visent à faire peur. Paradoxalement, ils
proviennent des mêmes acteurs (Bill Gates, Elon Musk, Ray Kurzweil, etc.) qui contribuent au
développement des nouvelles technologies. Selon Ganascia, nous sommes face à de véritables
« pompiers pyromanes » (op. cit. p. 108). Sa thèse finale consiste à dire que, derrière la thèse de la
Singularité, il y a des enjeux économiques et politiques.
GGP, LCS, 2023-2024
3. Le problème de la peur (9)
• La question de l’autonomie de la technique
Ceux qui cherchent à faire peur présentent généralement « la technique » comme
une force extérieure à nous, comme une puissance autonome, sur laquelle nous
n’aurions aucune emprise. La technique est ainsi personnifiée, voire diabolisée.
Jonas lui-même la présente comme un « Prométhée déchaîné ». Cette métaphore
et d’autres sont sans doute très efficaces pour inspirer la peur. Reste qu’elles sont
très contestables, pour dire le moins. D’une part, il n’y a pas de puissance
supérieure, appelée « la technique », qui nous dicterait notre destin. D’autre part, il
ne faut pas oublier que, derrière les nouvelles technologies, il y a des hommes et
des ... intérêts économiques et politiques.
Aussi, au lieu d’être technophobes, soyons technocritiques !
GGP, LCS, 2023-2024
Par-delà technophilie et technophobie
« La polarisation caricaturale du débat entre "technophiles" ouverts au progrès et "technophobes"
archaïques et réactionnaires dissimule la diversité et la complexité des positions comme les enjeux
sociaux, politiques et culturels que soulèvent les techniques. La ligne de fracture ne passe pas entre
les partisans et les opposants à la technique, mais entre ceux qui prétendent que les techniques
sont des outils neutres, que le progrès technique est un dogme non questionnable, et ceux qui y
détectent des instruments de pouvoir et de domination, des lieux où se combinent sans cesse des
rapports de force et qui, à cet égard, doivent être critiqués. L’opposition entre ces deux figures
antithétiques du technophile et du technophobe mérite d’être interrogée car elle est une
construction socioculturelle qui a accompagné l’avènement du monde industriel. Les sociétés
contemporaines se sont construites sur le postulat que les techniques étaient neutres – c’est-à-dire
indifférentes à leurs effets sociaux, environnementaux ou politiques – et qu’il revenait donc aux
hommes et à leurs institutions de décider de leur utilisation. Pourtant, les exemples abondent, qui
montrent combien les techniques transportent des trajectoires et façonnent en permanence le
champ des possibles de l’action. L’opposition au changement technique ne consiste pas dans un
refus de la technique, elle vise à s’opposer à l’ordre social et politique que celle-ci véhicule ; plus
qu’un refus du changement elle est une proposition pour une trajectoire alternative. Mais encore
faut-il entendre ce que disent les opposants, comprendre leurs raisons au lieu de stigmatiser leur
ignorance supposée. »
François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences
[2014], Paris, La Découverte Poche, 2016, p. 12.
Suggestions de lecture (pour aller plus loin)
Ouvrages généraux sur la technique :
• Jean-Yves Goffi, La philosophie de la technique, PUF, « Que sais-je ? », 1988.
• Jean-Pierre Séris, La technique, PUF, 1994.
• Jeanne Guien et Hélène Vuillermet, La technique, Flammarion, « GF Corpus », 2018.
Ouvrages plus spécifiques (transhumanisme, IA, numérique, etc.) :
• Michael J. Sandel, Contre la perfection. L’éthique à l’âge du génie génétique (2007), Vrin,
2016.
• Stéphane Vial, L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception, PUF,
« Quadrige », 2013.
• Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?,
Seuil, 2017.
GGP, LCS, 2023-2024

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Faut-il avoir peur de la technique ? (G. Gay-Para)

  • 1. Faut-il avoir peur de la technique?
  • 2. Plan 1. La position technophile a) Technique et humanité b) Technique et nature 2. La position technophobe a) Les dangers de la technique b) La question de la neutralité de la technique 3. Le problème de la peur a) L’heuristique de la peur b) Critique des discours de la peur GGP, LCS, 2023-2024
  • 3. Introduction (1) • De la technique aux systèmes techniques Le mot « technique » vient du grec τέχνη (technè) qui désigne le savoir- faire, l’habileté, la capacité à produire un objet en appliquant des règles déterminées. Une technique, c’est un moyen ou un ensemble de moyens mis en œuvre par l’homme pour atteindre les fins qu’il vise. Le concept de technique a donc une forte extension : il peut désigner non seulement des procédés, mais aussi des objets plus ou moins sophistiqués, du simple outil à la machine et au robot. GGP, LCS, 2023-2024
  • 4. Introduction (2) L’extension du concept est si grande qu’on pourrait dire que « la » technique n’existe pas. En fait, il y a des techniques. On peut faire trois remarques préliminaires à ce sujet. 1) Les techniques sont omniprésentes. Quoi que nous fassions, quelle que soit notre activité, quelles que soient les fins que nous visons, nous utilisons toujours des techniques. Celles-ci nous accompagnent sans cesse dans notre vie quotidienne. Elles sont littéralement partout. NB : la technique ne se réduit pas à l’utilisation d’outils. Il y a des techniques du corps (par ex., pour s’asseoir, pour nager) et même de l’esprit (par ex., pour calculer, pour mémoriser). GGP, LCS, 2023-2024
  • 5. Introduction (3) 2) Les techniques évoluent sans cesse. Les techniques les plus anciennes, supposées moins efficaces, sont généralement délaissées au profit des techniques les plus récentes. Il y a donc une histoire des techniques, laquelle détermine, à bien des égards, l’histoire des hommes. Les sociétés humaines évoluent, en effet, au gré des inventions techniques. Celles-ci ont un fort impact, en particulier, sur la manière qu’ont les hommes de travailler. Les archéologues et les historiens s’appuient d’ailleurs sur ces mêmes inventions pour établir et justifier leurs périodisations. Notons enfin que c’est une certaine technique – à savoir, l’écriture – qui a rendu possible l’histoire elle-même, qui marque le début de l’histoire. GGP, LCS, 2023-2024
  • 6. Introduction (4) 3) Si on considère les techniques disponibles dans une société à un moment donné, il apparaît qu’elles forment un système. Loin d’être isolées les unes des autres, elles sont interdépendantes et fonctionnent en réseau. « Une technique est toujours au carrefour de plusieurs autres. » (Jean-Pierre Séris, La technique, p. 51) Cette interdépendance des techniques apparaît en amont, au moment de l’invention, mais aussi en aval, au moment de l’utilisation. L’invention technique résulte généralement de la combinaison, voire de l’hybridation, de techniques plus anciennes. En outre, pour fonctionner, l’objet technique doit être relié à une multiplicité d’autres objets, lesquels constituent un réseau. Ainsi, toutes les techniques s’entrecroisent, s’entremêlent. GGP, LCS, 2023-2024
  • 7. « Fardier à vapeur » de Joseph Cugnot (1771), Musée des Arts et Métiers, Paris. « En 1769, l’ingénieur militaire Nicolas Cugnot construit le premier véhicule capable de s’affranchir de la traction animale. Une chaudière à vapeur alimente alternativement deux cylindres installés de part et d’autre d’une unique roue motrice. L’effort linéaire ainsi généré sur les pistons est transformé en mouvement de rotation par un système de roue à rochet (roue dentée qu’un cliquet impose de faire tourner dans un seul sens). Ce mécanisme, utilisé alors dans l’horlogerie, autorise également un fonctionnement en marche arrière. Les essais prometteurs d’un petit prototype favorisent la réalisation d’un second fardier susceptible de transporter 5 tonnes à 4 km/h. » Source : https://www.arts-et-metiers.net/musee/fardier-vapeur Le Fardier de Cugnot : la première automobile de l’histoire
  • 8. « À la fin du 19e siècle, une invention vient bouleverser la conception des immeubles : l’ascenseur. Inventé par l’Américain Otis en 1853, le monte-charge fonctionne d’abord à la vapeur. Il devient ensuite hydraulique en 1869, à air comprimé en 1890, et enfin électrique en 1895. Cette innovation équipe d’abord les grands magasins et les édifices exceptionnels comme la tour Eiffel. Quand il s’impose dans les immeubles d’habitation, il révolutionne la hiérarchie des étages : les niveaux supérieurs deviennent alors plus appréciés que les premiers ou deuxièmes. Ces parties hautes, devenues très demandées, sont désormais beaucoup plus travaillées et décorées que dans les immeubles haussmanniens. Des balcons ouvragés, des galeries, des terrasses, parfois de style Art Nouveau, s’y imposent désormais. » Source : https://passerelles.essentiels.bnf.fr Elisha Otis et la révolution de l’ascenseur Démonstration de Elisha Otis au Crystal Palace de New-York en 1854.
  • 9. Introduction (5) • L’histoire des systèmes techniques Au cours du temps, tel système technique a remplacé tel autre et ainsi de suite. Depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui, on peut distinguer quatre systèmes techniques : - Le système technique classique (Renaissance / fin XVIIIe siècle) est fondé sur le système bielle- manivelle qui exploite l’eau et l’air. Les objets techniques sont en pierre et en bois. Ex : le moulin à vent. - Le premier système technique industriel (fin XVIIIe siècle / fin XIXe siècle) est fondé sur la machine à vapeur qui utilise le charbon. Les objets sont en métal. Ex : la locomotive. - Le deuxième système technique industriel (fin XIXe siècle / début XXe siècle) est fondé sur le pétrole et l’électricité. Les objets sont désormais en acier. Ex : l’automobile avec moteur à explosion. - Le système technique numérique (fin XXe-début XXIe) est fondé sur l’ordinateur. GGP, LCS, 2023-2024
  • 10. Introduction (6) L’histoire des systèmes techniques, loin d’être absurde, a un sens. On constate « l’existence d’une hausse tendancielle de la délégation machinique » (Stéphane Vial, L’être et l’écran, p. 61). Autrement dit, au cours des siècles, l’homme a eu tendance à déléguer de plus en plus de tâches aux machines. Il a tout à abord délégué le travail physique. Avec les technologies numériques, il tend aujourd’hui à déléguer de plus en plus le travail mental. Cf. Steve Jobs (1955-2011) : « Pour moi, l’ordinateur est l’outil le plus remarquable que nous ayons inventé. C’est l’équivalent de la bicyclette pour l’esprit. » (cité par S. Vial, op. cit., p. 62) GGP, LCS, 2023-2024
  • 11. Introduction (7) C’est la science qui est le moteur du progrès technique. Le progrès technique suit le progrès scientifique, ce qui est évident, si on pense aux nouvelles « technologies » lesquelles sont, avant tout, de la science appliquée. Il faut noter que la relation entre technique et science va dans les deux sens : si la science « détermine » la technique, l’inverse est aussi vrai. Sciences et techniques interagissent et s’influencent mutuellement. Les inventions techniques ont joué un rôle décisif dans le progrès scientifique. Ex : la lunette astronomique, le microscope. Il faut ajouter que ce n’est pas seulement la science qui fait avancer les techniques. C’est aussi l’industrie, du fait des nombreux enjeux économiques et militaires. GGP, LCS, 2023-2024
  • 12. Introduction (8) • Problématisation Notre époque est traversée par deux tendances opposées : une tendance technophile et une tendance technophobe. La première tendance, comme son nom l’indique, valorise la technique. Elle pense que la technique est le remède à tous nos maux. Grâce à la technique, on pourrait, par exemple, sauver la planète (grâce à des machines qui captent le CO2 dans l’atmosphère), améliorer les démocraties existantes (grâce à internet), ou encore améliorer l’homme lui-même (en le dotant de nouvelles capacités). Cf. le technosolutionnisme et le transhumanisme. GGP, LCS, 2023-2024
  • 13. Introduction (9) La seconde tendance se méfie des nouvelles technologies. Elle dénonce les périls qu’elles font courir à l’humanité. Au niveau macro, on s’inquiète du changement climatique, du déclin de la biodiversité, voire de la disparition de la vie sur terre. Au niveau micro, on s’inquiète de l’impact qu’ont les nouvelles technologies sur notre santé (ex : les OGM, les perturbateurs endocriniens, les ondes) et sur notre intelligence (ex : la télévision, internet, les écrans). Critiquant la technique, certains font l’éloge d’une vie plus proche de la nature (selon une tradition qui court de Montaigne à Thoreau en passant par Rousseau). Entre technique et nature, il faudrait choisir. Mais n’est-ce pas un faux dilemme ? Quelle attitude faut-il donc adopter face à la technique ? Sans doute convient-il d’échapper à deux extrêmes : la vénération et la diabolisation. GGP, LCS, 2023-2024
  • 14. Introduction (10) La peur est, par définition, un sentiment que nous éprouvons lorsque nous sommes face à quelqu’un ou quelque chose qui nous semble dangereux, c’est-à-dire qui semble menacer notre vie. Or, la technique est-elle dangereuse ? Si on pense à ses nombreux effets néfastes, sans doute. Ceci dit, on pourrait toujours rétorquer que ce n’est pas la technique qui est dangereuse, mais ses mauvais usages. Par exemple, un couteau n’est pas intrinsèquement dangereux. Tout dépend dans quelles mains il se trouve. Au fond, la technique n’est-elle pas neutre ? Mais, à supposer que nous soyons réellement en danger, on peut se demander aussi s’il faut avoir peur. La peur est-elle utile pour faire face au danger ? Est-elle bonne conseillère ? N’est-elle pas irrationnelle ? Peur et raison s’opposent-elles ? GGP, LCS, 2023-2024
  • 15. 1. La position technophile (1) De prime abord, nous n’avons aucune raison d’avoir peur de la technique. Une telle peur n’est pas fondée. Elle est donc irrationnelle. Deux arguments : 1) La technique contribue à nous définir en tant qu’êtres humains. Elle est l’un des éléments constitutifs de notre humanité. Avoir peur d’elle reviendrait à avoir peur de ce qui nous définit, et donc de nous-mêmes, ce qui est absurde. 2) La technique n’est pas dangereuse. Non seulement nous n’aurions pas survécu sans elle, mais elle contribue, en outre, à améliorer nos conditions de vie. De fait, à première vue, c’est la nature, et non la technique, qui est dangereuse et qui nous fait peur. GGP, LCS, 2023-2024
  • 16. 1. La position technophile (2) a) Technique et humanité • L’être humain et la technique sont étroitement liés : c’est ce que suggère le mythe de Prométhée rapporté par Platon dans le Protagoras. Épiméthée et Prométhée – deux titans – ont été chargés de « répartir les capacités » entre toutes les espèces, de telle sorte que chacune puisse assurer sa conservation. Epiméthée – dont le nom signifie celui qui réfléchit « après » – se charge, seul, de la répartition. Or, par mégarde, il donne tout aux animaux et oublie l’être humain. Ce dernier est, en effet, « nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes ». Il aurait été condamné à mourir, si Prométhée – le « prévoyant » – n’était pas venu à son secours. GGP, LCS, 2023-2024
  • 17. 1. La position technophile (3) Du mythe, on peut dégager trois idées : 1) L’homme est naturellement fragile. 2) La technique a sauvé l’homme. Sans la technique, il n’aurait pas survécu. 3) Prométhée a volé le feu et le savoir technique à Athéna et Héphaïstos. La technique serait donc d’origine divine. Examinons de plus près le premier point. C’est parce que l’homme est naturellement fragile qu’il a besoin de la technique. Alors que les animaux peuvent survivre par leurs propres moyens, l’homme ne peut pas rester tel que la nature l’a fait : ses organes ne suffisent pas ; il doit fabriquer et utiliser des outils, lesquels seraient comme des prolongements artificiels de son corps. Ainsi, d’après le mythe, c’est l’oubli d’Épiméthée, et donc la défaillance de la nature, qui rend la technique nécessaire. GGP, LCS, 2023-2024
  • 18. 1. La position technophile (4) • Aristote conteste cette interprétation du mythe. Selon lui : 1) La nature fait bien les choses. 2) L’homme n’est ni fragile ni désavantagé par aux autres animaux. 3) La technique est, non pas divine, mais naturelle. Elle découle de deux caractéristiques naturelles de l’homme, à savoir son intelligence et le fait qu’il possède des mains. - Aristote part du postulat selon lequel la nature ne fait rien en vain : elle attribue « chaque organe à qui est capable de s’en servir ». Il constate ensuite que la main n’est pas un organe comme les autres : elle n’a pas de fonction prédéfinie, elle est polyvalente. Or, seul un être intelligent peut tirer profit d’un tel organe. La nature ayant donné à l’homme l’intelligence, du même coup, celui-ci était comme « prédisposé » à avoir des mains. GGP, LCS, 2023-2024
  • 19. 1. La position technophile (5) - Ayant des mains, l’homme est, en fait, avantagé par rapport aux autres animaux. La main est un atout considérable : elle est « non pas un outil, mais plusieurs » ; elle est « l’outil de loin le plus utile ». D’une part, d’un point de vue morphologique, elle peut prendre différentes positions. D’autre part, grâce au pouce préhensible, elle peut saisir des choses. Enfin, elle peut fabriquer et utiliser des outils. Ainsi, doté de mains, l’homme peut s’adapter à n’importe quelle situation ; il dispose à chaque fois de l’outil approprié. Selon les besoins, « la main devient griffe, serre, corne, ou lance, ou épée, ou toute autre arme ou outil ». GGP, LCS, 2023-2024
  • 20. La main est-elle un organe comme les autres ? (1) Tim Burton, Edward Scissorhands, 1990
  • 21. La main est-elle un organe comme les autres ? (2) Paul Valéry : « La main est cet organe extraordinaire en quoi réside toute la puissance de l’humanité, et par quoi elle s’oppose si curieusement à la nature, de laquelle cependant elle procède. » (Discours aux chirurgiens, 1938) Michel-Ange, La création d’Adam (1508-1512), Chapelle Sixtine, Rome (Vatican)
  • 22. 1. La position technophile (6) - C’est parce que l’homme a des mains qu’il peut fabriquer et utiliser des outils. Mais s’il peut tirer profit de ses mains, en faire un bon usage, c’est parce qu’il est intelligent. Mais qu’est-ce que l’intelligence ? On oppose généralement l’intelligence à l’instinct. L’instinct permet à l’animal de survivre, en lui faisant adopter tel ou tel comportement. Il a pour avantage d’être inné (il n’exige aucun apprentissage) mais pour inconvénient d’être « rigide » : soumis à son instinct, l’animal a tendance à adopter le même comportement, quelle que soit la situation. Cf. Pascal : « Le bec du perroquet qu’il essuie, quoiqu’il soit net. » (Pensées, LG n° 98) GGP, LCS, 2023-2024
  • 23. 1. La position technophile (7) L’intelligence ne permet pas d’accomplir d’emblée les bonnes actions : elle suppose un apprentissage. Mais elle est plus « souple » : elle permet de s’adapter à n’importe quelle situation. Surtout, elle permet de résoudre des problèmes. On reconnaît l’être intelligent à sa capacité à choisir et à employer le moyen adéquat pour atteindre la fin qu’il vise. Deux remarques à ce propos : 1) L’intelligence et la technique s’imbriquent mutuellement. S’il n’y a pas de technique sans intelligence, inversement, l’intelligence (même si elle ne s’y réduit pas) a toujours une dimension instrumentale ou technique. 2) L’intelligence (et donc la technique) implique un certain rapport au monde. L’être intelligent se rapporte à son environnement, de manière intéressée, à la recherche de moyens pour atteindre sa fin. Aussi voit-il les choses en double. Par exemple, en manipulant un os, il finit par le voir comme un moyen pour atteindre sa fin (par ex., tuer son ennemi). Ainsi, il voit l’os, non seulement comme un os, mais aussi comme une arme. GGP, LCS, 2023-2024
  • 24. L’homme se définit-il par la technique ? Stanley Kubrick, 2001: A Space Odyssey, 1968
  • 25. 1. La position technophile (8) • Conclusion : parce qu'il est intelligent et possède des mains, l’être humain est « fait » pour développer des techniques. Il est par nature un être technique. La technique fait partie de sa nature, c’est-à-dire de son essence. Cf. Benjamin Franklin (1706-1790, père fondateur des États-Unis) : « Man is a tool-making animal. » Cf. Henri Bergson : l’être humain est un « Homo Faber », un être qui fabrique et utilise des outils. En appelant l’être humain Homo Sapiens, on a voulu mettre l’accent sur son intelligence (« sapiens » en latin signifie : intelligent, sage, raisonnable). Mais on a négligé le fait que cette intelligence est d’abord pratique (et non théorique) et donc technique. Elle se manifeste, avant tout, dans la fabrication et l’utilisation d’outils. GGP, LCS, 2023-2024
  • 26. 1. La position technophile (9) b) Technique et nature • C’est la nature, et non la technique, qui fait peur à l’homme. Qu’on pense aux catastrophes naturelles : séisme, éruption volcanique, tsunami, tempête, etc. Qu’on pense aux animaux sauvages, aux plantes toxiques, etc. Non seulement la technique ne fait pas peur, mais elle nous permet d’avoir moins peur. Elle nous permet de nous protéger de la nature. Mieux : elle devrait nous permettre, dans un avenir plus ou moins proche, de maîtriser la nature, de la contrôler complètement. Tel est l’espoir nourri par la modernité occidentale. Descartes est sans doute le premier à l’avoir formulé clairement. GGP, LCS, 2023-2024
  • 27. Qu’est-ce que la nature ? Sean Penn, Into the Wild, 2007. On peut distinguer cinq sens du mot « nature ». 1) La nature, c’est tout ce qui existe. « Nature » est synonyme de « monde », d’« univers », ou encore de « matière ». 2) La nature, c’est tout ce qui existe indépendamment de l’homme. « Nature » s’oppose à « artifice » et à « culture ». 3) La nature, c’est l’ensemble des êtres vivants. Elle comprend les animaux et les végétaux ainsi que les milieux dans lesquels ils évoluent. 4) La nature, c’est la puissance qui est à l’œuvre dans le monde vivant. La nature est ici une sorte de divinité. Cf. Mère Nature ou encore Dame Nature. 5) La nature, c’est l’ensemble des propriétés qui définissent un être. « Nature » est synonyme d’« essence ».
  • 28. 1. La position technophile (10) Cf. Descartes, Discours de la méthode (1637), VI. Thèse générale : grâce à la science et à la technique, les hommes pourraient devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature », et ainsi améliorer leurs conditions de vie. - Pour comprendre le texte, il n’est pas inutile de rappeler le contexte historique. En 1633, Galilée a été condamné par le Saint-Office. De peur de connaître le même sort que Galilée, Descartes a renoncé à publier son livre intitulé Le Monde ou Traité de la lumière – livre dans lequel il prenait position en faveur du système héliocentrique. Quatre ans plus tard, il revient sur sa décision. Il publie en même temps le Discours de la méthode et trois traités scientifiques (La Dioptrique, Les Météores, et la Géométrie). GGP, LCS, 2023-2024
  • 29. 1. La position technophile (11) - Pour expliquer sa décision, Descartes fait référence à la loi morale et religieuse qui nous commande de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour promouvoir « le bien général de tous les hommes ». Ne pas respecter cette loi reviendrait à pécher. Descartes est donc moralement obligé de publier ses travaux scientifiques : la « science » à laquelle il travaille n’a pas d’autre but que d’améliorer le sort de l’humanité. - La science des Modernes – celle que Descartes promeut – se distingue, en effet, de la science des Anciens (« la philosophie spéculative ») en ce qu’elle est tournée, non pas vers la contemplation, mais vers l’action. Elle cherche le savoir, non pas pour lui-même, mais pour ses applications pratiques et concrètes. Elle est, avant tout, non pas théorique, mais pratique. GGP, LCS, 2023-2024
  • 30. 1. La position technophile (12) - La science « moderne » a, certes, une dimension théorique. Elle cherche à expliquer les phénomènes naturels, à dégager « les lois » auxquelles ils sont soumis. Il n’en reste pas moins que sa finalité première est pratique. Dès lors qu’on connaît « les lois de la nature », on peut en effet les utiliser pour agir sur la nature, et la modifier conformément à nos désirs, à nos aspirations. Cf. Francis Bacon (1561-1626) : « On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant. » (Novum organum, I, §3) Quoi que nous fassions, nous obéissons toujours à la nature. Ses lois (contrairement aux lois humaines) sont inviolables. Seulement, nous pouvons utiliser ces mêmes lois (par ex., la loi de la gravitation) pour faire ce que nous voulons, pour réaliser nos propres fins (par ex., voler dans les airs). GGP, LCS, 2023-2024
  • 31. 1. La position technophile (13) - Il faut noter que les objets techniques sont, certes, produits par les hommes et sont, en ce sens, artificiels. Néanmoins, ils sont aussi naturels, au sens où ils respectent les mêmes lois que les choses naturelles, c’est-à-dire les lois physiques ou les lois de la nature. Ces lois s’appliquent sans exception à tout être matériel, qu’il soit naturel ou artificiel. Il y a donc une unité fondamentale de la matière. Ainsi, selon Descartes, non seulement il n’y a pas de différence essentielle entre les choses naturelles et les objets techniques, mais la connaissance scientifique des unes rend possible l’invention technique des autres. Les objets techniques tirent profit, en effet, des propriétés naturelles des corps, qui ont été découvertes par la science. GGP, LCS, 2023-2024
  • 32. La nature n’est-elle qu’une machine complexe ? « Je ne connais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. » Descartes, Principes de la philosophie (1644), IV, article 203.
  • 33. 1. La position technophile (14) - La maîtrise scientifico-technique de la nature est non seulement possible, mais souhaitable. Descartes espère qu’elle contribuera à améliorer les conditions de vie des hommes. 1) Le progrès scientifico-technique pourrait, à long terme, libérer l’homme du fardeau que constitue le travail ou du moins atténuer sa pénibilité. 2) Ce même progrès devrait conduire à un progrès médical. Les hommes pourraient vivre en meilleure santé et plus longtemps. Descartes entrevoit qu’on pourrait ralentir le processus du vieillissement, voire l’arrêter. 3) L’esprit étant dépendant du corps, si le corps se porte bien, l’esprit se portera bien aussi. Descartes suggère finalement que le progrès scientifico- technique pourrait conduire à un progrès moral. GGP, LCS, 2023-2024
  • 34. L’arbre de la connaissance selon Descartes Physique Métaphysique Médecine Mécanique Morale Descartes : « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (« Lettre-préface » aux Principes de la philosophie)
  • 35. 1. La position technophile (15) - « Comme maîtres et possesseurs de la nature » : cette formule célèbre a fait couler beaucoup d’encre. Elle soulève deux problèmes, en particulier. 1) Du point de vue de la religion, la formule est problématique, car elle suggère que l’homme pourrait prendre la place de Dieu. Si tel était le propos de Descartes, ce dernier serait, à juste titre, accusé d’hérésie. Cependant, sa formule n’est pas aussi choquante qu’on pourrait le croire. Deux arguments : ① Il ne faut pas oublier le « comme ». L’homme n’est pas Dieu, et ne le sera jamais. Mais il peut, à son échelle, et à certains égards, ressembler à Dieu, en particulier, grâce à sa puissance technique. ② La formule cartésienne fait écho au texte même de la Bible. C’est Dieu lui-même qui a ordonné à l’homme de se rendre maître de la nature. Cf. Genèse, 1. 28. GGP, LCS, 2023-2024
  • 36. La domination de la nature par l'homme « Dieu créa l'être humain comme une image de lui-même ; il le créa à l'image de Dieu, il les créa homme et femme. Puis il les bénit en leur disant : "Ayez des enfants, devenez nombreux, peuplez toute la terre et dominez-la ; soyez les maîtres des poissons dans la mer, des oiseaux dans les cieux et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre." » Genèse, 1. 27-28. « Christianity, in absolute contrast to ancient paganism and Asia's religions (...), not only established a dualism of man and nature but also insisted that is God's will that man exploit nature for his proper ends. (...) » Lynn White Jr. (historien américain), « The Historical Roots of Our Ecologic Crisis », Science, 1967.
  • 37. 1. La position technophile (16) 2) La formule cartésienne pose aussi le problème du rapport entre l’homme et la nature. Si l’homme occidental a tendance à exploiter la nature, quitte à l’épuiser et à la détruire, n’est-ce pas parce qu’il pense, sous l’influence du christianisme, que la nature est à sa disposition ? On a ainsi souvent fait, à la lumière des problèmes contemporains (la menace nucléaire, la crise écologique), une lecture rétrospective de la formule cartésienne pour en souligner le caractère dangereux. Ceci dit, cette lecture n’est pas tout à fait correcte. ① Si l’homme doit se rendre « maître » de la nature, ce n’est pas pour la dominer et l’exploiter : c’est plutôt pour s’en libérer, c’est-à-dire ne plus en être l’esclave. L’objectif premier de Descartes est « la conservation de la santé ». ② La nature ne nous appartient pas. Nous en sommes les « possesseurs » et non les propriétaires. Nous n’avons pas tous les droits sur elle. Nous avons le droit de l’utiliser (usus), de profiter de ses fruits (fructus), mais pas de la détruire (abusus). GGP, LCS, 2023-2024
  • 38. 1. La position technophile (17) • Si les transhumanistes des XXe et XXIe siècles partagent l’enthousiasme de Descartes pour la science et la technique, ils vont néanmoins beaucoup plus loin que lui. Ils reprennent à leur compte la formule cartésienne mais enlèvent sans scrupule le « comme ». Selon eux, grâce à la science et à aux nouvelles technologies, l’homme peut et même doit devenir « maître et possesseur » de la nature, de la nature extérieure comme de sa propre nature, c’est-à-dire de son propre corps. Quelques noms : Ray Kurzweil (États-Unis), Nick Bostrom (Suède), Max More (Royaume-Uni), Laurent Alexandre (France). GGP, LCS, 2023-2024
  • 39. 1. La position technophile (18) Trois propriétés du transhumanisme : 1) La technophilie : les transhumanistes croient au progrès technique et à ses vertus. À noter que le rapport entre technique et nature change : la technique ne doit plus pallier les insuffisances de la nature (comme dans le mythe de Prométhée) ; elle doit finir par la remplacer ! 2) L’anti-naturalisme : la nature n’est plus une valeur ou une norme à respecter. Ce qui est artificiel est considéré comme supérieur – et donc préférable – à ce qui est naturel. 3) L’eudémonisme : les transhumanistes font du bonheur leur priorité. Si eudémonisme il y a, attention, il n’a strictement rien à voir avec l’eudémonisme antique. Il tend, en outre, vers le pur et simple hédonisme, puisque le bonheur se réduit au fait de jouir sans entrave, sans limite, en satisfaisant tous ses désirs. GGP, LCS, 2023-2024
  • 40. 1. La position technophile (19) Avec les transhumanistes, la technique change de finalité et de statut. D’une part, elle n’a plus pour but de réparer l’homme, mais de l’améliorer en augmentant ses capacités physiques et intellectuelles (enhancement). En outre, elle n’est plus extérieure à l’homme. Elle fait désormais partie de lui. Elle est intégrée à son corps. Les transhumanistes appellent de leurs voeux l’avènement d’une nouvelle humanité : l’humanité 2.0 ou humanité augmentée. Il faut dépasser, selon eux, l’homme actuel – naturel – vers un homme nouveau, un être posthumain – en grande partie, voire complètement artificiel. Le vieillissement et la mort sont, à leurs yeux, des « maladies » qu’il faut éradiquer. Il ne faut pas s’y accommoder ou les accepter, mais utiliser le progrès scientifique et technologique pour les abolir, les supprimer. GGP, LCS, 2023-2024
  • 41. Contre la nature « Mother Nature, truly we are grateful for what you have made us. No doubt you did the best you could. However, with all due respect, we must say that you have in many ways done a poor job with the human constitution. You have made us vulnerable to disease and damage. You compel us to age and die — just as we’re beginning to attain wisdom. » Max More, A letter to Mother Nature, 1999.
  • 42. Contre la mort « Le mouvement transhumaniste s’est construit par opposition à l’idéologie de résignation face à la Nature et à la mort. (...) Les philosophes transhumanistes se battent contre les oppressions morales, religieuses et politiques, dans le but de faire progresser l’Humanité. À l’image des philosophes des Lumières, ils s’opposent aux superstitions, à l’arbitraire et aux manifestations irrationnelles des bioconservateurs, néo-luddites et intégristes de tous bords. À leurs yeux, l’Humanité n’a aucun scrupule à avoir dans l’utilisation de toutes les possibilités de transformation de l’Humain offertes aujourd’hui par la science. Jetés par le hasard sur un sentier qui ne mène nulle part, les hommes reprennent finalement en main leur destin en cassant pour de bon une sélection darwinienne déjà fort mise à mal par la civilisation. Cette mort que la Nature nous a imposée, nous allons continuer à chercher à la combattre par les NBIC et, probablement, avec plus de succès que jamais. » Laurent Alexandre, La mort de la mort (2016).
  • 43. Vivre, c’est mourir « On a longtemps pensé que la disparition de nos cellules – comme notre propre disparition en tant qu’individu – ne pouvait résulter que d’accidents et de destructions, d’une incapacité fondamentale à résister à l’usure, aux passage du temps et aux agressions permanentes de l’environnement. Mais nous savons aujourd’hui que la réalité est de nature plus complexe. Une vision radicalement nouvelle de la mort s’est révélée, comme un mystère au cœur du vivant. Aujourd’hui, nous savons que toutes nos cellules possèdent le pouvoir, à tout moment, de s’autodétruire en quelques heures. C’est à partir d’informations contenues dans leurs gènes – dans nos gènes – que nos cellules fabriquent en permanence les "exécuteurs" capables de précipiter leur, et les "protecteurs" capables de les neutraliser. (...) Pour chacune de nos cellules, vivre, c'est avoir réussi à empêcher, pour un temps, le suicide. (...) Dès les premiers jours qui suivent notre conception – au moment même où débute notre existence – le suicide cellulaire (i.e. : l’apoptose) joue un rôle essentiel dans notre corps en train de se construire, sculptant les métamorphoses successives de notre forme en devenir. (...) Chaque jour, plusieurs dizaines de milliards de nos cellules s'autodétruisent, et sont remplacées par des cellules nouvelles. Nous sommes, à tout moment, pour partie en train de mourir et pour partie en train de renaître. » Jean-Claude AMEISEN, La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, 1999, Points Seuil, p. 15-17.
  • 44. L’Antiquité L’époque moderne La conception du monde Le monde comme cosmos Le monde comme univers infini (Cf. Alexandre Koyré) La conception de la nature La nature comme puissance bienfaitrice Aristote : « La nature ne fait rien en vain. » Les Épicuriens et les Stoïciens : « Il faut vivre en accord avec la nature. » Ensemble des corps matériels soumis à des lois Galilée : « La Nature est un livre écrit en langage mathématique. » (L’Essayeur, 1623) Descartes : «... par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre puissance imaginaire, mais je me sers de ce mot pour signifier la Matière. » (Traité du monde, 1633) Le rapport entre nature et technique • Relève de la nature (phusis) tout ce qui croît et se développe par soi-même. • Relève de la technique (technè) tout ce qui existe, non pas par soi-même, mais grâce à l’action de l’homme. Entre nature et technique, il n’y a pas de différence essentielle. Les êtres naturels et les êtres artificiels obéissent aux mêmes lois physiques. Le rapport à la nature La nature fait bien les choses. Il faut la respecter. La nature est mal faite. Il faut la transformer. Le rapport aux maladies et à la mort Il faut laisser faire la nature et accepter. Hippocrate : « La Nature est le médecin des maladies : elle trouve elle-même les voies et les moyens ; sans instruction et sans savoir, elle fait ce qu’il convient. » (Épidémies, livre VI, 5) Les maladies et la mort ne sont pas une fatalité. Grâce à la science et aux nouvelles technologies, il est possible d’en venir à bout. Cf. Nick Bostrom, « La fable du dragon » (2005).
  • 45. 2. La position technophobe (1) a) Les dangers de la technique Au lieu de vénérer la technique, comme le font les transhumanistes, il serait raisonnable de s’en méfier. La technique représente de nombreux dangers, à la fois pour l’homme et pour la nature. • Les dangers pour l’homme - Grâce à la technique, l’homme est-il plus puissant et plus libre ? Selon le mythe de Prométhée, c’est la technique qui a « sauvé » l’homme. On pourrait se demander si elle ne contribue pas plutôt à sa perte. C’est l’une des leçons qu’on peut tirer d’ailleurs du mythe d’Icare. GGP, LCS, 2023-2024
  • 46. 2. La position technophobe (2) On pourrait se demander aussi si le mythe de Prométhée ne tient pas pour naturel ce qui est, en fait, acquis. Sommes-nous naturellement faibles et fragiles ? N’est-ce pas la technique qui nous affaiblit ? En nous évitant de fournir des efforts, et donc de travailler, la technique nous prive de la possibilité de développer nos facultés. Notons qu’on retrouve cet argument chez Platon à propos de l’écriture : « cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance » (Phèdre 275a). Que l’homme moderne ne se vante pas trop : à peine est-il devenu maître de la nature qu’il est devenu aussitôt esclave de la technique. Il a perdu ses anciennes chaînes pour en acquérir des nouvelles. Il a tellement l’habitude d’utiliser la technique dans sa vie quotidienne qu’il ne peut désormais plus rien faire sans elle. GGP, LCS, 2023-2024
  • 47. La technique change-t-elle les hommes ? Andrew Stanton, Wall-E, 2008
  • 48. 2. La position technophobe (3) Cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). La comparaison entre l’homme sauvage et l’homme civilisé tourne à l’avantage du premier. L’homme sauvage a, certes, une puissance limitée. Il ne peut pas tout faire. Il ne peut faire que ce que son corps lui permet de faire. Mais il est autonome : dans n’importe quelle situation, comme il a toujours « toutes ses forces à disposition », il peut se débrouiller seul. Sans doute l’homme civilisé avec ses machines peut-il faire davantage de choses que l’homme sauvage : sa puissance semble illimitée. Mais, loin d’être autonome, il est dépendant. Privé de ses machines, il apparaît impuissant. Il ne peut quasiment plus rien faire. GGP, LCS, 2023-2024
  • 49. 2. La position technophobe (4) Deux remarques supplémentaires : 1) Attention, le propos de Rousseau ne consiste pas à condamner la technique en général. Il ne consiste pas non plus à faire l’éloge d’un éventuel retour à l’état naturel. Et pour cause : un tel retour est impossible. L’homme est par nature un être de culture. L’homme dit sauvage est un être de culture, comme n’importe quel être humain. Il utilise lui aussi des techniques, à savoir des techniques du corps. 2) Rousseau ne critique pas la technique, mais le progrès technique. Selon lui, rien ne garantit que le progrès technique conduise à un progrès humain. Alors que les transhumanistes espèrent aujourd’hui « améliorer » l’homme, Rousseau redoutait déjà une possible régression. L’homme se définit par ce que Rousseau appelle la perfectibilité. En tant qu’individu et en tant qu’espèce, il ne cesse d’évoluer ; il n’a pas de nature prédéterminée et fixe (Rousseau annonce Sartre). Mais c’est pour le meilleur comme pour le pire : il peut s’élever au-dessus de l’animal comme déchoir. Seul l’homme, remarque Rousseau, est « sujet à devenir imbécile ». GGP, LCS, 2023-2024
  • 50. 2. La position technophobe (5) - Grâce à la technique, l’homme est-il plus heureux ? Le progrès scientifico-technique a indéniablement amélioré les conditions de vie des hommes, comme Descartes l’avait espéré. Cependant, dans l’ensemble, « tout cela ne les a pas rendus heureux », constate Freud (Malaise dans la culture, 1930). Pourquoi ? On peut avancer plusieurs hypothèses. 1) La technique facilite sans doute la vie. Mais une vie plus facile n’est pas nécessairement une vie plus heureuse. 2) La technique permet, certes, de satisfaire certains besoins et désirs. Mais, dans le même mouvement, elle en crée de nouveaux. Par exemple, c’est l’utilisation de moyens de locomotion (comme le bateau et le train) qui a rendu nécessaire l’invention de moyens de communication (comme le téléphone). GGP, LCS, 2023-2024
  • 51. 2. La position technophobe (6) 3) Le plaisir à utiliser les nouvelles technologies ne dure pas. Cf. l’économiste Albert O. Hirschman : « S’il est vrai (…) que le confort est l’ennemi du plaisir, alors tout produit capable d’assurer un confort ou d’écarter un inconfort, par exemple, un système automatique de chauffage ou un réfrigérateur, ne procurera qu’une quantité de plaisir relativement faible. » (Bonheur privé, action publique, 1983) La consommation et l’accès aux biens matériels, loin de rendre heureux, suscitent toujours, à long terme, une certaine déception. 4) Ajoutons que le progrès technique aurait dû donner aux hommes davantage de temps libre. Or ce n’est pas le cas : au lieu de profiter du temps libre offert par le progrès technique, on a augmenté le nombre d’actions. Nous sommes toujours surchargés et débordés, en manque de temps. Cf. le sociologue Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, 2005. GGP, LCS, 2023-2024
  • 52. 2. La position technophobe (7) 5) On peut enfin critiquer le projet cartésien de maîtrise de la nature. D’une part, ce projet a échoué : la nature échappe toujours à l’homme – et la peur qu’elle inspire est toujours aussi grande, si on pense au changement climatique et aux catastrophes naturelles qu’il provoque. D’autre part, à supposer même que la nature puisse être complètement maîtrisée, ce ne serait pas souhaitable. Sans doute n’aurions-nous plus peur. Mais nous ne serions pas heureux pour autant. Maîtriser la nature, c’est la contrôler, la mettre à notre disposition, la rendre disponible. Mais un monde disponible et sous contrôle ne peut pas nous rendre heureux. Il n’y a de bonheur, selon Hartmut Rosa, que dans la rencontre avec l’indisponible. Ex : voir la neige tomber ; rencontrer un animal sauvage par hasard. GGP, LCS, 2023-2024
  • 53. À rebours du projet cartésien : rendre le monde « indisponible » « Vous rappelez-vous encore cette fin d’automne ou cet hiver de votre enfance où vous avez vu pour la première fois la neige tomber ? C’était comme l’irruption d’une autre réalité. Quelque chose de farouche, de rare, qui vient nous visiter, qui ploie et transforme le monde autour de nous, sans que nous y soyons pour quoi que ce soit, comme un cadeau inattendu. La neige est littéralement la forme pure de la manifestation de l’indisponible : nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. Quand nous la prenons en main, elle nous glisse entre les doigts, quand nous la rapportons à la maison, elle fond et, si nous la plaçons dans le congélateur, elle cesse d’être de la neige. C’est peut-être pour cette raison que tant de personnes – pas seulement les enfants – éprouvent l’ardent désir de la voir tomber, en particulier à Noël. De nombreuses semaines à l’avance, on harcèle les météorologues jusqu’à ce qu’ils nous répondent : y aura-t-il des flocons cette année ? Quelle en est la probabilité ? Et, bien entendu, les tentatives de rendre la neige disponible ne manquent pas : les stations de sports d’hiver font leur publicité en promettant des pistes blanches et certifient leur domaine "enneigement garanti". Elles y contribuent à l’aide de canons à neige et mettent au point de la neige artificielle qui tient encore à 15 °C au-dessus de zéro. Le drame du rapport moderne au monde se reflète dans notre rapport à la neige comme dans une boule de cristal : l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le vœu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait un monde mort. Ce n’est pas une découverte métaphysique, mais une expérience quotidienne : la vie s’accomplit dans l’interaction entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible pour nous, nous "regarde" pourtant. Elle se produit en quelque sorte sur cette ligne frontière. » Hartmut ROSA, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020, p. 5-6.
  • 54. 2. La position technophobe (8) - Grâce à la technique, l’homme travaille-t-il mieux ? Tout dépend ce qu’on entend par « mieux ». Si par « mieux » on entend « de manière plus efficace », la réponse est sans doute oui. Il est difficile de contester que le progrès technique a permis une hausse de la productivité. Mais ceci est le point de vue des employeurs. Le point de vue des travailleurs peut être différent. Cf. le mouvement des luddites dans l’Angleterre du début du XIXe siècle. Le progrès technique a été accusé, en particulier : ① de créer du chômage ; ② de rendre le travail aliénant. Cf. Marx et Engels : « L’extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des prolétaires tout caractère d’indépendance et tout attrait. » (Manifeste du parti communiste, 1848) GGP, LCS, 2023-2024
  • 55. 2. La position technophobe (9) - La technique améliore-t-elle les relations humaines ? La communication est, certes, facilitée. La technique nous libère des contraintes spatiales et temporelles : nous pouvons désormais communiquer immédiatement avec n’importe qui dans le monde. Néanmoins, si les échanges augmentent en quantité, ils peuvent perdre en qualité. En outre, les nouvelles technologies divisent autant qu’elles rassemblent. Elles favorisent le biais de confirmation, l’effet bulle (ou homophilie) ainsi que la polarisation. Enfin, les relations virtuelles (sur internet) tendent à remplacer les relations réelles (de face-à-face). Selon Horkheimer et Adorno, « le progrès sépare littéralement les hommes » (Dialectique de la raison, 1947). Ex : la voiture, la télévision. GGP, LCS, 2023-2024
  • 56. La télévision est « la négation de la table familiale » La télévision est « la négation de la table familiale. [Elle] ne fournit plus un point de convergence à la famille mais le remplace par un point de fuite commun. Alors que la table rendait la famille centripète, invitait ceux qui étaient assis autour d’elle à faire circuler la navette des préoccupations, des regards et des conversations pour continuer ainsi à tramer le tissu familial, l’écran, lui, oriente la famille d’une manière centrifuge. Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran. C’est seulement par mégarde qu’ils peuvent encore se voir, se regarder ; c’est seulement par hasard qu’ils peuvent encore se parler (à condition qu’ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. » Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 124.
  • 57. Le téléphone modifie-t-il notre perception d’autrui ? « Dans un premier temps, le téléphone est envisagé comme simple "machine à délivrer des informations à distance plutôt qu’à transmettre des conversations". Personne n’imagine s’en servir pour travailler : "Objet de loisir pour une classe aisée, le téléphone est ainsi considéré comme un de ses apanages frivoles". Néanmoins, dès les premiers usages, ce qui frappe les esprits – et cela ne nous surprendra pas –, c’est précisément une innovation ontophanique : "Être entendu sans être vu, voilà une nouveauté excitante : source prolifique de quiproquos burlesques et libertins, la situation inspire largement les humoristes de l’époque." (Robert Vignola, Allô! La merveilleuse aventure du téléphone, 2000) Que cela signifie-t-il en termes philosophiques ? Très précisément, que la phénoménalité même de la relation avec autrui (l’ontophanie d’autrui) est bouleversée par ce nouvel objet. Jamais dans l’Histoire il n’avait été possible d’entendre le son de la voix humaine sans avoir simultanément le visage d’un humain devant les yeux. Vertige ontophanique, révolution phénoménologique. Une telle expérience perceptive n’a tout simplement jamais été possible auparavant. Qu’autrui puisse se donner à moi dans une présence auditive concrète tout en demeurant dans une absence visuelle tout aussi concrète, voilà une radicale nouveauté pour mes sens et ma conscience, une nouveauté pour laquelle il n’existe aucune culture perceptive de référence. Cette nouvelle ontophanie d'autrui, inouïe (si l'on ose dire), est rendue possible par un simple objet technique, une boîte de bois électrifiée, un appareil. » Stéphane VIAL, L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception, PUF, 2013, p. 106-107.
  • 58. Technique et ontophanie Dans son livre L'être et l'écran (2013), Stéphane Vial défend la thèse selon laquelle la technique a un impact sur notre perception du réel. Notre accès au réel est toujours médiatisé par des objets techniques ou technologiques. Ainsi, à chaque système technique correspondrait une certaine perception du réel – ce que Vial appelle, dans son vocabulaire, une ontophanie. Selon Vial, l'avènement du système technique numérique a contribué à bouleverser notre rapport au monde et aux autres. Mais ce n'est pas une nouveauté propre à ce système. Au cours de l'histoire, chaque système technique a eu un impact sur la perception humaine. Vial prend l’exemple du téléphone (pour le système technique antérieur). Avec le téléphone, à la fin du XIXe, c’est notre rapport à autrui qui est altéré. Pour la première fois dans l'histoire, on a pu parler à autrui sans le voir, ce qui est une nouveauté « phénoménologique ». De même, notre rapport à autrui a changé avec internet et les réseaux sociaux. Autrui n'a plus la même « aura phénoménologique » : il ne nous apparaît plus de la même manière. Vial se tient néanmoins à distance des technophobes. Il refuse, en particulier, de considérer le numérique comme le règne du virtuel. Selon lui, le numérique nous donne accès à une autre réalité – une réalité qui n’est pas une réalité inférieure ou amoindrie.
  • 59. 2. La position technophobe (10) • Les dangers pour la nature Les conséquences néfastes du progrès technique sur la nature sont multiples (et bien connues) : pollution, réchauffement climatique, extinction des espèces, déclin de la biodiversité, etc. Cf. Hans Jonas : « Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous. » (Une éthique pour la nature, 1993) Paradoxe : aujourd’hui, alors que le progrès technique n’a jamais été aussi important, la peur de la nature n’a jamais été aussi grande. Cette peur de la nature est, en fait, une peur pour la nature. Mais elle renvoie in fine à la même peur ancestrale : la peur de mourir. À ceci près que l’homme du XXIe siècle n’a pas seulement peur de mourir en tant qu’individu : il a peur de mourir en tant qu’espèce – peur que nos ancêtres ne connaissaient pas ! GGP, LCS, 2023-2024
  • 60. 2. La position technophobe (11) b) La question de la neutralité de la technique Les technophiles pourraient toujours rétorquer que, si la technique est dangereuse, c’est parce qu’on en fait un mauvais usage. La technique est neutre, disent-ils. Elle n’est ni bonne ni mauvaise. S’il faut avoir peur, ce n’est pas de la technique per se, mais de ceux qui l’utilisent pour atteindre de mauvaises fins. Par exemple, une arme peut être considérée comme bonne (lorsqu’elle est utilisée pour protéger des innocents) ou mauvaise (lorsqu’elle est utilisée, au contraire, pour tuer des innocents). L’argument de la neutralité de la technique est utilisé, en particulier, par Gorgias (dans le Gorgias de Platon) pour défendre la rhétorique. GGP, LCS, 2023-2024
  • 61. 2. La position technophobe (12) Objections : 1) La thèse de la neutralité de la technique consiste à voir dans les objets techniques (outils, instruments, machines, etc.) de simples moyens, lesquels pourraient être mis au service de n’importe quelle fin. En fait, cette thèse repose sur une séparation abstraite des moyens et des fins. Or, les moyens n’existent pas indépendamment des fins. C’est la recherche des fins qui oriente la recherche et la conception des moyens. Ainsi, si on a conçu tel ou tel objet technique (par exemple, une bombe), c’est pour atteindre certaines fins (pour détruire). L’objet technique est donc, dès sa conception, orienté, et lié à certaines fins qui sont prédéfinies. GGP, LCS, 2023-2024
  • 62. La technique n’est-elle qu’un ensemble de moyens ? « Un "moyen" est par définition quelque chose de secondaire par rapport à la libre détermination d’une fin, quelque chose que l’on met en œuvre après coup comme "médiation" en vue de cette fin. Ces instruments [du monde moderne : la télévision, la radio, la bombe atomique, etc.], ne sont pas des moyens, mais des "décisions prises à l’avance " : ces décisions, précisément, qui sont prises avant même qu’on nous offre la possibilité de décider. Ou, plus exactement, ils sont la décision prise à l’avance. Je dis bien : la. Au singulier. Car il n’existe pas d’instrument isolé. Le Vrai, c’est le Tout. Chaque instrument isolé n’est qu’une partie d’instrument. Il n’est qu’un rouage, un simple morceau du système, un morceau qui répond aux besoins d’autres instruments et leur impose, à son tour, par son existence même, le besoin de nouveaux instruments. Affirmer que ce système d’instruments, le macro- instrument, ne serait qu’un "moyen" et qu’il serait donc à notre disposition pour réaliser des fins que nous aurions d’abord librement définies, est complètement absurde. Ce système des instruments est notre "monde". Et un "monde" est tout autre chose qu’un moyen. Il relève d’une autre catégorie. » Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 16-17.
  • 63. L'exemple de la bombe atomique « Pourquoi la bombe n'est-elle pas un moyen ? Selon son concept, le propre du "moyen" est de passer intégralement dans sa fin pendant qu'il la "médiatise", de s'abolir en elle comme le chemin s'abolit dans le but et donc de disparaître en tant que "grandeur" propre quand le but est atteint. Est-ce pertinent dans le cas de la bombe ? Non. Pourquoi non ? Parce qu'elle ne disparaît pas en tant que grandeur propre. Et pourquoi ne disparaît-elle pas en tant que grandeur propre ? Parce qu'elle est absolument trop grande. Que signifie : elle est "absolument trop grande" ? Cela signifie que le plus petit de ses effets – si on l'utilisait – serait plus grand que n'importe quelle fin (politique ou militaire), quelle que soit sa grandeur, définie par les hommes ; que son effet transcende toute fin ; et qu'il ne serait pas seulement plus grand que la prétendue fin mais qu'il remettrait même très probablement en question toute nouvelle définition de fins et, partant, toute toute nouvelle utilisation de moyens. C'en serait fait du principe moyen-fin comme tel. Dire d'un tel objet qu'il est un "moyen" serait donc absurde. » Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], trad. Christophe David, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, p. 277-278.
  • 64. 2. La position technophobe (13) 2) La technique, loin d’être neutre, contient implicitement des jugements de valeur. Or, ces jugements de valeur ne vont pas de soi, et peuvent être remis en question. Deux exemples : ① Les technophiles (et en particulier, les transhumanistes) présupposent toujours que la nature est mauvaise ou défectueuse, et qu’il faut donc la modifier. On peut interroger ce présupposé. Ce qui est naturel est-il toujours inférieur à ce qui est artificiel ? Ne faut-il pas revaloriser ce qui est naturel ? ② Tout choix technique obéit implicitement à une valeur suprême : l’efficacité. On cherche toujours la solution la plus efficace, celle qui nous fait gagner du temps et qui exige de nous le moins d’efforts. Or, ce dogme de l’efficacité mérite d’être interrogé. GGP, LCS, 2023-2024
  • 65. 2. La position technophobe (14) 3) Du point de vue de la technique, le monde entier est réduit à un ensemble de moyens. Sans en avoir nécessairement conscience, l’homme moderne finit par adopter le même point de vue sur le monde : il voit partout des moyens. Comme l’écrit Bertrand Russell : « L’homme moderne pense que toute activité doit servir à autre chose, qu’aucune activité ne doit être une fin en soi » (Éloge de l’oisiveté, 1932). C’est qu’il est influencé par la technique : il voit désormais le monde à travers son prisme. Ainsi, loin d’être neutre, la technique (comme le langage) véhicule une certaine vision du monde. On retrouve cette idée, bien que sous une forme différente, chez le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976). GGP, LCS, 2023-2024
  • 66. « L’essence de la technique n’est absolument rien de technique. » « La technique n'est pas la même chose que l'essence de la technique. Quand nous recherchons l'essence de l'arbre, nous devons comprendre que ce qui régit tout arbre en tant qu'arbre n'est pas lui-même un arbre qu'on puisse rencontrer parmi les autres arbres. De même l'essence de la technique n'est absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre rapport à l'essence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir. Nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de liberté, que nous l'affirmions avec passion ou que nous la niions pareillement. Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c'est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd'hui d'une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de l'essence de la technique. » Martin HEIDEGGER, « La question de la technique » (1953) dans Essais et conférences.
  • 67. 2. La position technophobe (15) Cf. Martin Heidegger, « La question de la technique » (1953). - Trois thèses : 1) On peut, certes, définir la technique comme un ensemble de moyens, ou encore comme une activité humaine. C’est la conception ordinaire de la technique. Mais, selon Heidegger, cette conception est insuffisante, car elle laisse dans l’ombre l’essence véritable de la technique. Mais quelle est donc cette essence ? Heidegger nous avertit : « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique » (p. 9). Implicitement, il faut comprendre qu’elle est d’un autre ordre. L’essence de la technique n’est pas technique, mais... métaphysique. C’est-à-dire ? GGP, LCS, 2023-2024
  • 68. 2. La position technophobe (16) 2) Selon Heidegger, « la technique n’est pas seulement un moyen : elle est un mode du dévoilement » (p. 18). C’est-à-dire ? La technique est, avant tout, un rapport au monde, une manière de se rapporter au monde et de considérer ce qui est. Nous avons déjà rencontré cette idée plus haut. On reconnaît le technicien (tel l’australopithèque de 2001 : L’odyssée de l’espace) à sa manière de se rapporter au monde, de considérer les choses, non pas pour elles-mêmes, mais comme des moyens pour atteindre les fins qu’il vise. Or, selon Heidegger, la technique est un mode de dévoilement parmi tant d’autres. Il y a d’autres manières de se rapporter au monde, comme la religion, l’art, et en particulier, la poésie. GGP, LCS, 2023-2024
  • 69. 2. La position technophobe (17) 3) Si la technique est, en général, un mode du dévoilement, Heidegger établit pourtant une différence entre les techniques anciennes et la technique moderne. Ces techniques ne se rapportent pas au monde (ou à la nature) de la même manière. Heidegger cherche à préciser ces deux manières techniques – et pourtant différentes – de se rapporter au monde. Il donne à chacune un nom. Les techniques anciennes sont, dit-il, des pro-ductions. La technique moderne est une pro-vocation. C’est-à-dire ? L’étymologie aide. Les techniques anciennes pro-duisent, c’est-à-dire qu’elles conduisent (ducere) quelque chose devant (pro) nous. La technique moderne pro-voque, c’est-à qu’elle appelle (vocare) quelque chose devant (pro) nous. GGP, LCS, 2023-2024
  • 70. 2. La position technophobe (18) - Explicitation du mode de dévoilement propre à la technique moderne Heureusement, pour illustrer son propos, Heidegger prend des exemples. ① Le moulin à vent ② L’extraction de charbon et de minerais ③ L’agriculture ancienne et l’agriculture moderne ④ La centrale électrique sur le Rhin et le pont en bois Les techniques anciennes ne commandent pas la nature, elles ne la forcent pas à donner ses ressources. Elles la laissent agir. Elles se contentent de l’accompagner, de favoriser son action. La technique moderne est beaucoup plus agressive. Elle n’attend pas que la nature donne : elle prend. Elle commande la nature, elle arrache à la nature ses propres ressources et les accumule. GGP, LCS, 2023-2024
  • 71. 2. La position technophobe (19) Ainsi, la technique moderne, loin d’être neutre, véhicule une certaine conception de la nature. Elle considère la nature comme un ensemble de ressources à exploiter et à accumuler. La terre n’est plus considérée pour elle-même, mais comme « bassin houiller » ou « entrepôt de minerais ». De même, l’air est réduit à sa qualité de « fournisseur d’azote », et le Rhin à sa qualité de « fournisseur de pression hydraulique ». La nature n’est plus une divinité (à respecter) : elle est un « fonds » (à exploiter). Désormais, ce n’est plus à la technique de s’adapter à la nature (comme le pont en bois qui doit s’adapter au fleuve), mais c’est à la nature de s’adapter à la technique, et donc aux désirs de l’homme (le fleuve est ainsi « muré dans la centrale »). La conception de la nature véhiculée par la technique moderne est donc anthropocentriste. GGP, LCS, 2023-2024
  • 72. 2. La position technophobe (20) Cette soumission de la nature, propre à la technique moderne, Heidegger l’appelle en allemand Gestell. On traduit généralement ce mot en français par « arraisonnement » ou encore par « dispositif ». « Ainsi appelons-nous le mode de dévoilement qui régit l'essence de la technique moderne et n'est lui-même rien de technique. » (p. 27-28) « Il est le mode suivant lequel le réel se dévoile comme fonds. » (p. 32) Ce qui inquiète Heidegger, c’est que ce mode de dévoilement non seulement devient dominant dans le monde occidental (au détriment des autres modes comme l’art et la religion), mais qu’il tend à s’appliquer, non pas seulement à la nature, mais au réel dans son intégralité. Ainsi, l’être humain tend à devenir lui- même – et pour lui-même – « un fonds », un ensemble de ressources (humaines) à exploiter. GGP, LCS, 2023-2024
  • 73. 2. La position technophobe (21) Transition : que la technique soit dangereuse implique-t-il pourtant qu'il faille en avoir peur ? D'une part, avoir peur de « la » technique en général est absurde, car en toute rigueur, comme nous l'avons déjà remarqué, « la» technique n'existe pas. Il y a des techniques, lesquelles comportent des dangers variables. S’il faut avoir peur, c’est, à la limite et seulement, de la technique moderne. C’est elle qui a sans doute un côté « monstrueux », pour reprendre l’adjectif utilisé par Heidegger. D’autre part, à supposer même que le danger soit réel et éminent, on peut se demander s’il faut avoir peur. La peur est, à première vue, un sentiment naturel. Peut-elle faire l’objet d’un devoir ? Devons-nous avoir peur ? GGP, LCS, 2023-2024
  • 74. 3. Le problème de la peur (1) a) L’heuristique de la peur Cf. Hans Jonas, Le principe responsabilité (1979). • La technique moderne donne à l'homme un pouvoir tel qu'il peut désormais détruire la planète. C'est une situation inédite dans l'histoire de l'humanité. Pour y faire, selon Jonas, nous avons besoin d'une nouvelle éthique. Les éthiques traditionnelles sont aujourd'hui dépassées. Elles ont été conçues pour encadrer les actions humaines, alors même que l'homme, en agissant, ne pouvait nuire qu'à d'autres hommes. Elles sont anthropocentristes by design, pourrait-on dire : elles ont été conçues pour l'homme, et seulement pour lui, à une époque où il était impensable que la nature puisse être vulnérable. GGP, LCS, 2023-2024
  • 75. 3. Le problème de la peur (2) Or, la technique moderne a transformé « l’essence de l’agir humain ». Elle a considérablement augmenté la portée de nos actions, dans l’espace comme dans le temps. Celles-ci peuvent avoir un impact sur l’ensemble des êtres vivants présents et à venir. Leurs conséquences peuvent, en outre, être irréversibles. Avec cet immense pouvoir que la technique moderne nous confère, viennent une nouvelle responsabilité et de nouveaux devoirs. Selon Jonas, nous sommes désormais responsables de l’avenir. Nous avons des devoirs non seulement envers nos contemporains, mais aussi envers les générations futures. Nous avons aussi des devoirs envers la nature. « Kant disait : "Tu dois, donc tu peux". Nous devons dire aujourd’hui : "Tu dois, car tu fais, car tu peux." » (Le principe responsabilité, p. 247) GGP, LCS, 2023-2024
  • 76. Un nouvel impératif catégorique « Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujets de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre" ; ou pour l'exprimer négativement : "Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie" ; ou simplement : "Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre" ; ou encore, formulé de nouveau positivement: "Inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'homme comme objet secondaire de ton vouloir". » Hans JONAS, Le Principe responsabilité [1979], p. 40
  • 77. 3. Le problème de la peur (3) • S'inspirant de Kant, Hans Jonas propose un nouvel impératif catégorique, lequel combine, à bien y regarder, des éléments déontologistes et conséquentialistes. - Pour savoir si mon action est morale, je ne dois pas me demander (abstraitement) si la maxime de mon action est universalisable sans contradiction (indépendamment de ses conséquences). Je dois agir de manière responsable, c’est-à-dire en pensant aux conséquences (concrètes) de mes actions. L’éthique de Jonas est une éthique de la responsabilité, et non pas une éthique de la conviction (cf. Max Weber). Elle est donc conséquentialiste. - Il y a pourtant une dimension déontologiste, car il y a des valeurs absolues à respecter inconditionnellement : la vie humaine et la vie tout court. L’extinction de l’espèce humaine et la disparition de la vie sur terre sont des maux absolus. L’éthique de Jonas est biocentriste (et non pas anthropocentriste). C’est la vie qui est, en dernière instance, la valeur suprême. Mais c’est un biocentrisme « humaniste » (qui se tient à distance de toute tentation écofasciste) : en aucun cas, il ne s’agit de sacrifier les êtres humains au profit des êtres vivants. GGP, LCS, 2023-2024
  • 78. 3. Le problème de la peur (4) • Problème : pouvons-nous prévoir les conséquences de nos actions ? Les conséquences sont d’autant plus imprévisibles que la technique nous échappe : nous ne maîtrisons pas complètement tous ses effets. Notre pouvoir tend à dépasser notre savoir : nous ne savons pas toujours ce que nous faisons. Dans l’incertitude, et face aux risques qu’elles nous font courir, ne faudrait-il pas interdire tout simplement certaines nouvelles technologies ? Jonas ne va pas jusque-là. Ceci dit, il nous invite à agir de manière responsable, en anticipant au mieux les conséquences de nos actions. Soit. Mais comment faire ? Selon Jonas, la peur peut nous aider à prendre les bonnes décisions. Paradoxe : face au progrès technique, nous avons le devoir d’avoir peur. Peur et raison ne s’opposent pas, selon Jonas, mais sont complémentaires. GGP, LCS, 2023-2024
  • 79. 3. Le problème de la peur (5) • Jonas développe ainsi une théorie qu’il appelle « l’heuristique de la peur ». Le mot « heuristique » veut dire : « ce qui sert à la découverte ». Il faut comprendre que la peur nous permet de découvrir les dangers qui nous menacent, elle nous permet d’en prendre conscience. Seulement, la peur dont Jonas fait l’éloge n’est pas tout à fait une peur comme les autres : - Ce n’est pas une peur spontanée et naturelle, mais une peur provoquée. Il faut vouloir éprouver la peur, il faut se faire peur – ce qui suppose d’avoir recours à l’imagination. - Ce n’est pas une peur égoïste, mais altruiste : c’est une peur, non pas pour soi, pour les autres, et en particulier, pour les générations futures. - C’est une peur qui doit, non pas nous paralyser, mais nous pousser à agir. C’est peut-être parce que nos contemporains n’ont pas assez peur qu’ils n’agissent pas (par ex., pour « sauver » le climat). S’ils avaient véritablement peur, sans doute ils agiraient, davantage et surtout plus efficacement. GGP, LCS, 2023-2024
  • 80. La peur est-elle un devoir ? «[C]’est peut-être l’avertissement de la peur qui peut nous conduire vers la raison. La peur ne constitue peut-être pas en elle-même une position très noble, mais elle est tout à fait légitime. Et s’il y a quelque chose à redouter, la prédisposition à une peur justifiée est en elle-même un commandement éthique. » Hans Jonas, Éthique pour la nature, Arthaud Poche, p. 169. « [Q]uand nous serons face à la catastrophe, il ne s’agira plus de peur, mais d’une véritable panique. C’est pour éviter la panique que je propose de réhabiliter la peur. La peur que j’appelle de mes vœux ne paralyse pas. Il s’agit d’une peur intellectuelle, simulée, qui consiste à anticiper sur la peur que nous éprouverons certainement lorsque la catastrophe se produira. Il s’agit de stimuler notre imagination de façon à nous représenter ce que nous sommes incapables d’éprouver aujourd’hui parce que c’est beaucoup trop abstrait. C’est ce que le philosophe Hans Jonas, un des inspirateurs de ma pensée, appelle l’heuristique de la peur, une peur préventive et contrôlée, une peur utile à l’action. » Jean-Pierre Dupuy, « Dominique Lecourt / Jean-Pierre Dupuy : Apocalypse now ? », Philosophie Magazine, n° 34, nov. 2009.
  • 81. 3. Le problème de la peur (6) b) Critique des discours de la peur • La thèse de la Singularité technologique Le progrès technologique est tel qu’on approcherait un point de rupture dans l’histoire de l’humanité – point qu’on appelle la « Singularité ». Une nouvelle ère pourrait commencer et aucun retour en arrière ne serait possible. L’humanité pourrait finir par disparaître au profit des robots. Ce discours catastrophiste qui relève de la science-fiction est relayé par certains scientifiques eux-mêmes (dont Stephen Hawking). Arguments : 1) la loi de Gordon Moore ; 2) le développement des technologies dites NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives). GGP, LCS, 2023-2024
  • 82. La Singularité technologique «Cet évènement inéluctable [...] a un nom : la Singularité́ technologique. C'est en référence à lui qu'on fait tant d'annonces inquiètes. Avant d'en examiner les risques et les conséquences, rappelons-en les sources. Le scénario originaire vient de la science-fiction. Vernor Vinge l'a popularisé dans ses romans, au cours des années 1980, avant de le théoriser dans un essai intitulé « The coming technological singularity » paru en 1993. Selon lui, à un terme de moins de trente ans, les progrès des technologies de l'information doteront des entités artificielles d'une intelligence surhumaine. Le statut de l'homme dans la nature s'en trouvera bouleversé ; son rang en sera changé ; son autonomie aussi. Ses connexions aux machines l'aideront à augmenter considérablement son intelligence, ses facultés cognitives (raisonnement, mémoire, perception, etc.) et sa vie. Il deviendra alors un hybride de vivant et de technologie, un organisme cybernétique, autrement dit un cyborg. Cela tiendra à l'accélération inouïe des progrès des technologies qui modifieront rapidement, du fait de leur amplification brusque, incontrôlable et irréversible, le régime de production des connaissances jusqu'à un stade difficile à appréhender pour l'entendement humain. L'essai écrit en 1993 plaçait cet événement d'ici à 2023. » Jean-Gabriel GANASCIA, Le mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, Seuil, 2017, p. 17-18.
  • 83. La loi de Moore « Cette loi émise en 1965 par Gordon Moore, l'un des fondateurs de la société́ Intel, partait du constat selon lequel le nombre de composants des microprocesseurs doublait tous les dix-huit mois depuis 1959. À partir de ce moment-là et jusqu'à aujourd'hui, on observe que les capacités de stockage d'information et la vitesse de calcul des processeurs croissent toujours sur un rythme à peu près exponentiel, et donc que la loi se vérifie plus ou moins, avec un doublement tous les deux ans. » (Ganascia, op. cit., p. 20)
  • 84. 3. Le problème de la peur (7) • Faut-il avoir peur ? Jean-Gabriel Ganascia (informaticien et philosophe français, né en 1955) considère que cette peur n’est pas justifiée. Contre la thèse de la Singularité, il avance plusieurs arguments : 1) Un argument logique. Ceux qui croient à la thèse de la Singularité croient que, parce que la loi de Moore a été vérifiée pendant un certain nombre d’années, elle sera toujours vérifiée. C’est une généralisation hâtive. En outre, les défenseurs de la Singularité s’autocontredisent. D’un côté, ils croient à la régularité du progrès technologique (le futur devrait ressembler au passé), et d’un autre côté, ils croient à son irrégularité (la Singularité étant précisément une nouveauté : le futur ne devrait pas ressembler au passé). GGP, LCS, 2023-2024
  • 85. 3. Le problème de la peur (8) 2) Un argument physique. Le progrès technologique ne devrait pas se poursuivre indéfiniment, car il y a des limites physiques à la miniaturisation des composants électroniques. Pour l’instant, il n’est pas possible de « descendre au-dessous de la dizaine de nanomètres, un nanomètre correspondant à 10-9 mètre, autrement dit à un milliardième de mètre » (Ganascia, op. cit., p. 37). C’est ce qu’on appelle le « mur du silicium ». 3) Un argument philosophique. L’intelligence ne se réduit pas à la puissance de calcul. Aussi, à supposer même que le progrès technologique se poursuive indéfiniment, il est peu probable que des machines soient, un jour, plus intelligentes que les êtres humains. Ganascia va plus loin et s’interroge sur les discours qui visent à faire peur. Paradoxalement, ils proviennent des mêmes acteurs (Bill Gates, Elon Musk, Ray Kurzweil, etc.) qui contribuent au développement des nouvelles technologies. Selon Ganascia, nous sommes face à de véritables « pompiers pyromanes » (op. cit. p. 108). Sa thèse finale consiste à dire que, derrière la thèse de la Singularité, il y a des enjeux économiques et politiques. GGP, LCS, 2023-2024
  • 86. 3. Le problème de la peur (9) • La question de l’autonomie de la technique Ceux qui cherchent à faire peur présentent généralement « la technique » comme une force extérieure à nous, comme une puissance autonome, sur laquelle nous n’aurions aucune emprise. La technique est ainsi personnifiée, voire diabolisée. Jonas lui-même la présente comme un « Prométhée déchaîné ». Cette métaphore et d’autres sont sans doute très efficaces pour inspirer la peur. Reste qu’elles sont très contestables, pour dire le moins. D’une part, il n’y a pas de puissance supérieure, appelée « la technique », qui nous dicterait notre destin. D’autre part, il ne faut pas oublier que, derrière les nouvelles technologies, il y a des hommes et des ... intérêts économiques et politiques. Aussi, au lieu d’être technophobes, soyons technocritiques ! GGP, LCS, 2023-2024
  • 87. Par-delà technophilie et technophobie « La polarisation caricaturale du débat entre "technophiles" ouverts au progrès et "technophobes" archaïques et réactionnaires dissimule la diversité et la complexité des positions comme les enjeux sociaux, politiques et culturels que soulèvent les techniques. La ligne de fracture ne passe pas entre les partisans et les opposants à la technique, mais entre ceux qui prétendent que les techniques sont des outils neutres, que le progrès technique est un dogme non questionnable, et ceux qui y détectent des instruments de pouvoir et de domination, des lieux où se combinent sans cesse des rapports de force et qui, à cet égard, doivent être critiqués. L’opposition entre ces deux figures antithétiques du technophile et du technophobe mérite d’être interrogée car elle est une construction socioculturelle qui a accompagné l’avènement du monde industriel. Les sociétés contemporaines se sont construites sur le postulat que les techniques étaient neutres – c’est-à-dire indifférentes à leurs effets sociaux, environnementaux ou politiques – et qu’il revenait donc aux hommes et à leurs institutions de décider de leur utilisation. Pourtant, les exemples abondent, qui montrent combien les techniques transportent des trajectoires et façonnent en permanence le champ des possibles de l’action. L’opposition au changement technique ne consiste pas dans un refus de la technique, elle vise à s’opposer à l’ordre social et politique que celle-ci véhicule ; plus qu’un refus du changement elle est une proposition pour une trajectoire alternative. Mais encore faut-il entendre ce que disent les opposants, comprendre leurs raisons au lieu de stigmatiser leur ignorance supposée. » François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences [2014], Paris, La Découverte Poche, 2016, p. 12.
  • 88. Suggestions de lecture (pour aller plus loin) Ouvrages généraux sur la technique : • Jean-Yves Goffi, La philosophie de la technique, PUF, « Que sais-je ? », 1988. • Jean-Pierre Séris, La technique, PUF, 1994. • Jeanne Guien et Hélène Vuillermet, La technique, Flammarion, « GF Corpus », 2018. Ouvrages plus spécifiques (transhumanisme, IA, numérique, etc.) : • Michael J. Sandel, Contre la perfection. L’éthique à l’âge du génie génétique (2007), Vrin, 2016. • Stéphane Vial, L’être et l’écran. Comment le numérique change la perception, PUF, « Quadrige », 2013. • Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, Seuil, 2017. GGP, LCS, 2023-2024