“Formosante dans La Princesse de Babylone de Voltaire”, De l’Éventail à la plume. Mélanges offerts à Roger Marchal, France Marchal-Ninosque, Lise Sabourin y Éric Francalanza (eds.), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2007, pp. 401-406. ISBN: 978-2864807698.
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FORMOSANTE DANS LA PRINCESSE DE BABYLONE DE VOLTAIRE
De l’Éventail à la plume. Mélanges offerts à Roger Marchal.
France Marchal-Ninosque, Lise Sabourin & Éric Francalanza (éds.),
Nancy: Presses Universitaires de Nancy, 2007, p. 401-406.
ISBN: 978-2864807698.
La Princesse de Babylone porte en son titre le nom de la protagoniste qui n’est, somme toute,
qu’un comparse, le rôle principal étant joué par Amazan.
Femme objet, pièce d’échange, Formosante est offerte, d’après l’oracle, au candidat “qui
tendrait l’arc de Nembrod”1. Ni le roi d’Égypte, ni le roi des Indes, ni le roi des Scythes ne furent
capables d’accomplir cet exploit, réservé à un jeune inconnu monté sur une licorne, accompagné d’un
valet et portant sur le poing un gros oiseau. Deuxième épreuve dictée par les mages: la princesse
appartiendra à celui qui parviendra à abattre le grand lion. Nouvel échec des rois, relevé par le succès
de l’inconnu qui tue le lion et envoie son oiseau en hommage à la jeune femme. Rendu à l’évidence,
Bélus, le roi de Babylone, demande à l’écuyer l’origine du champion; survient ici la frustration: il est
fils d’un “vieux berger”. Mais le roi n’a même pas le temps de répudier ce héros de basse extraction
sociale, qui quitte incontinent la cour pour tenir compagnie à son père mourant. Avec ce premier
éloignement, qui laisse Formosante dans une rêverie profonde, se conclut la présentation des
personnages.
Cette “mise en scène” est loin d’ériger Formosante en protagoniste. D’elle, nous ne
connaissons que la beauté (décrite de manière parodique) et l’âge (dix-huit ans); maintenant, tous les
regards sont tournés vers la tête de lion coupée (dont les quarante dents ont été remplacées par de
gros diamants) et surtout vers l’oiseau qui la tient dans une de ses serres, dont nous apprenons plus
de choses que sur la princesse:
Il était de la taille d’un aigle, mais ses yeux étaient aussi doux et aussi tendres que ceux de l’aigle sont
fiers et menaçants. Son bec était couleur de rose, et semblait tenir quelque chose de la belle bouche de
Formosante. Son cou rassemblait toutes les couleurs de l’iris, mais plus vives et plus brillantes. L’or en
mille nuances éclatait sur son plumage. Ses pieds paraissaient un mélange d’argent et de pourpre; et la
queue des beaux oiseaux qu’on attela depuis au char de Junon n’approchait pas de la sienne (p. 138).
Ne fût-ce les parties propres d’un animal (le bec, le plumage, la queue), on aurait l’impression
que l’auteur nous décrit une femme exceptionnellement belle. Formosante, quant à elle, reste au
second plan:
L’attention, la curiosité, l’étonnement, l’extase de toute la cour, se partageaient entre les quarante
diamants et l’oiseau (ibid.).
Prix annoncé du concours, elle était auparavant réduite à réprimer ses désirs et à accepter
l’élection du candidat désigné par son père; sa situation n’est pas améliorée: si, lors des épreuves,
Amazan attirait tous les regards, c’est l’oiseau qui devient à présent le centre du récit: dans les deux
cas, Formosante demeure toujours en retrait.
Il serait intéressant de réfléchir au rôle des oracles, porteurs de la volonté divine, annoncée par
les mages: “un ancien oracle avait ordonné que Formosante ne pourrait appartenir qu’à celui qui
1 Voltaire, Candide ou l’optimisme, La Princesse de Babylone et autres contes, éd. J. Van den Heuvel, “Livre de Poche”, 1983, t.
I, p. 130.
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tendrait l’arc de Nembrod” (p. 130), “Bélus, ayant consulté ses mages, déclara [que sa fille]
appartiendrait à celui qui viendrait à bout d’abattre le grand lion” (p. 135). Le caractère contraignant
de ces prédictions restreint la liberté de la jeune femme, qui pour le moment, hormis un bref
commentaire à sa dame d’honneur et un cri de désespoir lorsque l’inconnu quitte la cour, n’a pas eu
le loisir d’exprimer ses pensées. Un troisième oracle adressé à Bélus (“Ta fille ne sera mariée que
quand elle aura couru le monde”, p. 141) lui donne l’occasion de s’exprimer puisque, la veille des
préparatifs du voyage, l’oiseau se met soudain à parler; un long dialogue s’entame au long duquel
Formosante s’enquiert des habitudes et de l’histoire des Gangarides, peuple habitant la rive orientale
du Gange, et des plus intimes secrets de son amant Amazan. Le lecteur avisé reconnaît ici le moyen
habituel employé par Voltaire pour attirer l’attention sur la différence des coutumes sur d’autres
latitudes; en l’occurrence, il apprend qu’il existe un Eldorado oriental où les habitants sont végétariens
(car les animaux ont une âme), pacifistes (mais savent se défendre des envahisseurs) et religieux (ils
pratiquent la religion naturelle). Mais s’il est ainsi instruit du pays des Gangarides, il reste sur sa soif
concernant la princesse: elle s’est limitée à écouter les renseignements d’un oiseau venu de loin.
Sur l’ordre de Bélus, elle s’apprête à voyager, elle “qui n’était jamais sortie du palais du roi son
père, et qui jusqu’à la journée des trois rois et d’Amazan n’avait mené qu’une vie très insipide” (p.
151); mais le bonheur ne lui sourit point: la veille de son départ, le roi d’Égypte, ivre mort, tue l’oiseau
de son amant. L’animal, avant de mourir, demande à la belle d’être brûlé puis porté à l’est de la ville
d’Éden. De la sorte, au voyage commandé par le père se superpose celui demandé par l’oiseau. Dans
les deux cas, elle doit obéir.
C’est près de Bassora, étape dans son pèlerinage, que la princesse rompt pour la première fois
avec son inertie. Comme le roi d’Égypte, qui la surprend dans une auberge, lui fait connaître ses
intentions lascives, elle fait preuve de promptitude d’esprit et déjoue les manœuvres du souverain et
de son grand aumônier. Aussitôt après, elle et sa femme de chambre, dûment déguisées, s’enfuient à
Bassora et frètent un vaisseau qui les porte au rivage d’Éden, où la princesse se presse “de rendre à
son cher oiseau les honneurs funèbres qu’il avait exigés d’elle” (p. 158); soudain, l’animal ressuscite
de ses cendres. La princesse reprend alors son rôle de personnage inactif: elle est d’abord instruite
sur l’âme et la puissance divine, puis, à l’aide de deux griffons, transportée sur un canapé au pays des
Gangarides. Mais elle arrive trop tard, et apprend que son amant la fuit à cause d’un malentendu:
Amazan a cru, sur le témoignage d’un merle, que Formosante lui avait été infidèle. La princesse
proteste de son honnêteté et montre sa décision de chercher son amant partout:
J’irais le chercher dans tous les globes que l’Éternel a formés, et dont il est le plus bel ornement. J’irais
dans l’étoile Canope, dans Sheat, dans Aldébaran; j’irais le convaincre de mon amour et de mon
innocence (p. 165).
On assiste alors à une poursuite effrénée, cette fois-ci dans un carrosse à six licornes, sur le
modèle du jeu de piste, au cours duquel le jeune homme mène toujours la partie. Pour constante et
tenace qu’elle soit, la jeune femme n’est pas moins dans cette épisode le personnage marginal et
regardant, toujours autour du personnage central et regardé.
Tous les endroits qu’elle visite –occasions privilégiées pour le reportage sociologique cher à
Voltaire– viennent d’être désertés par Amazan: en Chine, il a laissé un billet à une princesse du sang
où il jure de n’aimer jamais que Formosante (p. 168); en Scythie, il a refusé les faveurs de la plus belle
femme du pays (p. 170), et ainsi de même chez les Cimmériens, les Scandinaves, les Sarmates, les
Allemands et les Bataves. Même en Albion, il résiste aux appâts hors de pair de Milady, la maîtresse
de maison qui l’accueille:
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Amazan, selon sa coutume, fit à la dame une réponse respectueuse, par laquelle il lui représentait la
sainteté de son serment, et l’obligation étroite où il était d’apprendre à la princesse de Babylone à
dompter ses passions (p. 183).
C’était le point extrême de son périple: à partir du séjour chez les Anglais, le jeune homme ne
peut que se rapprocher de son point de départ, menant à ses trousses sa jeune amante. Repassé en
Batavie, en Germanie, il séjourne en Italie, puis dans “la capitale nouvelle des Gaules”, endroit où
Formosante parvient enfin à l’atteindre. Hélas, elle trouve son amant entre les bras d’une fille d’affaire,
la même qui, la veille, l’avait enchanté par sa voix mélodieuse et par ses grâces. Cette étonnante
destinée –Amazan est surpris lors de la seule infidélité qu’il ait jamais commise– provoque le
renversement des rôles: malgré les protestations du phénix, la princesse fait atteler ses licornes et
prend le premier chemin afin de fuir Amazan pour jamais; quant à lui, il est présenté sous un jour
passif (“elle vit le bel Amazan dormant”, “la grâce d’Orosmade [lui] avait manqué”) et sera
temporellement réduit à la condition de personnage secondaire: il n’agit plus, il réagit. Aussi court-il
après la princesse.
Mais cette situation nouvelle ne dure que le temps du passage de la France en Espagne: arrivée
en Andalousie, Formosante est arrêtée par les anthropokaies de l’Inquisition. Sans liberté de
mouvement, elle est à nouveau réduite à l’inactivité (“les mains liées derrière le dos et vêtu[e] d’un
habit de masque”, p. 200). Ce chapitre offre un certain parallèle avec le début du conte où elle était
le prix d’un concours entre les souverains; tout comme dans Babylone, elle est ici offerte en sacrifice,
reste muette au milieu des prêtres et attend que son amant vienne la délivrer; comme alors aussi,
Amazan, armé en chevalier, se met à la tête des Gangarides, renverse ceux qu’il rencontre sur son
passage et se prosterne aux pieds de son amante: il obtient le trophée. La longue conversation qu’ils
tiennent dans le carrosse du roi de Bétique les instruit réciproquement des malentendus qui les ont
séparés et ils se trouvent à nouveau enivrés d’amour.
De l’Espagne, ils passent en Afrique par Carthage, puis atteignent l’Égypte, alors dominée par
le roi d’Éthiopie. Celui-ci ne tarde pas à tomber amoureux de Formosante et veut la violer, mais
Amazan, qui ne cesse de veiller sur elle, tire son épée fulminante et coupe la tête de ce brutal: le chemin
est alors libre pour remettre la princesse entre les mains de son père à Babylone avant de l’épouser
dans la plus splendide des fêtes de l’Orient.
Dans ce conte, Amazan a joué dès le début un rôle actif: à l’exception d’un bref épisode dans
les Gaules, il a toujours pris l’initiative, au tournoi comme dans les batailles; Formosante, quant à elle,
s’est vue réduite au rôle passif: à l’exception de sa fuite lors de l’infidélité d’Amazan, elle a toujours
assumé son image de femme persécutrice. Cette attitude est d’ailleurs celle de toutes les femmes (à
l’exception des Bataves) que le prince rencontre: toutes le persécutent entreprennent de le séduire et
lui, qui est à court d’expédients pour les écarter, résout de leur écrire des lettres où il décline leurs
propositions. Son amante arrive toujours en retard et ne peut que se consoler de ces petits billets,
preuves évidentes de sa loyauté envers elle (p. 168), mais qui lui laissent toujours une sensation aigre-
douce.
Helen G. Heller, à l’aide de la méthode de Propp, soutient que La Princesse de Babylone peut être
étudié comme un véritable conte de fées2. Sand doute cette thèse coïncide-t-elle avec une des
interprétations plurielles évoquées par Jacqueline Hellegouarc’h: “à première lecture, La Princesse de
Babylone apparaît –au moins dans les premiers chapitres et dans le dernier– comme un conte orientalo-
2 “Voltaire’s La Princesse de Babylone as a Fairytale”, New Zealand Journal of French Studies, 13 (1992), p. 37-42. C’était l’idée
principale de sa thèse de doctorat: A Study of Voltaire’s “Princesse de Babylone”, The University of Western Ontario, 1989;
Dissertation Abstracts International, 1990 April, 50 (10): 3246A.
4. 4
épique”3; mais, continue le critique, outre qu’une “deuxième lecture [permet de] considérer le conte
comme une Apologie des dames de Babylone”, le conte est surtout “la mise en images, ou plutôt la
transposition dynamique, l’animation, du 2e chapitre de la Défense de mon Oncle intitulé précisément
Apologie des dames de Babylone” (p. 43). Dans cette Défense, Voltaire, au nom de la raison, combattait
Larcher qui soutenait, fort du témoignage d’Hérodote, la thèse de la prostitution sacrée des
Babyloniennes. Cette dernière interprétation est dans la lignée de celle de P. C. Mitchell, qui examinait
comment le recours à la fantaisie correspond à une critique des méthodes historiques d’alors,
notamment de l’exégèse biblique4. Il est vrai que, pour l’époque, le cadre et la plupart des épisodes,
le conte a une allure orientalo-épique; il est vrai aussi qu’il fonctionne comme une apologie des dames
de Babylone (et même des femmes en général: au pays des Cimmériens, “une femme a été meilleure
législatrice que l’Isis des Égyptiens et la Cérès des Grecs”, p. 172); enfin, la dernière allégation de
Jacqueline Hellegouarc’h semble aussi convaincante: par son mélange de thèmes, de genres et de tons,
par sa dévalorisation du merveilleux, La Princesse de Babylone est “une version narrative et plaisante de
La Défense de mon Oncle” (p. 51).
Cependant le conte est un tout: esthétique des genres, conception de la femme, contestation
de l’histoire traditionnelle colportée par Larcher ou par quelques exégètes bibliques. Ici réside peut-
être le motif de la place occupée par la princesse. En effet, la comparaison avec d’autres contes ne
jette pas, au prime abord, de lumière supplémentaire sur le rôle secondaire de Formosante: le schéma
de poursuite ne suit pas point par point celui de Candide ou de Zadig, textes où la femme ignore que
son amant la cherche partout. À regarder de près, on trouve, en revanche, des éléments communs:
Candide, comme Amazan, subit nombre d’épreuves qui le conduisent au mariage avec Cunégonde; il
doit traverser les mers, tuer le frère de son amante et supporter même la répugnance de la dégradation
de sa bien-aimée avant de l’obtenir pour récompense. Le parallèle est encore plus étroit avec Zadig,
un conte orientalo-épique où les chevaliers doivent faire preuve de vaillance, comme les rois dans La
Princesse de Babylone, pour savoir qui épousera Astarté et deviendra roi de Babylone; là, ils devaient
courir quatre lances, ici, ils doivent tendre un arc et vaincre un lion, mais le trophée reste le même: la
main d’une femme. Les candidats ne sont pas très différents: à la méchanceté d’Itobad, qui vole
l’armure blanche à Zadig, correspond la méchanceté des rois qui veulent envahir le pays ou “forcer”
la princesse. On pourrait s’étendre sur les ressemblances entre les trois hommes (qui suivent tous une
voie de perfectionnement intérieur) et les trois femmes: l’idéalisation de celles-ci (malgré la
dégradation ultérieure de Cunégonde), les malheurs qui les accablent, les calomnies dont elles font
l’objet. Dans tous ces cas les motifs des livres de chevalerie foisonnent, mais surtout dans notre conte:
plus encore que Candide et que Zadig, La Princesse de Babylone (rédigé après la réconciliation de Voltaire
avec l’Arioste)5 est un roman qui respecte les règles de l’amour courtois et chevaleresque, où la dame
est le centre de toutes les pensées du chevalier, où celui-ci, quoique lointain, arrive toujours à point
nommé pour la délivrer de ses ennemis; La Princesse est aussi un roman pastoral qui observe les règles
de l’amour idéal, où “les bergers gangarides, nés tous égaux”, honorent leurs belles de “gros diamants”
et gardent des licornes au lieu de brebis. Nul doute que ce conte de fées comprend une
démythification du récit épique et du merveilleux, mais, pour l’attribution des rôles des personnages,
il est fort tributaire des genres hérités des XVIe et XVIIe siècles. Toujours fidèle à ses origines, Voltaire
déclinant ne se détournait pas des thèmes et motifs de l’ancienne littérature.
3 “Les dénivellations dans un conte de Voltaire”, Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 41 (1989), p.
41-53 (ici, p. 41-42).
4 “An Underlying Theme in La Princesse de Babylone”, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 137 (1975), p.
31-45.
5 Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes. De “Micromégas” à “L’Ingénu”, Armand Colin, 1967, p. 320.