Lorsqu’un auteur fait référence à l’espace public en tant que lieu de circulation et d’échange des idées, il renvoie immanquablement à l’ouvrage fondateur de Jürgen Habermas, “L’Espace public” (1962).
Ce qui passe pour une évidence ne résiste cependant pas à la lecture du livre, dans lequel Habermas propose deux définitions successives de ce concept. Or ces définitions sont difficilement compatibles, en ce qu’elles font appel à des registres de pensée différents : la première à la méthode scientifique, la seconde à la posture morale.
La question — rarement posée par celles et ceux qui ont repris ou amendé les travaux d’Habermas — devient alors : à quel « espace public » fait-on référence quand on invoque ce concept ? Quelles sont les implications, en termes de résultats de recherche, du choix de l’une ou l’autre définition, ou de l’absence de choix, qui constitue, de très loin, le cas le plus fréquent ?
De l’intérêt de définir les concepts : la question de l’«espace public»
1. Loïc Ballarini
Enseignant-chercheur en Sciences de l’information et de la communication
Université Galatasaray / Cemti
loic.ballarini@free.fr / www.ballarini.fr
De l’intérêt
de définir les concepts
La question de l’« espace public »
séminaire de recherche Université Galatasaray / IFEA
vendredi 26 avril 2013
2. Quelle place dans la recherche ?
● Terme d’« espace public » très souvent utilisé
● Concept jamais mis en œuvre dans une problématique
→ Un acquis de la pensée ?
Quelle définition de l’« espace public » ?
● Concept très polysémique mais jamais accompagné d’une définition
● Réception simplifiée par les politiques et les médias, et comme acceptée
par les scientifiques
Objectif
● À partir de Jürgen Habermas L’Espace public. Archéologie de la publicité
comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962, 1978, 1993)
→ analyser le concept d’espace public
→ étudier ses implications sur la recherche
Introduction
Un concept au succès paradoxal
3. Terminologie
● All. Öffentlichkeit (publicité être public ou rendu public)→
● Traduction française : « sphère publique » ou « espace public »
Postulat
● Pour Habermas, continuité entre :
relations privé/public
ordre politique
fonctionnement de la société
1. Les deux visages de l’espace public
1.1. Un principe structurant l’ordre politique
4. Ambition
● « Si nous parvenions à comprendre l’histoire et les structures du complexe
que nous embrassons de nos jours assez confusément sous l’intitulé
“espace public”, nous serions alors en droit d’espérer à travers une telle
démarche, outre un éclaircissement de ce concept du point de vue
sociologique, que l’une des catégories centrales de notre propre
société nous en livre la compréhension systématique. »
Habermas, 1993, L’Espace public, p. 17-18
1. Les deux visages de l’espace public
1.1. Un principe structurant l’ordre politique
5. Précaution
● « La présente étude a pour tâche d’analyser le modèle de l’“espace public
bourgeois” » (p. 9)
● Démarche idéaltypologique
Définition
● « La sphère publique bourgeoise peut tout d’abord être comprise comme
la sphère des personnes privées rassemblées en un public.
Celles-ci revendiquent cette sphère publique réglementée par l’autorité,
mais directement contre le pouvoir lui-même […]. Le médium de cette
opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original et sans
précédent dans l’histoire : c’est l’usage public du raisonnement. »
(p. 38)
● Analyse historique mettant en avant le double langage de la bourgeoisie.
1. Les deux visages de l’espace public
1.2. « Une catégorie caractérisant une époque déterminée »
6. Tournant
● Chapitre IV, consacré à « la compréhension que la sphère publique a du
rôle qu’elle joue » (p. 94) question de l’opinion publique→
● Changement de méthode : Habermas impose une définition sans peser les
arguments :
« L’opinion d’un public qui fait usage de sa raison n’est plus simple
opinion, ne résulte pas de la simple inclination, mais de la réflexion en
privé et de la discussion publique sur des affaires d’intérêt général. »
(p. 104)
● Discussion : Hegel et Marx, Tocqueville et Mill renvoyés dos à dos.
1. Les deux visages de l’espace public
1.3. Un idéal normatif
7. Déclin
● « Ceux des contemporains de la sphère publique bourgeoise à son apogée
qui en faisaient l’analyse furent bien obligés d’observer que tout cela qui la
constituait commençait à disparaître » (p. 140)
● Habermas passe de la démarche scientifique à la posture morale
● Exemple : pourquoi ce déclin de la sphère publique ?
« La radio, le cinéma et la télévision font radicalement disparaître la
distance que le lecteur est obligé d’observer lorsqu’il lit un texte imprimé
— distance qui […] était la condition nécessaire d’une sphère publique où
pouvait avoir lieu un échange réfléchi sur ce qui avait été lu. » (p. 178)
● « Distance émancipatoire » : all. Mündigkeit, utilisé par Kant pour
désigner l’état de majorité dans Qu’est-ce que les Lumières ?
Deux définitions successives de l’espace public
1. Outil permettant à la bourgeoisie du 18e
d’asseoir sa domination
2.Idéal de la discussion d’intérêt général fondée sur l’échange rationnel
d’arguments, vers lequel toute société doit tendre
1. Les deux visages de l’espace public
1.3. Un idéal normatif
8. Deuxième essai
● Théorie de l’agir communicationnel (1981, 1987)
● La TAC « met au centre d’intérêt l’intercompréhension langagière en tant
que mécanisme d’orientation de l’action » (TAC, tome 1, p. 284)
● Nouvelle tentative d’élaborer une théorie sociale unificatrice
● Deux piliers : l’intercompréhension et le monde vécu
● Reprise à un niveau de généralité plus élevé de l’impératif de l’usage
public de la raison destiné à élaborer un consensus
2. L’ambition renouvelée d’une théorie sociale
2.1. L’universalisation des présupposés de L’Espace public
9. Rationalité de l’action communicationnelle
● Sources de l’agir communicationnel :
● Théorie de l’action rationnelle (Max Weber)
● Théorie des actes de langage (John L. Austin)
● Habermas : il existe deux types de rationalité orientant l’action :
● L’agir communicationnel (recherche active de l’intercompréhension :
« obtenir un accord offrant le fondement d’une coordination
consensuelle des plans d’action poursuivis individuellement », TAC,
tome 1, p. 305)
● L’agir stratégique (recherche de la satisfaction d’un intérêt)
● Seul l’agir communicationnel explique la société
2. L’ambition renouvelée d’une théorie sociale
2.2. L’agir communicationnel
ou l’idéal de l’intercompréhension
10. Une théorie en poupées gigognes
théorie sociale
philosophie du langage
échanges langagiers
agir communicationnel
intercompréhension
2. L’ambition renouvelée d’une théorie sociale
2.2. L’agir communicationnel
ou l’idéal de l’intercompréhension
11. ● « Seules sont constitutives pour l’agir communicationnel les actions
langagières auxquelles le locuteur relie des prétentions à la validité
critiquables. » (TAC, tome 1, p. 314)
→ très restrictif
● Il faut que « les expressions linguistiques utilisées soient
grammaticalement bien formées et que les conditions contextuelles
requises pour le cas typique de l’acte de parole soient remplies. » (TAC,
tome 1, p. 307)
→ et pourtant…
● « Le terme d’intercompréhension (Verständigung) a pour signification
minimale qu’(au moins) deux sujets capables de parler et d’agir
comprennent identiquement une expression langagière. » (TAC, tome 1,
p. 315)
→ cf. études de réception (Hall, Eco, Jauss…)
2. L’ambition renouvelée d’une théorie sociale
2.3. Les conditions illusoires de l’agir communicationnel
12. Une théorie sociale très partielle
● L’agir communicationnel ne prend en compte que les phénomènes
irénistes du langage
● Les phénomènes agonistiques lui échappent (menace, contrainte, conflit,
négociation…)
Les raisons du succès
● « Conjoncture Habermas » (Jean-Jacques Lecercle) : Habermas fournit la
philosophie du langage dont a besoin la société bourgeoise de la fin du 20e
siècle.
« L’idéologie de la communication est celle qui convient au capitalisme,
[…] elle représente le libéralisme en matière de langage en ce qu’elle
fétichise et met en relation deux locuteurs idéaux, un Destinateur et un
Destinataire, dont la position est en principe réversible. »
Lecercle, Une philosophie marxiste du langage (2004), p. 66
2. L’ambition renouvelée d’une théorie sociale
2.4. La dissimulation des rapports de force
13. L’espace public au-delà de l’agir communicationnel
● Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel (2007 [1972-2001])
« Quels intérêts les classes dominantes poursuivent-elles à travers l’espace
public ? » (p. 55)
● J.-Jacques Lecercle, Une philosophie marxiste du langage (2004)
Pour un autre « mythe d’origine » du langage que l’intercompréhension :
le travail
● Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (2002 [1958])
L’échange est lutte, l’acteur se révèle par son acte
● Habermas, L’Espace public (1993 [1962])
Pour les trois premiers chapitres…
Conclusion
D’autres « espaces publics » sont possibles
14. Arendt, H. (2002 [1958]). Condition de l’homme moderne. Paris : Pocket.
Ballarini, L. (2011). Bernard Miège, L’espace public contemporain. Approche
Info-Communicationnelle. Lectures, Les Comptes rendus 2011. http://lectures.revues.org/6264.
Calhoun, C. (1992). Habermas and the Public Sphere. Cambridge, Massachussets/Londres : The
MIT Press.
Dahlgren, P (1995). Television and the Public Sphere. Londres : Sage Publications.
François, B., et Neveu, É. (1999). Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des
débats publics contemporains. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Habermas, J. (1993 [1962]). L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise. Paris : Payot.
Habermas, J. (1987 [1981]). Théorie de l’agir communicationnel. Paris : Fayard.
Kant, I. (2007 [1784]). Qu’est-ce que les Lumières ? Paris : Hatier.
Lecercle, J.-J. (2004). Une philosophie marxiste du langage. Paris : Presses universitaires de
France.
Miège, B. (1995a). L’espace public : perpétué, élargi et fragmenté. Dans Pailliart, I. (dir.), L’espace
public et l’emprise de la communication. Grenoble : Ellug, 163-175.
Miège, B. (1995b). L’espace public : au-delà de la sphère politique, Hermès, 17-18, 49-62.
Miège, B. (2010). L’espace public contemporain. Approche Info-Communicationnelle. Grenoble :
Presses universitaires de Grenoble.
Negt, O. (2007). L’espace public oppositionnel. Paris : Payot.
Bibliographie