1. Éthique des sciences et
démocratie scientifique
Séminaire doctoral
Université d’État d’Haïti
Janvier 2013
Florence.Piron@com.ulaval.ca
2. L’éthique des sciences
3 domaines : éthique de la recherche avec des participants
humains, intégrité scientifique, responsabilité sociale des
chercheurs et des universités
Réflexions sur le métier de chercheur et ses modes de
régulation, notamment les politiques publiques
gouvernementales ou locales (dans les universités)
Poser la question de la démocratie scientifique vs la tour
d’ivoire.
3. Éthique de la recherche avec des
participants humains
Issue de la bioéthique
Le consentement éclairé, le droit à l’information des
participants
Le respect de l’individu, de ses droits et de son bien-être
Le principe d’équipoise (bienfaits/méfaits)
Limites
Le cas des pays du sud : conférence TED
4. L’intégrité en recherche
Aussi appelée intégrité scientifique ou éthique de la recherche
fondamentale ou encore « conduite responsable de la
recherche ».
Comment éviter les « misconducts » ou manquements à cette
intégrité ? Fraude, plagiat, falsification de données,
corruption, conflits d’intérêts, etc.
L’augmentation de ces manquements est liée directement à la
professionnalisation du métier de chercheur (carrière,
compétition, monétarisation de la recherche, conflits
d’intérêts, etc.)
On est bien loin de l’idéal scientifique du début : partage des
connaissances pour le bien commun, de tous.
5. Science et bien commun: une question
de responsabilité sociale
La responsabilité sociale du chercheur : avoir le souci des
conséquences de ses travaux scientifiques, ne pas se dire « après
moi, le déluge ». Être conscient de la portée de ses choix (sujet
de recherche, lieux de diffusion, langue, jargon, etc.), se sentir
inscrit dans une cité. Cf. science et guerre (nucléaire).
La responsabilité sociale des universités : rayonnement dans la
communauté locale ou obsession pour la compétition
internationale? Céder à l’idéologie du management ou se
centrer sur les besoins de sa communauté? S’impliquer ou non
dans les grands débats de société?
Responsabilité sociale de l’État : dans sa définition d’une
politique scientifique au service du bien commun.
Cela exige d’intégrer les débats publics et le point de vue des
citoyens à la réflexion sur « la science que les citoyens veulent »
: rapports avec l’industrie, les PME, la société civile, les
priorités, les projets financés et l’accès aux publications
scientifiques, entre autres.
6. Questions
D’où vient cette idée du lien moral entre la science (acteurs,
institutions, pratiques) et la société (citoyens, État, industrie,
etc.?
Pourquoi la recherche scientifique devrait-elle être liée au
bien commun?
À quelle conception du bien commun la recherche
scientifique devrait-elle être liée?
Pour y répondre, commençons par l’évocation de la doctrine
conventionnelle de la neutralité scientifique, encore très vivante
dans nos universités : les chercheurs n’ont rien à voir avec ce
que la société fait des résultats scientifiques.
7. 1. La doctrine : La science est et doit
rester hors de la Cité
La science doit se développer hors de la Cité, car cette distance est ce
qui garantit l’absence d’ingérence externe dans le mouvement
autonome de développement de la science, fondé sur la rationalité
scientifique, un langage épuré et des méthodes spécifiques.
La science n’a pas de compte à rendre en dehors de ceux prévus par
ses critères internes. La soif de connaissance, une meilleure
compréhension de la pensée et du monde sont ses seules raisons
d’être.
La science est universelle et a-locale, elle transcende les sociétés, les
époques et les cultures.
Elle n’est pas concernée par les débats politiques sur le bien commun,
ni par les usages que font d’elle les citoyens, l’État, les élus,
l’industrie, la société civile, etc.
C’est la tour d’ivoire.
9. 2. Le réalisme. Un contrat social entre
l’État et la science
Quand même, la science ne vit pas de rêve et d’eau fraîche. Il lui faut des
ressources financières pour se développer. En 1945, en pleine reconstruction
post-conflit, c’est l’État qui, seul, pouvait offrir ces ressources. D’où le contrat
social de la science, rédigé par Vannevar Bush après la Seconde Guerre
mondiale et qui a donné lieu à la National Science Foundation et au concept de
science publique, d’organismes subventionnaires, etc. : l’État finance le
développement de la science sans trop s’en mêler en échange de quoi les
scientifiques s’engagent à faire des recherches qui, en tout ou en partie,
répondent aux désirs de l’État, assimilés au bien commun.
La National Science Foundation (NSF) se proposait ainsi de « promouvoir
l’avancement de la science, faire évoluer la santé, la prospérité et le bien-être
national et sécuriser la Défense nationale » en subventionnant des travaux
scientifiques.
Elle voulait mettre la science au service du bien commun défini ici comme
l’ensemble des intérêts de l’État, le grand responsable de la protection et du
développement de l’intérêt général et des ressources collectives.
Bien commun = intérêts et décisions de l’État
11. 3. Fin du contrat social ?
Ce contrat social, repris dans bien d’autres pays, était en fait une conscription
de la science. Il garantissait aux chercheurs des fonds de recherche qu’ils
n’auraient pas obtenu de l’État autrement, en échange de travaux scientifiques
utiles aux projets de l’État (notamment l’armée).
Ce contrat a duré longtemps, au point de paraître « naturel » à plusieurs
générations de chercheurs.
Mais il est actuellement menacé par la transformation de l’État en État néo-
libéral. Cette transformation impose une réduction des dépenses publiques et
la recherche de partenariats avec le secteur privé, notamment la grande
industrie, pour compenser. En échange de ce transfert de responsabilités au
secteur privé, ce dernier doit recevoir des avantages. L’innovation
commercialisable est un de ces avantages que la science peut offrir.
Une nouvelle forme de conscription de la science s’est mise en place depuis
1995 dans les États néolibéraux : le capitalisme cognitif ou l’économie du
savoir qui demande à la science de générer des brevets ou des inventions
susceptibles d’aider l’industrie, notamment pharmaceutique ou agro-
alimentaire.
Cette « nouvelle alliance » entre l’État et l’industrie autour de l’innovation
s’est incarnée dans les dernières politiques scientifiques des États néo-
libéraux.
12. Qu’est-ce qu’une politique publique
scientifique ?
Une politique publique scientifique est un outil d’action
qu’une équipe élue (un gouvernement) se donne et implante
pour faire valoir sa conception de la contribution de la
science à sa vision du bien commun.
Elle comporte des instances de décision et de reddition de
comptes, des budgets, des institutions (universités, centres
de recherche, centre de transfert, etc.) qui ont pour but
d’orienter la science afin de la modeler sur sa vision du bien
commun.
13. Deux grands mouvements en ce
moment dans les politiques
scientifiques
1. La marchandisation du savoir: capitalisme cognitif,
économie du savoir
2. La société du savoir, qui implique la science ouverte
Une troisième dimension reste plus floue: la démocratie
scientifique, c’est-à-dire la place des citoyens dans ces
débats publics sur la science.
14. L’économie du savoir
La marchandisation de la connaissance entraîne une présence
accrue de l’industrie et du marché dans la recherche
scientifique. Concept de l’OCDE en 1996. « Perversion » de
l’idée que la science doit être au service de la société car ici,
société = capital, grande industrie.
Financement privé de la recherche scientifique qui entraîne des
conflits d’intérêts majeurs, dans toutes les disciplines, mais
surtout en recherche biomédicale et agro-alimentaire
Situation fragilisée des sciences sociales et humaines
Pour résister : le concept de société du savoir pour la paix et le
développement durable (UNESCO) – en consultation jusqu’au
3 février
15. Les politiques publiques scientifiques
au Canada
La Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation (Gouvernement du
Québec, 2006) fait la promotion d’un « environnement qui valorise la
recherche et l’innovation » dans le but d’instaurer une réelle « économie du
savoir : son objectif est de « valoriser l’innovation, augmenter le nombre
d’entreprises qui investissent dans l’innovation et améliorer l’efficacité de ces
corridors où une avancée scientifique se transforme en produits
commercialisables, en emplois et en richesse nouvelle » (ibid. : 5).
En 2007, le gouvernement fédéral canadien publia sa propre stratégie en la
matière, Réaliser le potentiel des sciences et des technologies au profit du Canada
(Gouvernement du Canada, 2007). Cette politique publique vise à « créer
une économie plus compétitive, […], plus concurrentielle et plus durable,
grâce aux sciences et à la technologie » (ibid.), en impliquant davantage le
secteur privé. Cela passe d’abord par la création d’« un marché concurrentiel
et d’un climat d’investissement qui encourage le secteur privé à faire
concurrence au monde entier avec ses technologies, produits et services
innovateurs. Le Canada doit maximiser la liberté des scientifiques de mener
des recherches et la liberté des entrepreneurs d’innover ».
Le bien commun = la prospérité économique d’une élite industrielle et
politique, dont on espère vaguement qu’elle profitera ensuite au reste des
citoyens. Ce n’est plus l’intérêt général de tous les citoyens médiatisé par
l’État.
16.
17. La science est politique
Ces politiques scientifiques, même si elles sont mal connues des chercheurs,
affectent directement leur quotidien : elles touchent leur salaire, leurs
conditions de travail, les critères de promotion, les programmes de
subvention, les budgets, les lieux de diffusion et de publication.
Cet impact touche même le choix des sujets de recherche et des méthodes,
soit le cœur de la pratique scientifique :
des programmes particuliers de subvention peuvent encourager tel ou tel sujet
de recherche et, par contrecoup, en décourager
la composition des comités de pairs qui évaluent les demandes de subvention
peut privilégier telle ou telle méthode
les programmes qui exigent la recherche en équipe sur une problématique
unique nuisent à la diversité des approches d’une même question de
recherche, etc.
la performance calculée sur le nombre de publications encourage la quantité
et non pas nécessairement la qualité
l’expertise pointue peut être préférée à la culture générale scientifique
nécessaire à la synthèse
La science est modelée par les politiques publiques de l’État. Elle est
politique et, à ce titre, devrait être débattue dans les institutions
démocratiques par tous les citoyens et les élus.
18. Quelques suggestions recueillies dans les délibérations du
projet québécois « La science que nous voulons »
L'État devrait mettre en place un organisme indépendant représentant
équitablement toutes les disciplines scientifiques et responsable d'établir les
priorités scientifiques du Québec en prenant compte des facteurs
économiques ainsi que du bien commun.
Des consultations publiques ouvertes, conviant autant la communauté
scientifique, la direction des universités, les acteurs économiques que le grand
public, devraient être organisés en aval de la mise en place des politiques
scientifiques québécoises.
Le gouvernement du Québec (comme celui du Canada) devrait accroître
significativement le financement de la recherche fondamentale, tout en
intégrant le critère d'intérêt collectif (et non de pertinence économique) dans
l'évaluation des projets.
Le gouvernement du Québec devrait accroître significativement le
financement de la recherche dans le domaine des sciences sociales.
Un organisme indépendant composé de chercheurs et professeurs de toutes les
disciplines et champs interdisciplinaires devrait avoir la responsabilité évaluer
les besoins en recherche de la société pour faire face aux défis à venir,
d'évaluer en quoi la recherche réalisée au Québec correspond aux besoins et
formuler des recommandations quant aux lacunes à combler.
19. Le bien commun comme inspiration
pour la science
Dans la lignée des critiques du néolibéralisme et de sa vision rétrécie du bien commun
comme prospérité économique de l’élite, voici donc une autre vision du bien
commun, celle qui peut inspirer les chercheurs, sans déni et sans conscription.
Le bien commun d’une société est constitué de:
La richesse collective, les ressources publiques, le travail accompli par tous au
quotidien
Le patrimoine culturel matériel et immatériel qui inclut tous les textes, littéraires,
journalistiques, mais aussi scientifiques, écrits et lus par les citoyens : la science fait
partie du bien commun, même dans ses démarches les plus audacieuses
Les ressources naturelles, la terre, l’eau, l’air, la faune, la flore
Les valeurs collectives de la culture publique commune et les institutions
éducatives et démocratiques qui les incarnent
La diversité des visions d’avenir et des savoirs qui co-existent
Des services publics accessibles à tous, en toute égalité
Des citoyens soucieux du bien commun et qui ne délèguent plus son entretien à
l’État
Une société civile active et vigilante
Une industrie socialement responsable et ancrée dans une communauté
Des espaces de débat public intègres et indépendants
20. La science ouverte, pour une société
du savoir
L’accès libre aux publications scientifiques
Voie dorée : revues en accès libre, plus ou moins financée par les auteurs
Voie verte: auto-archivage dans des bases de données ou des dépôts
institutionnels
Le partage des données scientifiques (la science en ligne)
La science citoyenne ou collaborative
La science 2.0 : les blogs de science, l’évaluation ouverte post-
publication
L’éducation ouverte (en ligne ou non), les ressources éducatives
libres – Khan Academy
Les universités populaires
Les boutiques de sciences (Accès savoirs)
La notion de justice cognitive (Swaraj Knowledge Manifesto)
La démocratie scientifique
21. Impact d’une science ouverte sur
l’éthique des sciences
Plus de transparence : la participation accrue de citoyens
éclairés aux politiques scientifiques et aux processus
d'allocation des subventions entraînera une plus grande
transparence de la part des institutions scientifiques et
universitaires, stimulant ainsi une forme plus soutenue
d'éthique des sciences dans la pratique scientifique.
Renforcement de la responsabilité sociale des chercheurs les
conduit vers une démocratisation de leurs pratiques de
recherche, notamment un effort pour mieux communiquer
leurs travaux.
La démocratisation de la science est en elle-même un enjeu
d'éthique des sciences, d'éthique publique des sciences.
22. La science au cœur du bien commun
L’Association science et bien commun et son projet La science que
nous voulons proposent un double virage, sur la notion de bien
commun et sur le rapport entre la science et la cité:
Le bien commun ne peut plus se limiter à ce qu’en dit ou fait l’État
qui, dans l’idéologie néo-libérale désormais dominante (bien que
contestée), se rapproche de plus en plus des intérêts économiques.
La société civile doit prendre le relais pour exprimer son refus de
réduire le bien commun aux intérêts économiques. Les étudiants
nous le montrent!
Loin du mythe de la neutralité et des pièges de la conscription, les
chercheurs doivent redécouvrir une éthique de la concitoyenneté où
le souci du bien commun n’est pas un assujettissement à des intérêts
quelconques ni une entrave aux joies de la connaissance, mais le
fondement d’un dialogue avec leurs concitoyens, les autres membres
de la cité, pour créer une science nécessaire et bénéfique à
l’ensemble de la société, ne serait-ce que parce qu’elle nourrit
l’esprit critique et l’ouverture sur le monde. Le mur doit être
transpercé de multiples fenêtres!
Une autre science est possible…
23. Lectures pour la semaine prochaine:
À lire :
Présentations powerpoint du colloque Une autre science est possible
Articles de la revue Éthique publique sur la responsabilité sociale des
chercheurs et l’éthique de la recherche
Tous les hyperliens de cette présentation powerpoint
Ces hyperliens sont tous accessibles en mode diaporama.
À faire pour la semaine prochaine
chaque étudiant prépare une réflexion sur son projet de recherche en
lien avec certains des enjeux éthiques présentés : choix du sujet, lien
avec les participants, choix du lieu de publication, liens avec
l’industrie, etc.
Ajouter aussi une réflexion sur ce que devrait prioriser une politique
scientifique pour Haïti.
Suggestion: créer un blogue collectif pour échanger des réflexions et
des références sur le métier de chercheur et ses enjeux éthiques