1. 1
Le documentaliste un « design-thinker » qui s’ignore
Pourquoi la démarche du design-thinking est-elle particulièrement adaptée à notre métier
d’enseignant-documentaliste ?
Le design-thinking, une mode ou une méthode ?
Design-thinking, socio-design, co-design, voici ce qui semble être aujourd'hui le
lexique à la mode, garant de l'innovation1
. Pour le dire simplement, il s'agit d'une
méthode pour conduire un projet qui s'inspire de la façon de travailler des designers
d'où « pensée design » : lorsqu'un designer conçoit un tabouret, il inclut dans son
équipe, celui qui va s'assoir dessus. En appliquant cette démarche pour redéfinir les espaces du
CDI, nous quittons nos lunettes professionnelles. Nous pensons pour les usagers qui deviennent
alors, non pas le point d'arrivée mais le point de départ de la réflexion. Nous connaissons tous
pour la pratiquer régulièrement la fameuse technique du brainstorming mise au point en 1950 par
le publicitaire Alex Osborn : il sensibilisait déjà à la pensée créative et participative. C'est ensuite
en 1991, que David Kelley fonde l’agence de design IDEO qui met au point un nouveau mode de
résolution de problèmes : le design-thinking qui intègre l’usager tout au long du processus
créatif. Il ne se borne plus à utiliser une solution qui a été créée pour lui, mais avec lui. Cette
démarche d’inclusion rend le projet impactant et pertinent et l’usager plus autonome.
Une démarche en trois étapes
Concrètement cette méthode propose trois temps pour améliorer ou concevoir un
service.
Le premier temps, c'est l'Inspiration : le designer empathique, observe les
personnes qui utilisent ce service. Cette étape permet de comprendre les besoins
des usagers en les observant, en dialoguant avec eux et en s’informant sur ce qui se
fait ailleurs. La boite à idées dans nos CDI pour connaitre les souhaits des usagers est l’ancêtre de
cette première étape du design-thinking !
Puis, créatif, vient l'idéation : le "design-thinker" imagine des idées nouvelles qui tiennent
compte des pratiques, des besoins et de l’approche du service par l'usager. il s'agit alors d'animer
des groupes de travail pour faire émerger des idées de solution.
Enfin, avant de mettre en place une solution définitive, le « design-thinker » la teste en en créant
un prototype, un échantillon simplifié donnant vie aux retours de l'usager. C'est
l'Implémentation et l'itération : donner une forme concrète aux idées retenues en réalisant un
prototype rapide, tester ainsi la solution auprès des usagers et évaluer l’impact du projet. Ces
expérimentations successives apportent la solution la plus adaptée. A force d'essais, d'erreurs, la
solution finale est trouvée : pratique et concrète, inspirée et élue par le terrain2
.
La démarche privilégiée du professeur-documentaliste ?
Le design-thinking proposerait en réalité de structurer une démarche déjà à l'œuvre chez les
profs docs. L'enseignant documentaliste aurait recours, alors à cette méthode sans le savoir et
serait un "design thinker" qui s'ignore...
1 PRENVEILLE, Florian. Faut-il achever le design thinking ? L’ADN, 2018 [en ligne]. Disponible sur http://www.ladn.eu/nouveaux-
usages/la-netscouade/definition-et-critique-du-design-thinking/ (consulté le 06/03/2018)
2 Équipe Académique de Nancy-Metz des TraAM-Documentation 2017-2018. Méthode privilégiée, 2017 [en ligne]. Disponible sur
https://view.genial.ly/59e20af348d77c0908bb26f9/traamdoc-nancy-metz-2017-2018 (consulté le 25/02/2018)
2. 2
C’est avant tout une méthode centrée sur l’humain. Certains d’ailleurs la nomment
«human centered design», ou «design centré sur l’humain». « Le point de départ du
design-thinking est une profonde empathie, une écoute des besoins et des
motivations des personnes »3
.
L’enseignant documentaliste est le seul professeur qui accompagne des élèves volontaires : ils
sont là parce qu’ils l’ont voulu, choisi, décidé, même si leurs raisons ne sont pas toujours les
bonnes (il fait chaud ou frais, il pleut dehors !). Au CDI, les élèves viennent quand ils le souhaitent
et rarement parce qu’ils le doivent. De ce fait, le CDI a un rôle très particulier dans le climat
scolaire : il accueille souvent « les accidentés de la cour », ceux qui y sont malmenés ou qui ne s'y
sentent pas à leur aise. Ce « lieu-tiers », cet « entre-deux » est le leur, ils se l’approprient4
. La
désirabilité de l’usager est prise en compte par l'enseignant-documentaliste : Nicolas Beudon
pionnier de l'expérience du design-thinking en bibliothèque soulignait que « l'attention portée
aux usagers est une valeur partagée de longue date aussi bien par les bibliothécaires que par les
documentalistes : les usagers, les lecteurs ou les élèves sont très présents dans leurs discours et
dans leurs valeurs »5
.
Le professeur-documentaliste est un médiateur et la médiation ne peut se concevoir qu'avec
l'attention portée aux usagers et à leurs pratiques. Le médiateur est celui qui « s'entremet », qui
fait lien. La médiation induit l'intérêt à l'autre : « Dans le design-thinking on utilise de préférence
des techniques dites « ethnographiques » (basées sur l’observation et l’immersion) pour aller au-
delà de ce que les gens déclarent et mieux comprendre comment ils se comportent et comment
ils pensent. Adapter son discours à la façon de penser de son interlocuteur, c’est d’une certaine
façon la base de la pédagogie….. »4
. Enquêtes, diagnostics, questionnaires, boîtes à suggestions
sont des outils auxquels les documentalistes ont toujours eu recours afin d'interroger l'usager et
de se centrer sur son expérience. Le documentaliste est un médiateur informationnel, il accueille,
il anime et il forme. Chacune de ces missions centrée sur l'humain, le « contraint » à l'empathie.
La collaboration voire la coopération est l’autre mot-clé de cette méthode. La
réflexion est toujours collective, riche de la diversité des points de vue. La
conviction qui sous-tend cette démarche est qu’à plusieurs, on ne va pas plus vite,
mais plus loin et qu’on est plus fort pour résoudre une difficulté que lorsqu’on reste
isolé.
Le professeur documentaliste seul, a une existence professionnelle faible ! Il coordonne la
politique documentaire et depuis toujours associe à la politique d’acquisition élèves, profs,
gestionnaire…bref les usagers. Il est moteur de projets et cette démarche a toujours été associée
à son management de projets : connecter les enseignants, les élèves, l’équipe de direction, la vie
scolaire… au design du projet a toujours été son approche. Mais surtout, son enseignement est
par définition, transversal et concerne le collectif enseignant : il construit son enseignement
comme un parcours qui traverse tous les autres. Sa capacité de naviguer dans des domaines
3
SYNLAB. Innover à plusieurs : manuel pur les acteurs de l’éducation, 2017[en ligne]. Disponible sur https://syn-lab.fr/wp-
content/uploads/2017/10/Innover-a-plusieurs-version-longue.pdf (consulté le 24/02/2018)
4
GIBERT, Anne-Françoise. CDI, Tiers-Lieu ? Espace Doc Web de l’académie de Lyon, 2017 [en ligne].
Disponible sur http://www2.ac-lyon.fr/enseigne/documentation/spip.php?article56 (consulté le 01/03/2018)
IDELON, Arnaud. Tiers Lieu, enquête sur un objet encore bien flou. Makery, le media de tous les labs, 2017 [en ligne]. Disponible sur
http://www.makery.info/2017/10/10/tiers-lieu-enquete-sur-un-objet-encore-bien-flou-12/ (consulté le 01/03/2018)
TADDEI, François, BECCHETTI-BIZOT et HOUZEL, Guillaume. Vers une société apprenante, 2017 [en ligne].
Disponible sur http://cache.media.education.gouv.fr/file/03_-_mars/19/0/2017_rapport_taddei_740190.pdf (consulté le 01/03/2018) :
Tiers-lieu physique et tiers-lieu numérique p.5.
5
MULOT, Hélène., CARBILLET, Marion. Interrogeons le concept de design-thinking : quels intérêts pour les CDI ? Entretien avec
Nicolas Beudon. Docs pour doc, 2017 [en ligne]. Disponible sur http://www.docpourdocs.fr/spip.php?article614 (consulté le 24/02/2018)
3. 3
transversaux se conjugue à ses compétences en collaboration et coopération. Il enseigne dans le
cours d'un autre, il partage la séance, il croise son emploi-du-temps et « emprunte » ses élèves, il
prépare, anime et évalue avec ... Il co-enseigne en quelque sorte.
Le « monde du co » se déploie petit à petit. Il n’y a pas un jour où la mise en commun, le collectif,
la coopération, la collaboration, ne trouvent de nouveaux terrains d’expression. Si la multiplicité
des mots formés avec le très familier préfixe –cum (avec) dénote d’une r-évolution dans le
rapport à l’autre, l’usage des pratiques de groupe en formation est assez récent. Par définition, le
professeur déclarait du haut de son estrade ou de sa chaire, « pro-ferait » et transmettait son
savoir au « collectif frontal » pour reprendre l’expression de Philippe Meirieu6
. L'enseignant « fait
signe », accompagne et le professeur-documentaliste « co-enseigne .... notamment pour que les
apprentissages prennent en compte l'éducation aux médias et à l'information »7
. Sa réflexion
pédagogique est toujours collective.
Du pro-fessorat au co-enseignement, de l’espace de la classe aux espaces du CDI 8
C’est une démarche adossée à la pédagogie du « faire » ou « learning by doing ».
Elle est fondée sur une créativité fertile, moteur d’actions concrètes, d’ateliers
inventifs, de tests et de prototypes sur le « terrain ». Elle renoue avec le corps et sa
mobilité.
Les documentalistes sont aussi, selon l'expression de Denis Weiss, des « créateurs d’univers »9
,
des designers d’espaces, des concepteurs de lieux. Un enseignant documentaliste est le seul
professeur qui en pensant pédagogie, pense espace, qui en définissant son métier, parle de
mobilier, qui en créant une séance, précise lieux et postures.
Le CDI lui offre en outre, de modulariser les espaces et lui permet ainsi, une gestion de
l’hétérogénéité et une personnalisation de l’accompagnement : les mouvements, les
changements de configurations et de postures sont évidents et impliquent une attention
singulière. Les salles de classe ne sont pas attribuées à un professeur ou à une discipline. Un
6 MEIRIEU, Philippe. Groupes apprentissages, Connexions, n°68, 1997, 23 p.
7 Ministère de l'Éducation Nationale, de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche. Les missions des professeurs documentalistes. BO
n°13 du 30 mars 2017 [en ligne]. Disponible sur http://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=114733 (consulté le
25/02/2018)
8 GROSHELL, Zach. After 100 years of the same teaching model, It’s time to throw out the playbook, Education Rickshaw, 2017 [en ligne].
Disponible sur https://educationrickshaw.com/2017/12/02/after-100-years-of-the-same-teaching-model-its-time-to-throw-out-the-
playbook/amp/?__twitter_impression=true&utm_content=buffer27a37&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campai
gn=buffer#61863287-tw%231516503940523 (consulté le 25/02/2018)
9 TUCHAIS, Denis., VÉRAN, Jean-Pierre. Guide TICE pour le professeur-documentaliste: enjeux numériques. CRDP de l'Académie de Paris,
2012, p.141.
4. 4
enseignant partage son espace et ne peut pas facilement créer son espace propre et investir un
lieu pour y faire régner une atmosphère singulière. L'enseignant-documentaliste conçoit son
cours en y intégrant naturellement la mobilité, à l’image du professeur des écoles dans sa classe.
Enfin, le documentaliste est un médiateur numérique reconnu et le CDI, le lieu privilégié de la
formation à la culture numérique10
. Or, « l’utilisation des outils numériques va de pair avec une
pédagogie du faire, de la création, de la production de contenus (web-docs, journaux, sites
Internet...).Elle permet aussi des démarches qui mettent l’accent sur l’activité du sujet
apprenant... et s'articule avec une pédagogie de l’entraide, du partage, de la coopération dans la
classe ou hors de la classe, dans des lieux de pratiques collectives »11
.
Enfin, le design-thinking est un processus qui repose sur la pédagogie de l’essai-
erreur ou « test and learn ». Il induit l’expérimentation et donc le risque de se
tromper pour avancer et construire.
«Les professeurs-documentalistes sont à cheval entre deux univers professionnels :
l’enseignement et la documentation. Dans le design-thinking, ces entre-deux sont toujours
intéressants parce qu’ils permettent de faire bouger les lignes, d’introduire de nouvelles idées et
d’essaimer de nouvelles pratiques » [2]. Ils ont inventé de nouvelles pédagogies avec une forme
d’autorité et d’évaluation différentes. Ils ont testé avant l'heure les classes mutuelles, inversées,
coopératives ou accompagnées… Le cours d’un documentaliste est toujours un prototype qui
est testé. Le procédé itératif est inclus dans sa pédagogie : sa séance est réécrite en fonction de
la discipline du professeur avec lequel il travaille, le niveau des élèves qu'il forme ou le lieu où se
déroule la séance, du CDI à la salle de classe.
Le CDI est aussi le lieu du numérique, de la recherche et de la sérendipité. C’est le lieu du
changement de l’accès à la culture. C'est le lieu où l'on cherche à expérimenter des réponses à la
problématique actuelle : « Comment passer d’une culture professionnelle axée sur un produit (le
livre) à une culture professionnelle axée sur les services et visant à améliorer l’expérience des
utilisateurs ? »12
.
Le design-thinking est un état d’esprit13
, celui du lâcher-prise et de l’optimisme : on ne
regarde plus les choses avec les lunettes du professionnel et on ne sait pas tout.
Convaincu que des problèmes naîtront les solutions, des échecs se construiront les
réussites et des difficultés et imperfections, se dévoileront des pistes innovantes, le prof-doc «
designer » est juste confiant dans l’autre et dans ses talents
Equipe des TraAM de Montpellier
Véronique GARDAIR - Enseignante documentaliste au lycée Jacques Ruffié de Limoux
Coordinatrice des TraAM-Doc de Montpellier
10
LAMOUROUX, Mireille. Entretien avec Bruno Devauchelle, professeur associé à l'université de Poitiers, chargé de Mission TICE à
l'UCLy et membre du laboratoire Techne . Savoirs CDI, 2013 [en ligne]. Disponible sur
https://www.reseau-canope.fr/savoirscdi/centre-de-ressources/reflexion/learning-centres-vs-centres-de-connaissances-et-de-
culture/conclusion.html#contenu (consulté le 09/03/2018)
11
GUILLOU, Michel. Le numérique, renouvellement et diversification des pratiques pédagogiques et éduc. : Sous le numérique, la
pédagogie ?, 2015 [en ligne]. Disponible sur https://forum.ecolenumerique.education.gouv.fr/users/michel-guillou (consulté le
25/02/2018)
12
MULOT, Hélène., CARBILLET, Marion. Op. cité.
13 JEANTROUX, Isabelle. De la suite dans les idées ou le design-thinking en bibliothèque. Bulletin des bibliothèques de France (BBF),
2017, n° 1 [en ligne]. Disponible sur http://bbf.enssib.fr/tour-d-horizon/de-la-suite-dans-les-idees-ou-le-design-thinking-en-
bibliotheque_67425 (consulté le 24/02/2018)