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lundi 30 novembre 2020 LE FIGARO
AURORE AIMELET
PSYCHO Il est heureux que la
peur existe : elle nous permet de res-
ter en vie. «Notre cerveau est câblé
pour repérer les dangers potentiels
de notre environnement, explique
Philippe Damier, professeur de neu-
rologie au CHU de Nantes et auteur
de Décider en toute connaissance de
soi (Odile Jacob). En cas de menace, le
système neuronal tire la sonnette
d’alarme et active une série de ré-
ponses, d’abord physiologiques puis
comportementales.» Le cœur s’accé-
lère, la pression artérielle augmente,
la vue s’affine. «Cette tendance à
envisager le plus mauvais des scéna-
rios est directement liée à notre ins-
tinct de conservation. Les chasseurs-
cueilleurs qui évitaient de s’emparer
des fruits d’un arbuste s’ils suspec-
taient la présence d’une bête féroce
avaient plus de chances de survivre
que ceux qui procédaient à une
cueillette le cœur léger.»
Cela est vrai en cas de péril véri-
table et imminent. Mais pourquoi
imaginer le risque avant même d’y
faire face? «En anticipant, et en
éprouvant la peur avant le danger,
l’individu se prépare à l’affronter. Un
tel mécanisme de défense, si élaboré,
présente plein d’avantages: grâce à
nos capacités de créer des images
mentales, qui activent presque les
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réel, nous pouvons élaborer des stra-
tégies, développer notre créativi-
té…» Rares sont désormais les bêtes
féroces à se cacher derrière l’étal du
primeur, «pourtant ce système ar-
chaïque reste profondément ancré
dans notre mode de fonctionnement,
observe Philippe Damier. Certains,
comme les skieurs ou les pilotes, y ont
volontairement recours : ils se re-
jouent mentalement leurs parcours et
anticipent le pire pour être prêts à
réagir à bon escient en cas de pépin.
Peut-être de façon plus inconsciente,
nous tous l’utilisons face à ce qui re-
présente une menace actuellement:
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me, l’avenir de la planète…» Se fa-
miliariser avec l’idée de danger
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Craindrelepire,c’estaussiunehabi-
tude cognitive du quotidien. «Nous
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Ce sont les fameuses distorsions co-
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sation… «Nous sommes très doués
pour simplifier et traduire de façon
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petit ou grand. Et en raison de notre
aversion évolutive pour le risque, la
façon négative domine souvent.» Les
bars ferment? Nous allons être re-
confinés. Ils rouvrent? C’est certain,
la troisième vague épidémique sui-
vra. «Cette lecture des faits, très hu-
maine quoiqu’un peu irrationnelle,
change d’une personne à l’autre en
fonction de sa nature (anxieuse ou
pas), de son histoire (enfance insécure
par exemple), de ses expériences
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plastique qui se module et se régule.»
Reste que pour certains d’entre nous
l’instinct de survie prime sur la prise
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perçue comme telle, le corps sécrète
en effet diverses hormones dont la
fameuse adrénaline. Or, celle-ci a
des effets délicieux. Dans une étude
de 2018 publiée par la revue Emotion,
de l’American Psychological Asso-
ciation, la sociologue Margee Kerr,
de l’université de Pittsburgh, a mis
en évidence les saveurs de la frayeur
quand elle est éprouvée en dehors de
tout danger avéré. Films d’horreur,
maisons hantées et autres attractions
à sensations fortes présentent ainsi
des bénéfices secondaires, les parti-
cipants de ses expériences se sentant
«mieux après avoir été effrayés
qu’avant», ayant «appris quelque
chose de nouveau sur eux-mêmes»,
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l’instant présent». La peur «fabri-
quée» permettait même de mieux
réguler nos émotions: un article de la
revue New Scientist, paru en juillet
dernier et s’appuyant sur une étude
menée par le psychologue Coltan
Scrivner, de l’université de Chicago,
suggère que les amateurs de films
d’horreurquis’ensontdonnéàcœur
joie pendant le confinement «sem-
blent être psychologiquement plus ré-
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rait-elle plus acceptable lorsque
l’imagination provoque le frisson?
D’autant que si le pire envisagé ne
se produit finalement pas, nous voilà
soulagés. «Présager d’un drame peut
en effet être un moyen, un peu factice,
d’éviter la déception ou la frustration,
avance Philippe Damier. Des études
prouvent que, lorsqu’une personne
obtient mieux ou plus que ce à quoi elle
s’attend,soncerveauactivelesystème
de récompense et sécrète de la dopa-
mine.» Encore un neurotransmet-
teur délicieux. Et si, en estimant que
le pire est à venir, on s’offrait des ré-
compenses gratuites? Crise sanitai-
re, économique, écologique, socia-
le… Dopés à l’adrénaline et à la
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mises en sommeil quand tout va
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mes et d’exprimer nos talents. En-
fin… surtout quand la catastrophe
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Non, anticiper les catastrophes
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S’attendre
au pire: utile…
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En anticipant,
et en éprouvant
la peur
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à l’affronter. Un
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de défense,
si élaboré,
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d’avantages»PHILIPPE DAMIER

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  • 1. lundi 30 novembre 2020 LE FIGARO AURORE AIMELET PSYCHO Il est heureux que la peur existe : elle nous permet de res- ter en vie. «Notre cerveau est câblé pour repérer les dangers potentiels de notre environnement, explique Philippe Damier, professeur de neu- rologie au CHU de Nantes et auteur de Décider en toute connaissance de soi (Odile Jacob). En cas de menace, le système neuronal tire la sonnette d’alarme et active une série de ré- ponses, d’abord physiologiques puis comportementales.» Le cœur s’accé- lère, la pression artérielle augmente, la vue s’affine. «Cette tendance à envisager le plus mauvais des scéna- rios est directement liée à notre ins- tinct de conservation. Les chasseurs- cueilleurs qui évitaient de s’emparer des fruits d’un arbuste s’ils suspec- taient la présence d’une bête féroce avaient plus de chances de survivre que ceux qui procédaient à une cueillette le cœur léger.» Cela est vrai en cas de péril véri- table et imminent. Mais pourquoi imaginer le risque avant même d’y faire face? «En anticipant, et en éprouvant la peur avant le danger, l’individu se prépare à l’affronter. Un tel mécanisme de défense, si élaboré, présente plein d’avantages: grâce à nos capacités de créer des images mentales, qui activent presque les mêmes zones cérébrales que le risque réel, nous pouvons élaborer des stra- tégies, développer notre créativi- té…» Rares sont désormais les bêtes féroces à se cacher derrière l’étal du primeur, «pourtant ce système ar- chaïque reste profondément ancré dans notre mode de fonctionnement, observe Philippe Damier. Certains, comme les skieurs ou les pilotes, y ont volontairement recours : ils se re- jouent mentalement leurs parcours et anticipent le pire pour être prêts à réagir à bon escient en cas de pépin. Peut-être de façon plus inconsciente, nous tous l’utilisons face à ce qui re- présente une menace actuellement: le Covid-19, le chômage, le terroris- me, l’avenir de la planète…» Se fa- miliariser avec l’idée de danger permet finalement de prendre moins de risques. Distorsions cognitives Craindrelepire,c’estaussiunehabi- tude cognitive du quotidien. «Nous passons notre temps à interpréter la réalité, que nous ne pouvons saisir qu’à l’aune d’une représentation toute personnelle liée à notre vécu, nos croyances, nos craintes, nos désirs.» Ce sont les fameuses distorsions co- gnitives, mises en évidence dans les années 1960 par le psychiatre Aaron T. Beck: dramatisation, généralisa- tion, conclusion hâtive, personnali- sation… «Nous sommes très doués pour simplifier et traduire de façon positive ou négative tout événement, petit ou grand. Et en raison de notre aversion évolutive pour le risque, la façon négative domine souvent.» Les bars ferment? Nous allons être re- confinés. Ils rouvrent? C’est certain, la troisième vague épidémique sui- vra. «Cette lecture des faits, très hu- maine quoiqu’un peu irrationnelle, change d’une personne à l’autre en fonction de sa nature (anxieuse ou pas), de son histoire (enfance insécure par exemple), de ses expériences (échecs, succès). C’est un système plastique qui se module et se régule.» Reste que pour certains d’entre nous l’instinct de survie prime sur la prise de recul. Et nous voilà à élaborer des scénarios catastrophes. Mais jouer à se faire peur, cela peut aussi être… très agréable! Face à une situation angoissante, tout au moins perçue comme telle, le corps sécrète en effet diverses hormones dont la fameuse adrénaline. Or, celle-ci a des effets délicieux. Dans une étude de 2018 publiée par la revue Emotion, de l’American Psychological Asso- ciation, la sociologue Margee Kerr, de l’université de Pittsburgh, a mis en évidence les saveurs de la frayeur quand elle est éprouvée en dehors de tout danger avéré. Films d’horreur, maisons hantées et autres attractions à sensations fortes présentent ainsi des bénéfices secondaires, les parti- cipants de ses expériences se sentant «mieux après avoir été effrayés qu’avant», ayant «appris quelque chose de nouveau sur eux-mêmes», étant «davantage enracinés dans l’instant présent». La peur «fabri- quée» permettait même de mieux réguler nos émotions: un article de la revue New Scientist, paru en juillet dernier et s’appuyant sur une étude menée par le psychologue Coltan Scrivner, de l’université de Chicago, suggère que les amateurs de films d’horreurquis’ensontdonnéàcœur joie pendant le confinement «sem- blent être psychologiquement plus ré- sistantsàlapandémie».Laréalitése- rait-elle plus acceptable lorsque l’imagination provoque le frisson? D’autant que si le pire envisagé ne se produit finalement pas, nous voilà soulagés. «Présager d’un drame peut en effet être un moyen, un peu factice, d’éviter la déception ou la frustration, avance Philippe Damier. Des études prouvent que, lorsqu’une personne obtient mieux ou plus que ce à quoi elle s’attend,soncerveauactivelesystème de récompense et sécrète de la dopa- mine.» Encore un neurotransmet- teur délicieux. Et si, en estimant que le pire est à venir, on s’offrait des ré- compenses gratuites? Crise sanitai- re, économique, écologique, socia- le… Dopés à l’adrénaline et à la dopamine, nous noircissons le ta- bleau pour stimuler des capacités mises en sommeil quand tout va bien. Comme si l’adversité nous per- mettait de nous révéler à nous-mê- mes et d’exprimer nos talents. En- fin… surtout quand la catastrophe n’est pas (encore) avérée. ■ Non, anticiper les catastrophes n’est pas une habitude absurde. S’attendre au pire: utile… et parfois délicieux! En anticipant, et en éprouvant la peur avant le danger, l’individu se prépare à l’affronter. Un tel mécanisme de défense, si élaboré, présente plein d’avantages»PHILIPPE DAMIER