La preuve que Colomb apporte du lien entre couvert forestier et précipitations est la suivante : il savait « par expérience » qu’il en avait été de même auparavant « aux Canaries, à Madère et aux Açores » mais que depuis que l’on y avait coupé les arbres « qui les encombraient il ne se génère plus autant de nuages et de pluie qu’avant ».
Si Christophe Colomb a effectivement posé les premiers jalons d’une théorie du changement climatique d’origine humaine, deux questions restent en suspens : pourquoi s’en préoccupe-t-il et d’où lui vient cette idée ?
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Le changement climatique, l'autre découverte de Christophe Colomb
1. Le changement climatique : l’autre découverte de Christophe Colomb
PS : il s’agit de la version française d’un article paru dans El Pais le 12 juin 2016
http://elpais.com/elpais/2016/06/09/ciencia/1465489189_275680.html
En juillet 1494, lors de son second voyage, la flotte de Christophe Colomb
navigue entre Cuba et la Jamaïque sous les pluies diluviennes de la mousson.
L’expédition est en péril : des trombes submergent les cales, corrompant les
provisions et la chaleur étouffante rend la conservation des aliments impossible.
Plusieurs jours durant, le ravitaillement de l’équipage dépend du seul secours des
Indiens. Dans cette situation critique, Christophe Colomb aurait eu la réflexion
suivante : « le ciel, la disposition de l’air et du temps à ces endroits sont les mêmes
que dans les environs » à savoir que « chaque jour, à l’heure des vêpres, apparaît un
nuage avec de la pluie qui dure une heure, quelque fois plus, quelque fois moins, ce
qu’il attribuait aux grands arbres de ce pays ». La preuve que Colomb apporte du lien
entre couvert forestier et précipitations est la suivante : il savait « par expérience »
qu’il en avait été de même auparavant « aux Canaries, à Madère et aux Açores » mais
que depuis que l’on y avait coupé les arbres « qui les encombraient il ne se génère
plus autant de nuages et de pluie qu’avant ».
Si Christophe Colomb a effectivement posé les premiers jalons d’une théorie
du changement climatique d’origine humaine, deux questions restent en suspens :
pourquoi s’en préoccupe-t-il et d’où lui vient cette idée ?
Le climat des Caraïbes revêt une importance fondamentale pour Colomb
puisqu’il doit rassurer ses lecteurs et ses patrons (Isabelle et Ferdinand) quant à
l’habitabilité de territoires situés dans la « zone torride » --supposée vide d’hommes--
de la géographie antique. En dépit des comptoirs portugais d’Afrique, l’habitabilité de
la zone torride demeure problématique pour les intellectuels de la fin du XVe siècle.
Et c’est pour cela que Colomb dans son journal de bord rapporte de très nombreuses
observations sur le climat absolument enchanteur des lieux qu’il découvre sous les
tropiques. La température à Cuba est par exemple décrite comme celle d’une « nuit de
mai en Andalousie ». La Jamaïque est aussi décrite de manière superlative comme
« la plus belle des îles qu’il eut jusqu’alors rencontrées » avec des arbres « immenses
et droits comme des mâts de caraques », des « ports vastes et commodes » et des
« abris excellents ». Mais l’expérience de la mousson trouble l’image des îles
Caribéennes comme espaces sans pareils d’opportunités coloniales. Et c’est pour cela
que la possibilité, la certitude même, d’un changement climatique est invoquée. Ce
qu’il faut comprendre, c’est que l’exploitation du bois –en elle même très profitable--
libérera les îles des forêts qui les « encombrent » ; elle transformera le climat car
les arbres nous dit Colomb « génèrent nuages et pluie ».
2. Deuxième question : d’où Colomb a-t-il tiré l’idée a priori étrange que la forêt
« génère » la pluie ? La théorie climatique du navigateur génois tient à son expérience
directe du premier « choc écologique » de l’histoire. Les îles de Madère et de Porto-
Santo –vierges d’hommes avant l’arrivée des Portugais en 1419— connaissent en
quelques décennies des changements environnementaux brutaux. Madère, « l’île du
bois » devient en quelques décennies le premier centre mondial de production de
sucre. Dans les années 1450, capitaux européens et esclaves africains convergent vers
Madère pour en faire la première économie de plantation de l’histoire. Or la
production de sucre est très énergivore. Vers 1510, un tiers de la surface de l’île avait
été déboisée, en particulier le long des côtes. Faute de bois pour alimenter les
raffineries et aussi du fait de l’appauvrissement des sols, la production sucrière
s’effondre.
En tant que marchand génois établi à Lisbonne dans la décennie 1470,
Christophe Colomb a directement profité du boom sucrier. Mieux, en 1478, il épouse
Felipa Moniz, la fille du conquistador de Porto Santo.
Colomb
est
donc
bien
placé
pour
comprendre
le
bouleversement
environnemental
de
la
colonisation.
Des
anecdotes
contemporaines
soulignent
d’ailleurs
cette
transformation.
Selon
une
chronique
portugaise, le
beau-‐père
de
Colomb,
abordant
l’île
de
Porto
Santo
en
1418,
y
aurait
introduit
des
lapins
qui
auraient
proliféré
tant
et
plus
qu’ils
auraient
rendu
l’agriculture
impossible.
Un récit en particulier a dû nourrir la
réflexion climatique de Colomb : il concerne l’île de Fer (la isla de Hierro), à savoir
l’île la plus occidentale de l’archipel des Canaries. Cette île symbolise alors les
confins du monde connu. Point zéro des navigateurs et des cosmographes, l’île de fer
était également célèbre pour abriter à son sommet un arbre prodigieux, l’arbre saint
(el arbol santo), arbre qui aurait eu la propriété d’attirer les nuages et de les condenser
en pluie.
3. Figure
1
:
L’arbre
saint
in
Théodore
de
Bry,
Peregrinationes…,
1593,
vol.
6,
p.
28
La légende voudrait que les indigènes Guanches connaissaient une source céleste, un
arbre prodigieux (le « garoé » en langue Guanche) les approvisionnant en eau. Le
secret aurait été bien gardé jusqu’à ce qu’une femme Guanche éprise d’un soldat
espagnol ne le révèle aux conquistadors. En réalité, dès la première expédition
normande de 1402, les chroniqueurs franciscains qui l’accompagnent soulignent la
présence d’arbres extraordinaires « qui tousiours degoutent yaue belle et clere qui
chiet en foces au près des arbres, la millier pour boire que l’en saurait trouver ».
Christophe Colomb qui ravitaille ses expéditions successives dans les Canaries a
forcément pris connaissance de ce prodige très fameux à la fin du XVe siècle et il en
aura probablement inféré l’effet asséchant de la déforestation.
La théorie colombienne du changement climatique par la déforestation semble
avoir été généralement acceptée par les premiers colons espagnols en Amérique.
Selon Fernandez de Oviedo, un important administrateur, écrivant de Saint-Domingue
en 1548, l’amélioration du climat n’est plus un simple espoir, mais un constat avéré :
il s’en est entretenu avec des « hommes doctes » et des « indigènes » et explique avoir
acquis la certitude que « ces terres foulés [Hispaniola] et habitées par les chrétiens
depuis 1492 sont très changées et le sont chaque jour davantage […] leur constitution
est plus tempérée et il y fait moins chaud », et ajoute-t-il : « en cela tous les Espagnols
qui vivent ici depuis quelque temps concourent… dans tous les villages de cette île,
on observe tout cela et on en discute beaucoup ».
Au XVIe siècle, les discours espagnols sur le climat du nouveau monde sont
presque toujours liés à des questions de souveraineté et de droit. Ils portent en fait
4. moins sur la nature des lieux conquis que sur la légalité naturelle de leur conquête.
Aussi, le fondement de l’amélioration climatique selon Oviedo est politique : le
refroidissement est dû, écrit-il, à « la souveraineté espagnole qui rend docile (domar)
et adoucit (aplacar) ces régions et leur rigueur, tout comme elle rend docile les indiens
et les animaux qui les habitent ». Le changement climatique reflète et sanctifie le
passage d’une souveraineté à l’autre : si aux premiers temps de la conquête
Hispaniola était si chaude et humide c’est qu’elle avait été possédée « depuis tant de
temps par des peuples sauvages », c’est que « ni foulée ni labourée […] les forêts
augmentaient sans cesse », et que « ses chemins, très rares, étaient comme des sentiers
de lapins ». L’absence d’une domination sur une nature laissée à elle-même invalidait
les prétentions indiennes à la souveraineté. Le changement climatique était en fait un
argument providentiel en faveur du règne global de Charles Quint.
Jean-Baptiste Fressoz est chercheur au CNRS. Il va publier avec Fabien Locher Le
climat fragile de la modernité, Paris, Le Seuil, 2017 dont ce passage est extrait.