Le savoir de la main Matérialisme historique et histoire des sciences
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Le savoir de la main
Matérialisme historique et histoire des sciences
Robert Halleux
Études marxistes, Nr. 92/2011
La science a une histoire, car elle évolue et n’arrête pas d’évoluer. Mais comment
évolue-t-elle ? Quels sont les facteurs qui dirigent cette évolution ? Les historiens des
sciences ont d’abord mis en évidence le rôle des savants eux-mêmes, au point que
leur récit est souvent une galerie de grands hommes. D’autres ont privilégié le
dynamisme interne de la science, c’est-à-dire l’enchaînement des découvertes, des
théories, des expériences. Plus récemment, des auteurs américains, comme Robert
Mertoni et Thomas Kuhnii, ont mis en évidence le rôle des institutions et la sociologie
des communautés scientifiques. Très peu se sont intéressés au rôle des facteurs
économiques et au rôle des forces productives dans le développement de la science.
Seul Joseph Needham, dans ses travaux sur la science chinoise, a expliqué par les
cloisonnements étanches de la société le fait que la Chine ancienne n’est pas arrivée
à créer la science moderne alors qu'elle en possédait tous les élémentsiii .
En fait, il y a les hommes qui travaillent sur la matière et qui tirent enseignement de
leur pratique et il y a ceux qui écrivent des livres sur la nature. Ce ne sont pas les
mêmes. Aujourd’hui, la technique est largement une science appliquée. Jusqu’au
19e siècle, il n’en a pas été ainsi. Galilée n’a pas inventé la lunette. Il a tourné vers le
ciel une machine fabriquée par les lunettiers hollandais. Les navigateurs ont utilisé la
boussole dès le 12e siècle sans connaître le magnétisme et l’on a construit des
pompes depuis l’Antiquité sans avoir la moindre idée du vide ou de la pression
atmosphérique. Pendant des millénaires, les paysans et les éleveurs, les mineurs,
les fondeurs et les armuriers, les maçons et les charpentiers, les marins et les
constructeurs de navires, les potiers et les verriers, les tanneurs et les teinturiers, les
orfèvres, émailleurs et enlumineurs, les hommes de guerre, les artilleurs et les
fontainiers, sans posséder de connaissances scientifiques, ont accumulé une masse
de connaissances très différente du savoir universitaire et parfois plus avancées que
lui.
Pour construire une cathédrale, un maître-maçon du Moyen Âge n’avait pas besoin
de physique ou de mathématique théorique, mais de connaissances nées de la
pratique, c’est-à-dire la maîtrise d’un certain nombre de constantes numériques, de
formules et de modèles. En fait, il appliquait des lois physiques que des générations
de compagnons avaient, au fil du temps, découvertes par leur travail sans formuler
des lois abstraites générales.
Quel rôle ces connaissances tirées de la production ont-elles pu jouer dans la
naissance de la science moderne ? C’est la question que je me suis posée dans mon
livreiv. J’y ai montré que bon nombre de méthodes et de concepts de notre science
sont empruntés au monde du travail.
Comme on le dit souvent, la science moderne se crée entre 1543 (traité de Copernic
sur les Révolutions des orbes célestes) et 1687 (Principes mathématiques de la
philosophie naturelle d’Isaac Newton). La nouvelle science ne consiste pas
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seulement à affirmer que la Terre tourne autour du Soleil. C’est un changement à la
fois dans la méthode de la science et dans le modèle du monde. Pour la méthode, la
démarche scientifique repose désormais sur deux bases, le calcul et
l’expérimentation (ratione et experientia). D’autre part, ce sont les mêmes lois
physiques qui régissent les corps célestes et les corps terrestres. Le monde est une
machine et tous les phénomènes physiques et chimiques peuvent se réduire à la
mécanique, c’est-à-dire à des déplacements de la matière dans l’espace et dans le
temps.
Ces méthodes et ces concepts sont nés des savoirs de production, c’est-à-dire des
représentations que les artisans se sont faites par leur action sur la matière. De
l’Antiquité au 16e siècle, ces représentations se sont frayé un chemin jusqu’à la
science, à la faveur d’un lent changement dans l’idéologie dominante. Ce
changement a affecté à la fois la place de la technique dans les systèmes de valeurs
et le mode de transmission des connaissances.
On connaît la phrase de Marx et Engels « les idées dominantes à une époque sont
celles de la classe dominante ». De l’Antiquité au Moyen Âge, le savoir technique a
une position inférieure dans les classifications du savoir qui distinguent les arts
libéraux, c’est-à-dire les connaissances dignes d’un homme libre, et les arts
mécaniques pratiqués par les classes inférieures. L’université médiévale est bâtie sur
les mêmes modèles : on étudie la philosophie à la Faculté des arts avant de se
tourner vers la théologie, le droit ou la médecine (nos professions libérales
d’aujourd’hui). L’étudiant qui obtient le doctorat offre des gants à son jury, symbole
d’un métier où on ne se salit pas les mains. De même, le médecin n’opère pas. C’est
le travail du chirurgien (littéralement le travailleur à la main) qui est un ouvrier. Il en
résulte que les connaissances techniques sont épistémologiquement inférieures.
Elles peuvent confirmer une théorie, pas l’infirmer. Mais la Renaissance, qui coïncide
avec le début du capitalisme moderne, accorde une valeur croissante aux faits tirés
de la pratique. Ainsi, l’anatomie de Vésale (qui paraît en 1543, la même année que le
livre de Copernic) est la revanche du chirurgien sur le médecin enfermé dans ses
livres.
Cette promotion des connaissances techniques va de pair avec un changement dans
le mode de transmission des connaissances. Chacun sait que les connaissances
techniques se transmettent par le geste et la parole, du père au fils, du patron à
l’apprenti. C’est le cas au Moyen Âge. Mais la Renaissance voit se multiplier les
traités systématiques de mines, métallurgie, verre, construction, céramique, chimie
industrielle, car le capitalisme naissant impose un changement d’échelle, une
standardisation des procédés et une formation appropriée. L’invention de l’imprimerie
contribue puissamment à la codification et à la diffusion de ces savoirs. Ainsi, le
capitalisme moderne donne sa dignité au savoir technique et lui fournit les conditions
d’une interface avec le savoir théorique. Pénétrant ainsi dans le champ de la
science, les acquis des savoirs de production vont porter un coup très rude à la
science d’Aristote enseignée dans les universités.
On a dit que la méthode de la nouvelle science était fondée sur le calcul et sur
l’expérience. Du côté du calcul, l’algèbre, qui se développe au 16e siècle, trouve ses
origines dans les manuels de marchands (les libbri d’abbaci) qui développaient
notamment les problèmes de partage entre actionnaires. On n’oubliera pas que les
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chiffres indo-arabes de notre arithmétique introduits au 12e siècle sont d’abord
employés par les marchands et non par les savants qui utilisent les incommodes
chiffres romains.
Du côté de l’expérience, la planification d’une observation pour vérifier une théorie
est caractéristique de la nouvelle science. Mais bien avant cela, c’était la pratique
artisanale des essayeurs chargés des contrôles de qualité. Dans un atelier
monétaire, l’essayeur est celui qui contrôle la qualité des alliages utilisés pour battre
les monnaies (Newton était maître des monnaies). L’essayeur parvient à la décision
par une combinaison de méthodes pour éviter la coïncidence et l’erreur
d’interprétation. Ce n’est pas pour rien que Galilée a intitulé Il saggiatore,
l’« essayeur », le dialogue où il teste les différents systèmes du monde. (Disons en
passant que le mot « test » lui-même désigne la coupelle d’argile que l’essayeur
utilisait pour fondre le métal.)
Le modèle du monde enseigné dans toutes les universités jusqu’au 17e siècle repose
sur le système des quatre éléments esquissé par Empédocle et développé par
Aristote : la terre, l’eau, l’air et le feu constituent l’univers et expliquent tous les
phénomènes physico-chimiques par leurs combinaisons. Selon Aristote, le plus
lourd, la terre, est au centre, le plus léger, le feu, à la périphérie. C’est pourquoi le
Soleil ne peut être au centre du monde et la Terre ne peut tourner autour de lui. Les
corps lourds tombent pour rejoindre leur « lieu naturel » et plus ils sont lourds, plus ils
tombent vite. Contre ce modèle totalitaire qui expliquait tout parce qu’il n’expliquait
rien, les attaques sont venues de divers côtés.
Les distillateurs, pharmaciens et droguistes vont porter les coups les plus rudes aux
quatre éléments. Leur outil de travail, l’alambic, mis au point par les Grecs et
perfectionné par les Arabes, revient en Occident au 12e siècle. On l’utilisait pour faire
les eaux médicinales et les parfums. Mais quand on y mit du vin, on obtint une
substance, l’alcool, qui ne s’accorde pas avec les quatre éléments, puisqu’il coulait
comme l’eau et brûlait comme le feu. Il fallut bien l’appeler « cinquième élément »
(quinta essentia) et les éléments se multiplièrent à mesure que le poids de la tradition
cédait à la pratique de l’atelier jusqu’à ce que Lavoisier définisse l’élément comme
une substance que dans l’état actuel de la technique nous ne pouvons pas
décomposer davantage. Quant à la théorie des lieux naturels et de la chute des
corps lourds, elle n’attendit pas l’expérience de Pise pour être réfutée. Selon la
tradition, Galilée aurait laissé tomber, du sommet de la tour penchée, deux boules de
poids différent qui seraient arrivées au sol en même temps. Mais depuis le 16e siècle,
les artilleurs savaient que la théorie aristotélicienne du mouvement n’était pas
compatible avec le comportement observé des boulets. Aux quatre éléments, la
« nouvelle science » substituera le modèle d’une matière faite de particules
discontinues qui se déplacent, s’unissent ou s’écartent. C’était une représentation qui
était depuis longtemps intuitive chez les constructeurs de machines pour rendre
compte de la compression, de la dilatation ou de l’élasticité.
Enfin, le nouveau modèle du monde fonctionne comme une machine commandée
par les lois de la mécanique. Mais c’est la mécanique qui est née des machines et
non l’inverse. La première journée des Discorsi de Galilée (1633) se passe à
l’Arsenal de Venise où Salviati s’émerveille à l’atelier de construction. « Quel large
champ de réflexion me paraît ouvrir aux esprits spéculatifs la fréquentation assidue
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de votre fameux arsenal, seigneurs vénitiens, et, particulièrement, le quartier des
“travaux mécaniques” ! Toutes sortes d’instruments et de machines y sont en effet
constamment mis en œuvre par un grand nombre d’artisans, dont certains, tant par
les observations que leurs prédécesseurs leur ont léguées que par celles qu’ils font
sans cesse eux-mêmes, allient nécessairement la plus grande habileté au jugement
le plus pénétrant ». C’est en construisant des machines que les ingénieurs (du
latin ingeniator, constructeur d’engins) se sont interrogés sur les principes théoriques
de leur fonctionnement. Ainsi, les cinq machines simples, le levier, la poulie, le treuil,
la vis, le coin, ne sont pas une application de la statique. Ce sont d’abord des outils
dont on s’efforce de formuler les lois de fonctionnement. C’est l’œuvre de toute une
tradition d’ingénieurs, de Philon le mécanicien (250 av. J.-C.) à Léonard de Vinci.
Leur méthode est la même : imiter la nature ou une machine antérieure, la
décomposer en ses organes constituants (comme l’anatomiste), comprendre leurs
principes et les recombiner pour construire des machines nouvelles. Chez Léonard et
ses prédécesseurs, il existe bon nombre de machines impossibles mais
correctement raisonnées qui montrent à la fois la fécondité et les failles de la
méthode.
Ainsi, la nouvelle science de l’âge classique apparaît très largement influencée par la
pratique technicienne à l’époque où naît le capitalisme industriel moderne. Il faudrait
continuer cette histoire du 17e au 20e siècle en montrant comment la nouvelle
science, sûre de son outil physico-mathématique, entreprend de s’imposer aux
métiers et devient « science appliquée » aux mains de la bourgeoisie. On pourrait
aussi s’interroger sur le divorce contemporain entre l’enseignement général et
l’enseignement technique, qui reflète souvent un clivage social, et sur l’importance
que pourrait avoir une formation polytechnique généralisée pour le progrès de la
science, de la technique, de l’économie, et surtout de la démocratie.
Robert Halleux (robert.halleux(at)ulg.ac.be) est professeur à l’université de Liège,
où il a fondé en 1982 le Centre d’histoire des sciences et des techniques (C.H.S.T.).
Depuis 2003, il est membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres de
l’Institut de France et de la classe « Technologie et société » de l’Académie royale de
Belgique.
Sur vidéo : « le savoir de la main » https://vimeo.com/27431069
Intéressant : « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme »
https://www.marxists.org/francais/marx/76-rotra.htm
i Robert Merton, On Social Structure and Science, édité par, et avec une introduction
de Piotr Sztompka, Chicago University Press, 1996.
ii Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, 2e éd., Chicago, 1970,
traduction française La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion,
1970.
iii L’œuvre maîtresse de Joseph Needham, continuée par ses disciples après sa mort,
s’intitule Science and Civilisation in China et compte actuellement 27 volumes. Mais
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on peut avoir une bonne synthèse de sa pensée dans J. Needham, La science
chinoise et l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1973.
iv Robert Halleux, Le savoir de la main : Savants et artisans dans l’Europe
préindustrielle, Paris, Armand Colin, 2009